Autour de Franz Kafka

Pour le centenaire de la mort de Franz Kafka, retour sur deux documentaires consacrés à l’écrivain.

À l’occasion du centenaire de la mort de Kafka, nous vous proposons un article sur deux films documentaires à retrouver sur la plateforme Les yeux doc :

Le mythe Kafka de Karel Prokop, avec Max Brod, Věra Saudková, Marthe Robert. Musique de Vojtěch Saudek.

Qui était Kafka ? de Richard Dindo, avec Ekkart Alexander Wachholz, Carl Achleitner, Irene Kugel, Peter Kaghanovitch, Hana Militka, Renata Stachovicz-Brycka et la voix de Sami Frey. Musique : Maurice Ravel, Hebraisches Lied chanté par Olga Cesková et un chant dans la synagogue espagnole de Prague interprété par Kateryna Koltsova-Tlusta.

« Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine »

Incipit de La Métamorphose de Franz Kafka.
Traduction d’Alexandre Vialatte, Nouvelle revue française, 1928.
Photo illustrant le documentaire Le mythe Kafka.
Photo d’identité du passeport de Franz Kafka © DR

Prologue

Cent ans après sa mort, survenue le 3 juin 1924 à l’âge de 39 ans et 11 mois des suites d’une tuberculose laryngée, Franz Kafka reste un écrivain singulier dans l’histoire de la littérature du 20e siècle et une référence pour nombre d’écrivains qui ont salué son importance dans la modernité, voire son génie avant-gardiste ; parmi eux, Nathalie Sarraute, Vladimir Nabokov, Milan Kundera.

Pour mémoire, c’est lors de l’exposition Le siècle de Kafka organisée en 1984 par le Centre Georges Pompidou (en coproduction avec la Fondation Transculturelle Internationale et avec le concours de la Bibliothèque publique d’information), que fut tourné le documentaire (vidéo-entretien) Le siècle de Kafka, par Maurice Dugowson. Maurice Nadeau y présente une série d’interviews réalisées à l’occasion de l’exposition où des personnalités littéraires et artistiques dont Eugène Ionesco, Pierre Boulez, Jean-Louis Barrault, Pierre Bourdieu, Hélène Cixous, Félix Guattari, Vojtěch Saudek, Roland Topor (etc) parlent de l’importance et de la signification que revêt pour elles l’œuvre de Kafka. Le dossier de cette exposition de presse est également accessible.

En France, c’est Alexandre Vialatte (1901-1971), écrivain, critique littéraire et traducteur qui, le premier, le fit connaître en traduisant Le Procès et Le Château, publiés respectivement aux éditions Gallimard en 1933 et en 1948. Depuis lors, d’autres traducteurs-philologues (et vice-versa) se sont attelés à la tâche de restituer en français la langue à la fois fluide et précise à l’extrême de Franz Kafka.

Une enquête biographique titanesque a été entreprise pendant une trentaine d’années par Reiner Stach, éminent spécialiste de Kafka. Cette somme biographique a été publiée en allemand entre 1996 et 2014. La traduction en français, confiée à Régis Quatresous, a été publiée aux éditions du Cherche midi entre 2023 et 2024 (T.1 : Le temps des décisions ; T.2 : Le temps de la connaissance ; T.3 : Les années de jeunesse). Le temps des décisions a obtenu le prix de l’essai Les Inrockuptibles en 2023. En trois volumes à l’écriture alerte, cette biographie érige un monument où semble ne manquer aucune pierre. Ce travail magistral a servi de source principale au scénario de la série télévisée germano-autrichienne en six épisodes, Kafka, écrite par Daniel Kehlmann et réalisée par David Schalko. Présentée au programme du Berlinale Series Market  en février 2024 dans le cadre de la Berlinale 2024, elle a vu son premier épisode projeté en avant-première le 4 juin 2024 au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris.

Franz Kafka (1883-1924) : quelques mots pour un centenaire

Les deux films documentaires que propose la plateforme Les Yeux doc ne sont pas récents. L’un fut diffusé à la télévision française le mercredi 20 septembre 1995 (après la Révolution de Velours en Tchécoslovaquie) et l’autre fut produit en 2005. Complémentaires, ils tentent, chacun à leur manière, de dessiner un portrait de l’écrivain, d’approcher l’homme et son œuvre. 

Une biographie documentée : Le mythe Kafka

Le mythe Kafka est le numéro 38 de la collection Un siècle d’écrivains dirigée par Bernard Rapp (1945-2006, journaliste, réalisateur, écrivain, dialoguiste). Cette série de 257 documentaires consacrée aux écrivains majeurs du 20e siècle a été diffusée sur la chaîne publique France 3, du 4 janvier 1995 au 8 février 2001.

