Portraits fantômes (Retratos fantasmas)
de Kleber Mendonça Filho.

Sortie en salles le mercredi 1er novembre 2023.

Nettement moins célèbre que les trois villes les plus importantes du Brésil (São Paulo, Rio de Janeiro et Brasília), la capitale de l’État du Pernambouc s’est fait connaître au monde en 2012 grâce à un film de Kleber Mendonça Filho. Le cinéaste réalise avec Les Bruits de Recife (O Som ao Redor), un portrait de sa ville natale qu’il a tourné dans Setúbal, le quartier de ses racines. 

Plus de dix ans plus tard, Portraits fantômes (Retratos fantasmas) est un nouveau retour aux sources à sa ville, mais aussi à sa mère, à sa carrière et à son amour du cinéma et de ses salles. Tout commence avec des souvenirs, des torrents de souvenirs au centre d’un travail qui peut évoquer la démarche de Chris Marker pour Immemory. Marker, cinéaste de la mémoire fantôme, tentait en 1997 une synthèse provisoire de son travail, en explorant la porosité entre souvenirs personnels et mémoire collective.

Photo du documentaire Portraits fantômes.
Joselice Jucá © Cinemascópio

Les souvenirs de Kleber Mendonça Filho font de l’enfance un moment fondateur de sa carrière de cinéaste, placé sous le signe de la créativité, aux côtés de sa mère Joselice Jucá et de son frère Múcio. Cette histoire familiale se situe précisément dans un immeuble d’un étage où la famille s’est installée dans les années 1970. La plage n’est qu’à 250 mètres. La rue est une artère paisible du quartier de Setúbal. Joselice est historienne et travaille sur Joaquim Nabuco et André Rebouças, deux figures du mouvement pour l’abolition de l’esclavage au Brésil. Son frère deviendra architecte et à ce titre remodèlera la demeure familiale, en particulier son toit terrasse.

Pour le cinéaste alors amateur, sa maison est un microcosme qui fourmille d’images très personnelles, puisque le cinéaste y a grandi et y a tourné ses premiers films. Elle est aussi rétrospectivement à l’épicentre de sa ville, témoin des transformations urbaines de Recife. Depuis ses fenêtres, la ville se densifie à la verticale, toujours plus haut. Partout, de gigantesques tours d’habitations s’élèvent, éradiquant progressivement les palmiers de la ville et de son littoral tropical. 

Images fantômes

« Je voulais incorporer un large registre d’images – U-matic, Mini DV, 35mm, Betacam, 4K, iPhone, Super8 et tant d’autres – pour exposer l’hétérogénéité de notre mémoire, fondamentalement non linéaire. » Mendonça Filho tisse un récit kaléidoscopique, où chaque image est un fragment de la gigantesque métamorphose de son environnement intime et historique. 

Comme si sa vie de cinéma accompagnait la croissance de Recife. Comme si sa première vie de cinéaste en chambre grandissait pour sortir de son refuge et découvrir le monde au cinéma. Cette porosité entre la vie du cinéaste, l’histoire des cinémas et celle de la ville de Recife, est une grande traversée riche et inédite.

Dans la première partie, les images tournées par Mendonça occupent une place prépondérante pour évoquer dans la durée la vie de la maison, de la famille et des premiers films. La seconde partie dresse par capillarité la cartographie amoureuse des films découverts dans les différentes salles que le cinéaste a fréquentées à Recife. Celui-ci amalgame alors à ses images toujours plus de fragments d’archives collectés ici et là. 

Dans les deux cas, le récit n’est jamais linéaire. Il cherche à réitérer un chemin intime et collectif profondément ancré, une expérience du souvenir à l’épreuve des images et de leur éphémère qualité. Pour ce faire, Mendonça injecte des « images fantômes » qui viennent créer des accidents narratifs. Elles procèdent par analogie pour mettre en valeur la porosité entre le réel et la fiction, autrement dit la vie et le cinéma. Mendonça aime à plaisanter en affirmant que « les films de fiction sont les meilleurs documentaires ». Il aime à penser que les films documentent des scénarios, rendent tangible un imaginaire qui peut acquérir une valeur documentaire avec le temps. Plusieurs plans de son film Aquarius sont ainsi réemployés pour documenter des interstices urbains aujourd’hui méconnaissables ou disparus. Il n’est pas toujours facile d’identifier ces furtifs fantômes, équivalents sensibles pour Mendonça aux images clés générées par les algorithmes de compression vidéo numérique.

