Ziyara
de Simone Bitton

Sortie en salles le mercredi 1er décembre 2021.

Ziyara est un mot arabe qui signifie « la visite aux saints », pratique populaire partagée par les musulmans et les juifs du Maroc. Simone Bitton entreprend sa ziyara, nous offrant un road-movie de sa rencontre avec les gardiens musulmans de la mémoire juive.

Ziyara© JHR films

L’avis de la bibliothécaire

Simone Bitton est une cinéaste franco-marocaine née à Rabat dans une famille juive ayant émigré en Israël en 1966. Elle est l’auteure d’une quinzaine de documentaires pour le cinéma et la télévision. Son œuvre s’appuie sur différentes écritures : le film d’archives (Palestine : histoire d’une terre), la biographie politique (Ben Barka, l’équation marocaine), le portrait d’écrivain (Mahmoud Darwich : Et la terre, comme la langue) et de musiciens avec une trilogie égyptienne (Oum Kalthoum, Farid Al Atrache, Mohamed Abdel Wahab), l’essai cinématographique (Mur), l’enquête (Rachel). Mur (2004), qui suit le début de l’édification du mur de séparation entre Israël et la Palestine, marque un tournant dans le travail de Simone Bitton. Non seulement il est son premier film de cinéma réalisé en 35 mm mais aussi celui où sa voix, pour la première fois audible à l’écran, est un personnage à part entière.

Une femme et son voyage très personnel

Ziyara  n’est pas un retour au pays natal, car Simone Bitton vit entre Paris et Rabat depuis plus d’une quinzaine d’années. Ziyara est un voyage très personnel, « un pèlerinage profane », dans nombre de lieux du Maroc qui témoignent de la présence juive dans ce pays depuis des siècles, voire des millénaires. Cette présence tend à devenir une peau de chagrin avec les ruptures constituées par les fortes vagues d’immigration, vers Israël ou d’autres pays, initiées dès 1950 et réactivées après chaque conflit israélo-arabe.

Les différentes étapes du périple, du road-movie, sont des cimetières juifs, des synagogues, des sanctuaires, deux musées, une école, l’échoppe d’un écrivain public, la boutique d’un antiquaire, un cinéma désaffecté. Les saints visités sont, explique la réalisatrice dans un entretien, « des sages, des guérisseurs, des soufis ou des kabbalistes, des figures protectrices et légendaires. Leurs tombeaux, souvent surmontés de coupoles, parsèment le paysage. Parfois il n’y a pas de tombe, le saint est dans une source ou au pied d’un arbre, en bord de mer, dans une grotte ou dans un rocher. J’ai lu chez les anthropologues qu’il y avait plus de 650 saints juifs au Maroc, et parmi eux plus de 150 saints partagés, c’est-à-dire vénérés à la fois par les juifs et les musulmans ».  Ce partage de croyances est à l’origine du film, qui explore les paysages du Maroc en quête de traces laissées par les juifs non seulement dans les pierres et les lieux mais aussi dans les mémoires de ceux qui en sont les gardiennes et les gardiens. Musulmans, souvent pauvres, très croyants, ils entretiennent un rapport authentique avec les lieux sacrés juifs dont ils ont reçu la charge par héritage familial ou par contrat avec des juifs. Ils peuvent décrire et expliquer les rituels, retrouver les tombes, situer les murs, les entrées et les maisons des mellahs (quartiers juifs des villes et villages) dont certains, dans les montagnes, sont des ruines accrochées à l’ouvert du ciel traversé de nuages. À leur contact, par le dialogue engagé dans une langue commune, le respect et la bienveillance dont ils font preuve, Simone Bitton va retrouver les gestes des femmes de sa famille, mère, tantes et ancêtres. Ainsi s’inscrira-t-elle dans une spiritualité hybride faite de croyances populaires où peuvent se coudoyer sans heurts judaïsme et islam.

