Quelque chose des hommes
de Stéphane Mercurio

Stéphane Mercurio fait partie de ces cinéastes qui s’engagent par le choix même des sujets qu’ils ou elles décident de filmer. Prison, précarité, justice, elle filme au plus près des battements du monde avec beaucoup d’humanité et de tendresse. 

Stéphane Mercurio par Capucine de Chabaneix
Stéphane Mercurio par Capucine de Chabaneix

Qu’est-ce qui a motivé le tournage de Quelque chose des hommes ?

Grégoire Korganow, le photographe – que je connaissais bien – avait commencé un travail de portraits de pères avec leurs fils. Il m’a décrit à plusieurs reprises ce qui se déroulait au cours de ces séances photo et ça a déclenché chez moi l’envie de me faufiler et de tenter de saisir ce qu’il m’en racontait. C’était doublement intéressant, pour la cinéaste et pour la femme aussi. Parce qu’évidemment, il chassait toutes les femmes du studio pour installer une intimité avec ceux dont il faisait le portrait. Réussir à me glisser dans cet univers masculin était assez irrésistible. Grégoire avait très peur que ma présence vienne perturber sa relation avec les modèles. J’ai d’abord fait des essais toute seule, sans ingénieur du son, pour ne pas être trop présente. Cette première étape a été importante, parce qu’on s’est rendu compte que personne ne faisait attention à moi et que l’essentiel était ce moment que Grégoire leur offrait, où souvent se jouait quelque chose entre le père et le fils de l’ordre de la réconciliation. Finalement, on s’est dit que ce n’était pas gênant qu’il y ait un ingénieur du son. Du coup, sur les premiers tournages, je n’ai pas de son, ce qui apparaît au début du film et donne une certaine tonalité à l’ensemble. Cela m’a probablement aidé à être davantage dans la poésie, la sensualité, dans ces choses plutôt que dans les mots.

Est-ce que vous avez été surprise par les échanges entre ces pères et fils ?

Oui, surtout que d’habitude je rencontre les gens avant de tourner avec eux : nous faisons connaissance, je prends le temps de faire des repérages. Là, ce n’était pas le cas, j’avais devant moi des gens dont je ne savais rien. Grégoire les avait éventuellement eus au téléphone, avait un peu discuté avec eux, il m’en disait deux mots mais c’est tout. J’étais assez vierge sur ce qui pouvait se passer, à de rares exceptions près, et c’était toujours surprenant. Il y a une partie du tournage que j’ai moi-même déclenchée, parce qu’il fallait finir le film qui a été très long à se fabriquer, plusieurs années. Nous avons dû faire deux journées spécialement pour le film où j’ai été plus à la recherche des personnages. Nous en avons trouvé certains parmi des gens que je connaissais. Dans ce contexte, je savais un peu plus ce qui pouvait se passer, quoi qu’il ne se soit pas toujours passé ce que j’imaginais.

Pendant ce tournage, à quoi avez-vous été particulièrement attentive ?


J’étais attentive aux respirations, à ce qui se retient, à l’émotion, à leur façon de se regarder, de remonter la tête en même temps. C’est assez troublant ce qui se dit du rapport entre eux dans les corps, ce qui dit la distance, la complicité, le malaise. Il y a plein de choses de l’ordre du non-verbal, d’autant plus que, comme ils sont torses nus, c’est encore plus évident.

Voir et revoir votre film génère toujours une forte émotion, à quoi est-ce dû ?


Quelque chose me touchait, m’intéressait dans ce que Grégoire m’avait dit, dans ce que j’ai pu voir des premiers moments que j’ai filmés. Je savais que c’était passionnant, émouvant, troublant, mais je ne savais pas bien pourquoi. Et je crois que je ne sais toujours pas le définir. C’est un film qui m’échappe, qui échappe probablement aussi au spectateur. Il nous renvoie à nos propres rapports à nos parents. Et puis, il y a cette mise à nu des hommes, où tout à coup, parce qu’ils sont torses nus, parce qu’ils sont dans une relation à quelqu’un qui leur est cher, jaillit quelque chose d’assez juste, d’assez vrai, où tombe cette espèce de carapace des hommes. Et cette autre facette qui se révèle et s’offre est peut-être inhabituelle.

Comment ce film s’inscrit-il dans votre œuvre cinématographique ?


