Welfare
de Frederick Wiseman.

Sortie en salles le mercredi 5 juillet 2023.

Restauré en 4K par Frederick Wiseman lui-même, Welfare (1973) sort pour la première fois au cinéma en France cinquante ans après sa réalisation. Au même moment, une adaptation du film est portée au théâtre par Julie Deliquet et sera présentée dans la cour du Palais des Papes à l’occasion du Festival d’Avignon 2023.

Photo du documentaire Welfare.
Welfare © Météore films

L’avis du bibliothécaire

Welfare désigne le bien-être en anglais mais surtout les mécanismes d’aide sociale apparus aux États-Unis en 1935 après la Grande dépression. La loi fédérale du Social security act instaure alors une assurance sociale visant à corriger les inégalités entre les Américains. En 1964, le Président Johnson dans un discours resté célèbre, déclare la « guerre contre la pauvreté ». Le Congrès vote l’année suivante la création du programme Medicaid, pour les familles les plus défavorisées et Medicare, pour les personnes handicapées ou âgées de plus de 65 ans. Les critères d’éligibilité et le niveau de prestations sont laissés à l’appréciation de chaque État américain. 

Quelques années plus tard, l’état des finances publiques américaines après les dépenses consécutives à l’engagement militaire au Vietnam se dégrade très largement et menace les programmes d’assurance sociale. En 1973, la construction du World Trade Center s’achève à Manhattan, mais New-York ne parvient plus à financer sa dette sur les marchés financiers. En 1975, la ville est déclarée en faillite, incapable de faire face à ses dépenses courantes, dont ses nombreux programmes sociaux. 

Tourné dans le Centre social de Waverly à Manhattan, situé au 12 de la 14ème rue entre Greenwich et East village, nombreux sont les habitants à faire des heures de queue pour obtenir, ici un chèque pour une aide alimentaire, là une allocation pour payer le loyer.

Welfare peut être considéré comme la synthèse d’un premier cycle de films inauguré par Titicut follies en 1967. Welfare condense certaines figures aperçues dans les films précédents de Frederick Wiseman. À Waverly, la violence des normes et des procédures prédomine, tout comme dans les grandes institutions de la société américaine filmées par Wiseman pendant cette première période : l’Asile (Titicut follies), l’Hôpital (Hospital), l’École (High school), la Justice (Law and order, Juvenile court) ou l’Armée (Basic training).

Un théâtre de la résignation

Waverly est un centre où la circulation des visiteurs est régie par des procédures précises. La séquence inaugurale est à cet égard tout à fait significative. Le montage en rafale de portraits pris sous le mode opératoire de la photographie métrique inventée par Alphonse Bertillon, situe l’institution publique clairement du côté de l’ordre, du classement et de la norme. Une caractéristique sur laquelle Wiseman revient en montrant la vaste salle en sous-sol, qui abrite le système de stockage des données. Les fichiers des assurés sont en effet numérisés, dirait-on maintenant, et conservés pour être traités sur de larges bandes magnétiques. Chaque allocataire est une donnée du système social.

Le visiteur doit en premier lieu se présenter à l’accueil pour demander un rendez-vous. La gigantesque salle d’attente du rez-de-chaussée est peuplée de visages abîmés, parfois ravagés, résignés en tous les cas, figures statiques trompant l’attente. Wiseman revient de manière récurrente sur les mêmes visages, comme motif de l’attente, l’expression d’une résignation d’infortune.

Ce premier niveau est un large plateau en open-space. Tout se joue sous le regard de tous. L’intimité des entretiens est totalement absente, mais vaguement préservée par le brouhaha qui règne partout. La promiscuité entre les employés et les demandeurs est généralisée. Ces derniers sont reçus à de minuscules bureaux, encombrés par les nombreux dossiers d’une paperasse littéralement proliférante.

Les autres étages spécialisés, laissent entrevoir une circulation complexe faite de renvois, de retours à l’accueil vers de nouveaux rendez-vous, vers la promesse d’attentes interminables tôt le lendemain matin avant l’ouverture du centre, en ce mois glacial de février 1973.

Ce vaste théâtre de la résignation trouve son acmé dans le discours inspiré de M. Hirsch, incarnant soudain le théâtre de Samuel Beckett : « J’attends depuis cent vingt-quatre jours, depuis que je suis sorti de l’hôpital, j’attends quelque chose… Godot. Mais vous savez ce qui s’est passé dans l’histoire de Godot. Il n’est jamais venu. Voilà ce que j’attends. Quelque chose qui ne viendra jamais. »

Photo du documentaire Welfare.
Welfare © Météore films.

Face à face

Frederick Wiseman filme en plan serré une multitude d’entretiens placés sous le signe de la tension permanente. Chaque personne filmée pendant le mois qu’a duré le tournage, vient pour obtenir de l’argent, parfois dans l’extrême urgence. Le spectateur, très souvent placé du côté de l’employé, écoute et évalue la plausibilité de chaque situation. Chaque demandeur déroule son plaidoyer, exhibant ses pièces justificatives, racontant ses démarches passées. En partant de son expérience personnelle, chaque spectateur peut mesurer la part d’universalité de chaque situation particulière, et la nature radicalement asymétrique du rapport à l’institution sociale. 

Quelles sont les règles d’attribution de l’aide ? Comment parvenir à obtenir le précieux chèque d’urgence ? La complexité des arcanes du Welfare State émerge progressivement du vécu des plus démunis. Rien ne semble joué d’avance. Bien au contraire, le système semble parfois hésitant, impuissant à trancher dans un sens ou dans un autre, et donc tenté en dernier recours et sous la pression des usagers, de sursoir encore et encore.

Ces errements, Wiseman les expose de manière implacable, montrant ceux qui en ont le plus besoin, irrémédiablement renvoyés ailleurs. Waverly évite ainsi scrupuleusement de distribuer l’aide deux fois aux mêmes bénéficiaires ou à des proches. Par peur de ce que les derniers gouvernements appellent en France la fraude sociale ? Waverly préfère en tous les cas « décaisser » le moins possible, sans doute aussi face à la demande grandissante de la part d’une population new-yorkaise, à l’époque gangrénée par la misère et la drogue. Wiseman filme peut-être le point de bascule d’un système qui manifeste ses limites structurelles en matière de correction de la pauvreté.

Frederick Wiseman donne à voir ces escarmouches de manière extrêmement dynamique. Son montage implacablement efficace, transforme le spectateur en témoin attentif des contradictions d’une société aux aspirations profondément égalitaires, mais radicalement corrompue par le racisme, les discriminations et les inégalités.

Julien Farenc

Bande annonce

Rappel

Welfare – Réalisation : Frederick Wiseman – 1973 – 2 h 47 min – Production : Zipporah films – Distribution : Météore films.

Publié le 05/07/2023 - CC BY-SA 4.0

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