Ziyara, un film de rencontres

Ziyara est à la fois un road-movie et un film de paroles. Simone Bitton pérégrine en camion sur les routes et les chemins du Maroc. Les sites, souvent très beaux, sont parfois isolés au cœur de l’Atlas. Chacune de ses haltes repose sur une, voire deux rencontres. Les gardiennes et les gardiens, à une ou deux exceptions près, se nomment et indiquent d’où ils sont originaires dès le début de la séquence qui leur est consacrée. Aucun lieu n’est laissé au silence des images qui confinerait à la contemplation stérile. Le voyage se double du retour d’une langue refoulée :

« Alors que j’avais commencé les repérages en parlant en français ou en m’aidant d’un traducteur, soudain la langue de l’enfance qui était enfouie au fond de moi-même m’est revenue aux lèvres, et je me suis mise à parler en darija, le dialecte arabe marocain que je croyais avoir oublié ».

Cette langue-toit, vernaculaire, parfois truffée de mots français, est un lien très fort qui unit la filmeuse et les filmés. Rapprochement essentiel, elle est peut-être la clé la plus précieuse qui permet aux cœurs de s’ouvrir, d’exprimer la perte et la nostalgie. Des séquences montrent des larmes qui viennent aux yeux et restent à la gorge de gardiens de sanctuaires ou de témoins âgés du départ des juifs du Maroc. La tristesse, le regret s’expriment par l’émotion à la fois humble et contenue. Simone Bitton répondra à ce sentiment de nostalgie, à cette blessure, par deux fois en français en commençant sa phrase par : « ça me touche beaucoup que tu… ». Ce décrochage du darija est-il sa manière d’exprimer des sentiments très profonds, sa propre déchirure, tout en les mettant à distance ?

Le français, l’anglais et l’hébreu font aussi partie du concert linguistique du film. Si la langue hébraïque n’est entendue qu’une seule fois lors de la fin d’une prière dans un sanctuaire, le français comme l’anglais servent aux échanges avec des intellectuels. Zohr Rehihil, conservatrice musulmane du Musée du judaïsme marocain de Casablanca (seul musée juif en région arabe) est filmée lors d’un soin apporté à un Sefer Torah où est manifeste son rapport à la fois culturel et cultuel au Livre. 

Fouad Abdelmoumni, compagnon de route et de détention d’Abraham Serfaty (1926-2010), définit, dans le cimetière juif de Casablanca sur « la tombe du détenu marocain le  plus célèbre du XXème siècle »,  l’engagement politique laïc des années 1960-1970 comme l’affirmation d’un « dépassement des identités fermées, des appartenances archaïques et des référents religieux ». Il affirme en outre : « La judaïté marocaine ne peut pas être considérée comme quelque chose d’extérieur. C’est une partie de notre héritage collectif ». Fouad évoque et qualifie le départ des juifs : « cette hémorragie de la communauté juive est une blessure qui nous a laissés extrêmement appauvris en matière d’altérité ». Ce que les gardiennes et gardiens des sanctuaires disaient avec leurs mots et leurs larmes ravalées, l’intellectuel le théorise.

Le chercheur Aomar Boum, originaire d’une petite oasis au sud du Maroc, professeur d’anthropologie à l’Université California Los Angeles, s’exprime en anglais dans une synagogue restaurée d’Essaouira destinée à être un lieu de culte et aussi antre de recherches libre et ouvert d’esprit. Boum affirme que l’expérience juive marocaine n’est pas unique en terre d’islam et qu’il y a, au Maroc, « une sorte d’appropriation de cet héritage, de cette mémoire qui est en train d’intégrer la mémoire musulmane. ». Il achève son intervention par une réflexion qui est à l’œuvre et à l’ouvrage dans tout Ziyara : « Qui sont aujourd’hui les gardiens de cette mémoire juive ? Tous des musulmans ! Voyez ces mausolées et ces cimetières qui, depuis des décennies, sont protégés par des gardiens musulmans. C’est un récit d’espoir dans un monde rempli de haine, de xénophobie, d’islamophobie et d’antisémitisme ». Simone Bitton filmera de loin, dans le cimetière juif d’Essaouira au-dessus de l’océan, son geste de recueillement sur la tombe de l’écrivain, poète et essayiste Edmond Amran El Maleh (1917-2010) auquel elle consacrera son prochain film.