Je pense que c’est à la fois un aboutissement et un film qui a fait bascule. Un aboutissement dans le sens où j’avais commencé à utiliser la photo dans À côté, mon premier film sur la prison, avec Grégoire aussi. J’avais fabriqué un dispositif mêlant images fixes et son. J’ai poursuivi avec À l’ombre de la République où j’ai réutilisé ce même principe, un peu différemment. Sur la photo, quelque chose s’est tissé. Et a basculé parce que c’est peut-être le premier film sur lequel je lâche prise, où prime autre chose que l’intellect, où j’accepte qu’un film m’échappe avec beaucoup d’étonnement et de plaisir.

Quel rôle jouent ces photographies dans vos films ?


À côté se passe dans un lieu d’accueil, entre la prison et la vie normale, ces photos permettaient de raconter comment la vie de ces femmes était suspendue entre quotidien et prison. En repérage, je les voyais arriver avec des sacs de linge et de nourriture, elles avaient pris l’avion, le train, le bus, cela me semblait indispensable à raconter, mais comment pouvais-je le raconter sans toucher à la bulle créée dans ce lieu. Il fallait trouver une façon de garder ce temps suspendu, et l’arrêt sur image que fabrique la photo avec du son continu provoque quelque chose de cet ordre-là.

Dans Quelque chose des hommes vous filmez le lien, était-ce un besoin après avoir filmé l’isolement dans les prisons ?

Je pense filmer presque toujours le lien, même en prison, même si ça raconte l’isolement, la dureté. Je filme le lien et ce qui fait tenir debout.

Pourquoi faites-vous des films ?

Je fais des films pour plein de raisons. Cela me permet de rencontrer les autres que je ne rencontrerais pas s’il n’y avait pas cet objet commun. Je fais des films parce que c’est une façon de faire de la politique, d’agir en tant que citoyenne. Je fais des films parce que ça me permet d’être moi. Je fais des films parce que j’ai l’impression de pouvoir changer le monde à chaque film, même si je m’aperçois ensuite que ce n’est pas vrai.

Est-ce que vous continuez à suivre certains personnages de vos films ?

Il y a des gens avec qui je suis toujours en contact. Ceux d’Après l’ombre, je les revois un peu tous, dont un avec qui je me suis particulièrement liée à la fin du tournage. J’ai toujours des contacts avec l’un des protagonistes de mon premier film sur les SDF. J’étais aussi très liée avec Chantal, un des personnages d’À côté, qui est morte il y a deux ans. Il y a d’autres gens qu’on ne revoit pas en raison de l’éloignement ou parce que la relation ne dure que le temps du film, un de mes amis, Christophe Otzenberger, disait  que les tournages, c’est comme les amours de vacances, quelque chose d’affectif et d’intense. Il y a toujours un lien très fort qui se crée avec les personnes que l’on filme, d’autant plus quand ce sont des invisibles. Si je n’écoute pas ces gens qui ont très peu la parole avec intérêt, respect, amour, alors ça ne sert à rien.

Qu’attendez-vous des spectateurs ?

Savoir que des gens voient mes films est assez gratifiant, parce qu’ils font un effort et parce que j’ai l’impression que ce que j’ai voulu dire est compris, que les gens partagent ou pas mon point de vue. J’espère ouvrir une porte sur un univers qu’ils ne connaissent pas ou peu, et mettre en route une réflexion. J’espère toujours que, grâce aux films, les gens se mettent à penser un peu différemment ou éprouvent des émotions.

L’été dernier, vous avez tourné une web série intitulée Les Parisiens d’août, pouvez-vous nous parler de cette expérience ?

C’était très marrant à faire, les contraintes m’amusaient beaucoup. Je m’étais imposé de poster quelque chose tous les jours. J’ai commencé la ballade le 1er août au Parc de la Villette. Je tournais tous les jours pendant trois heures et le lendemain, je reprenais là où je m’étais arrêtée. Et j’ai avancé comme ça tout le mois d’août. Je faisais tout, toute seule : repérer, tourner et monter. Ce qui est agréable et impressionnant, c’est que dans la seconde qui suit la mise en ligne de la vidéo il y a des réactions et  des commentaires. Au début ce sont des gens que l’on connaît, mais assez vite, il y a un nouveau public, une belle interaction. Août 2017 a été le mois d’août le plus studieux de ma vie !

Quels sont vos projets ?

Je viens de terminer un film sur les personnes trans avec Didier Ruiz, le metteur en scène qui intervient dans Après l’ombre. Les films ne se ressemblent pas. Le contexte est très différent, cela se passe en Espagne. L’un vers l’autre est à la fois très pêchu et très désarçonnant aussi. On se rend compte à quel point on voit le monde de façon binaire à travers la question des hommes, des femmes, et quand tout cela se trouble un peu, nous en sommes transformés. Et je suis également sur l’écriture de projets.

Publié le 27/02/2019 - CC BY-SA 4.0

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