Le réalisateur du Mythe Kafka, Karel Prokop, est un cinéaste pragois, né Karel Zámečník dans les années 1940. Emprisonné en Tchécoslovaquie, État communiste, puis exilé politique en France à la fin des années 1960 (juste avant le printemps de Prague en 1968), il a construit, pas à pas, une riche carrière de documentariste à la télévision notamment. Passionné de plongée sous-marine, il a fait pour TF1 un portrait du commandant Jacques-Yves Cousteau sur son bateau, la Calypso. Il est le réalisateur du Vieil homme et le désert (1988) qui fit connaître du grand public le scientifique explorateur et humaniste Théodore Monod (1902-2000).

Le mythe Kafka, qui respecte la chronologie de la vie de l’auteur, est une introduction à la personnalité complexe et paradoxale de l’écrivain. Kafka était partagé entre deux langues (l’allemand et le tchèque) et trois cultures (allemande, tchèque et juive) ; nul ne connaîtrait l’ampleur et l’originalité (parfois visionnaire) de son œuvre sans la volonté de son meilleur ami et confident Max Brod (1884-1968). 

À deux reprises, Brod sauva de la destruction les écrits de Kafka : après sa mort en 1924 et au moment de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les nazis en 1939. Le documentaire repose en grande partie sur des images d’archives et quelques plans tournés dans la Prague contemporaine où vibre la présence fantomatique de Kafka. On y découvre les ambivalences de l’écrivain face à l’amour, au travail « alimentaire » de fonctionnaire au service juridique des accidents du travail d’une compagnie d’assurances, face à l’écriture, à sa relation conflictuelle au père, mais également son impossibilité de quitter Prague (« la petite mère a des griffes ») et l’appartement parental. Son dernier amour, Dora Diamant (1900-1952) qu’il rencontra l’été 1923 sur les bords de la Baltique, fut la seule femme avec laquelle il vécut et quitta Prague pour Berlin un temps (court).

Une place prépondérante est accordée à la Lettre au père (droit d’inventaire, réquisitoire)écrite en 1919, jamais parvenue à son destinataire car interceptée par la mère. Kafka décrit dans cette missive de plusieurs dizaines de pages le comportement paternel autoritaire, effrayant et dominateur, source principale de ses maux (selon lui), et clé de voûte de son œuvre (selon Prokop et d’autres exégètes). 

Deux interventions de la critique littéraire et traductrice Marthe Robert (1914-1996) – auteure, entre autres, de Seul, comme Franz Kafka publié en 1979 chez Calmann-Lévy – expliquent la coexistence entre monde chrétien et monde juif à Prague comme dans l’esprit de Kafka, tout en soulignant la situation inextricable de l’écrivain face à la littérature, passion et supplice à la fois, dont il ne peut se déprendre et à laquelle il sacrifiera tout, surtout lui-même. Marthe Robert valorise la capacité extraordinaire de Kafka à se défaire de lui-même et son aptitude à être les choses les plus dérisoires. Ainsi parvient-il peut-être à dire la vérité qui, cependant, se dérobe sans cesse. 

Des images d’archives montrent des extraits d’interviews de Max Brod et Věra Saudková (1921-2015), nièce de Kafka. Sa mère, Ottlá, comme les deux autres sœurs de Franz et bien d’autres membres de la famille Kafka furent exterminés dans les camps de concentration nazis, victimes de la Shoah. « Quarante-cinq personnes de la famille de Kafka furent déportées. Personne n’est revenu » peut-on entendre dans le film. Ottlá, la petite sœur préférée de Franz est morte à Auschwitz. Milena Jesenská, sa traductrice en tchèque, est morte à Ravensbrück. La musique du documentaire est l’œuvre de son petit-neveu, Vojtěch Saudek. La voix off qui prend en charge les écrits de Kafka est assurée par Karel Prokop. Rythmée par son accent tchèque, elle est un pont symbolique entre Paris et Prague, un retour à sa ville natale.

Photo du documentaire Qui était Kafka ?.
Qui était Franz Kafka © Les Films d’ici.

Un film-essai : Qui était Franz Kafka ?