« Le verbe voir sert à mesurer la distance. Le verbe regarder déclenche le désir de rapprochement » Erri De Luca, Le Tour de l’oie

Simone Bitton réalise un road-movie. Le déplacement y est essentiel. Présent et passé sont inscrits dans le paysage. L’histoire, subtilement vécue ou revécue dans le présent du filmage, est racontée par les lieux et les personnes rencontrées. Les témoignages ne sont pas fragmentés. Regarder pour un·e cinéaste, c’est cadrer. Cette attention est manifeste dès la première séquence où la réalisatrice veut poser exactement sa caméra là où la photo d’un mausolée juif fut prise des dizaines d’années auparavant. La chose sera accomplie lorsqu’elle élargira le cadre de la photo avec sa caméra pour qu’apparaissent dans le champ le sanctuaire juif et le minaret d’une mosquée un peu plus en profondeur. « Le désir de rapprochement » est explicite, manifeste. La précision de chaque plan du film s’inscrit dans une durée qui donne au spectateur le temps de noter des détails, de comprendre plus avant, de se familiariser avec le récit des protagonistes, d’appréhender avec plus d’intensité la réalité métissée des croyances populaires, de percevoir la subjectivité de Simone Bitton.

Dans Ziyara, Simone Bitton, qui nous a enchantés par ses recherches d’archives filmées dans des œuvres précédentes, n’en utilise aucune. « Les archives institutionnelles coloniales sont de surcroît déplaisantes tant les clichés orientalistes et antisémites y sont marqués…Après quelques recherches, j’ai très vite préféré utiliser des photographies de manière parcimonieuse et ciblée. Les photos renvoient exactement aux lieux de tournage, elles sont prises par des juifs, souvent au sein de leur propres famille ou par des photographes locaux musulmans qui accueillaient juifs et musulmans dans leur studios ». Ces photos, dont deux au moins appartiennent à la collection privée de Simone Bitton (une de sa mère souriante en robe traditionnelle de mariée et une autre de son père monté à la Torah à côté d’un rabbin), ont la valeur de viatiques. Elles sont bien des provisions pour le voyage. Elles nourrissent ceux qui les regardent, permettent l’émergence des souvenirs, le déploiement de la mémoire, l’affleurement de l’émotion.

Regarder, désirer se rapprocher, c’est aussi créer des passerelles entre l’image et le son. L’orchestre des langues parlées dans le film se double du frémissement des lieux : le bruit du camion sur les routes ou dans les cahots des chemins, les insectes qui bombinent, le vol de corbeaux dans une vallée encaissée de l’Atlas, le son rauque de leurs croassements, le clapotement de la pluie, le ruissellement d’une source… Dans cet univers sonore seuls deux morceaux de musique sont entendus. L’un, interprété par la chanteuse marocaine de musique classique arabo-andalouse Amina Alaoui, accompagne des plans du mellah de Rabat. L’autre, interprété par Oum El Ghaït Benessahraoui se déploie dans le générique de fin. Intitulée Mansit (Je n’ai pas oublié), cette chanson en darija parle de racines, de mémoire, de douleur et de douceur.

Tout pèlerinage, tout voyage, tout road-movie est une quête. Dans cette expérience singulière, Simone Bitton a pu vivre son identité multiple et trouver ce qu’elle dit être « une consolation ». Dans un monde où partout des murs sont érigés, Ziyara montre que des ponts ont existé, existent encore et existeront peut-être.

Bande annonce :

Rappel :

Ziyara – Simone Bitton – 2020 – 1 h 39 min – Production : Ciné-Sud Promotion (France), La Prod (Maroc), Novak Prod (Belgique) -Distribution : JHR Films

Isabelle Grimaud

Publié le 30/11/2021 - CC BY-SA 4.0

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