Richard Dindo, réalisateur d’une quarantaine de documentaires, est un amoureux de la littérature avec une prédilection pour les écrits autobiographiques. Né à Zurich en 1944, il connut très peu son père et fit des écrivains ses éducateurs et initiateurs. Le projet de Qui était Kafka ? repose sur des textes autobiographiques (Le Journal et les Lettres de Kafka) ainsi que sur ceux de proches. Ces témoins, à savoir trois amis (Max Brod, Gustav Janouch, Max Pulver) et trois femmes amoureuses (Felice Bauer, Milena Jesenská, Dora Diamant), tous disparus, sont incarnés par des acteurs. Les comédiens sont ainsi les messagers des morts. La langue allemande revêt différentes nuances et accents puisqu’ils sont allemand, suisse, autrichien, tchèque. Ces grains de voix variés participent de la reviviscence de Franz Kafka. Chaque intervenant, filmé face caméra, s’adresse directement au spectateur et dit sa vérité sur ce qu’il a vécu, partagé, découvert, ressenti, enduré parfois, en côtoyant Kafka. Ces monologues sont le fruit d’une sélection dans les écrits des uns et des autres, sauf celui de Felice (re)créé à partir des lettres de Franz. Richard Dindo inscrit les visages des acteurs/messagers en surimpression des lieux, leur conférant une aura de revenants, une présence surréelle. Prague et ses ruelles, les sanatoriums, la campagne, tous ces espaces vides, sont propices au surgissement des êtres du royaume des morts et au travail de mémoire qui hante Dindo.

« En tant que cinéaste, je suis un biographe et un travailleur de la mémoire. Je considère le cinéma documentaire comme « un art de la biographie ». Au cours des années, j’ai tourné plusieurs films sur des écrivains. J’ai toujours pensé que l’écrivain est la personne au monde dont on peut comprendre le mieux « la vérité intime », grâce à son écriture souvent autobiographique… [Kafka] a peut-être écrit les plus belles lettres de l’histoire de la littérature, avec celles de Gustave Flaubert dont il était un grand admirateur. »

Richard Dindo in Qui était Kafka ?, texte de 2005.

Sur quelques photographies apparaissent des passants pragois, des habitants du ghetto, figés dans les images d’archives. La musique, une mélodie hébraïque composée par Maurice Ravel en 1910 ainsi qu’un chant a capella résonnant dans la synagogue espagnole de Prague participent au tragique de l’œuvre, des lieux et de l’histoire des Juifs d’Europe au 20e siècle. La voix de Sami Frey donne chair, en français, aux écrits de Kafka. Par sa diction, par son engagement à dire et transmettre les mots de l’autre, par la musique de sa voix et la rythmique apportée par ses silences, chaque acteur nous aide à comprendre qui était Franz Kafka selon la vision qu’en a Richard Dindo. Les voix des messagers des morts guident les spectateurs que nous sommes vers l’aphorisme de Paul Celan : « Le poème : la trace de notre souffle dans la langue » (« Das Gedicht : die Spur unseres Atems in der Sprache », cité en notes par Daniel Heller-Roazen dans Écholalies, essai sur l’oubli des langues, Seuil, 2007). Parfois, Sami Frey reprend avec son timbre si particulier des morceaux de phrases, sortes de refrains ou de suppliques qui hésitent elles aussi, comme la poésie, entre sons et significations.

Si Le mythe Kafka est un préambule à l’œuvre de Kafka, Qui était Kafka ? est une plongée dans son écriture exigeante à l’extrême, acribique, et une démarche originale, un cheminement vers son intériorité faite de conflits, de culpabilité, d’autodénigrement et d’humilité excessive, de souffrance face aux sautes d’inspiration qui induisent l’inachèvement de son œuvre et une masse colossale de fragments.

Écrivain nocturne et insomniaque, parfois jusqu’à la transe, Kafka est, selon Marthe Robert, un « possédé de l’art ». « … la veille de sa mort au sanatorium de Kierling près de Vienne, il corrigeait encore les épreuves de ses derniers récits » (Marthe Robert, Franz Kafka (1883-1924) Procès de la littérature).

 «… Tout ce qui n’est pas la littérature m’ennuie et je le hais, même les conversations sur la littérature. »

Marthe Robert in Franz Kafka (1883-1924) Procès de la littérature.

Isabelle GRIMAUD

Bandes annonces

Le mythe Kafka

Qui était Franz Kafka ?

Le mythe Kafka – Réalisation : Karel Prokop – 48 min – 1995 – Production : AMIP, France 3.

Qui était Franz Kafka ? – Réalisation : Richard Dindo – 1h 37 min – 2005 – Production : Les Films d’Ici, Arte France, Lea Produktion, SF Schweizer Fernsehen – Distribution : Les Films d’ci.

Publié le 04/07/2024 - CC BY-SA 4.0

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