La matière visuelle de Portraits fantômes est donc radicalement hétérogène, coagulant ses archives vidéos avec des extraits de ses films (de fiction), coupures de presse, images industrielles, touristiques, etc. Mendonça n’a de cesse de superposer, altérer, passer d’une époque à l’autre pour mieux replonger dans le passé et revenir au présent. Ce tourbillon narratif qui n’a pas peur de revenir sur ses traces est à la fois perturbant et très stimulant. Qu’elles soient instables, floues, virées, compressées ou piquées, aucune de ces images n’est plus noble qu’une autre. Seul le montage compte. La mémoire est un processus vivant et intime qui se nourrit de l’Histoire et de son langage pour imaginer la suite. On prête à Saint-Augustin ou peut-être à Aristote ce propos : « Sans mémoire, il n’y a pas d’âme » ; « Et sans âme, il n’y a pas d’avenir » ajoute Umberto Eco.

Le cinéaste porte un regard critique sur la conservation du patrimoine de son pays : « Notre culture a de très grandes difficultés à préserver nos images et notre patrimoine. En témoignent les récentes catastrophes de l’incendie du Musée national du Brésil et de la Cinemateca Brasileira. J’ai le sentiment que tous les dix ans, la mémoire du Brésil se « réinitialise » et que nous apprenons toujours les mêmes choses. »

Cinema é a maior diversão (Le cinéma est le plus grand des plaisirs)

Pour sa seconde partie, le montage du film épouse un rythme moins turbulent, pour façonner un récit plus classique dans sa facture. Le cinéaste devient documentaliste et met volontiers en scène sa recherche devant son écran comme aux archives du journal local.

Photo du documentaire Portraits fantômes.
Cinema é a maior diversão, Cinema Veneza © Cinemascópio.

À travers son récit de l’âge d’or des palaces de cinéma de Recife, Mendonça dresse le portrait de sa cinéphilie compulsive. Nous découvrons l’histoire et la vie des grands temples du cinéma à Recife que furent Art Palácio, Trianon, Moderno, Veneza pour enfin évoquer les deux survivants, Cinema São Luiz (Cinéma Saint-Louis) et Teatro do Parque.

La fermeture des grandes salles construites à partir de la fin du 19ème siècle au Brésil fait écho au lent déclin économique de Recife. Le mouvement de fermeture est en fait général et touche très tôt les États-Unis sur le continent américain. Rio de Janeiro connaît le même phénomène ces dernières années. Le luxe d’antan de ces palaces reste néanmoins fascinant. L’inauguration en décembre 1970 du Veneza à Recife offre un spectacle luxuriant, un saisissant voyage dans le temps. L’autoportrait au cinéphile de Mendonça n’est jamais un exercice nostalgique, mais une forme d’urbex avide d’images et curieux des belles ruines du cinéma. 

La distribution des films américains occupe sans surprise une place écrasante dans toutes les grandes salles. Mendonça se rappelle avec délice combien le spectacle lumineux des marquises publicitaires est puissant. Le cinéma est toujours cet art trompeur. Son dispositif lumineux stimule constamment l’imagination. Un seul nom, un seul titre dans la nuit de Recife, peut attiser le désir de cinéma jusque dans la rue, chez le cinéphile comme chez le simple badaud.

Les grandes salles du centre-ville de Recife sont désormais fermées, mais des projets financés par la ville perpétuent l’implantation des salles de cinéma dans son cœur. Inauguré en 1915, le Théâtre du parc (Teatro do Parque) ouvre à nouveau ses portes en 2020 après des années de rénovation. Le cinéma a accueilli l’avant-première du film. Pour les autres, leur mutation épouse les inclinaisons spirituelles du pays. Le recul du catholicisme face aux évangélistes conquérants les transforment à partir des années 80 en nouveaux lieux de culte.

Pour clore son film, Mendonça nous offre un travelling fantôme pour situer la ville dans son développement horizontal, en évoquant le frevo, cette musique de carnaval typique de l’État du Pernambouc. La ville neuve et ses enseignes lumineuses cette fois-ci étrangères au cinéma s’étalent à perte de vue. L’essentiel est pourtant ailleurs dans cette curieuse fable sur le passé et le futur du cinéma. Kleber Mendonça Filho voyage en taxi avec au volant un fantôme facétieux, capable de contrôler sa disparition comme sa résurrection. 

Julien Farenc

Bande annonce

Rappel

Portraits fantômes (Retratos fantasmas) – Réalisation : Kleber Mendonça Filho – 2023 – 1 h 33 min – Production : CinemaScópio filmes – Distribution : Urban distribution

L’Académie brésilienne du cinéma et des arts audiovisuels a choisi Retratos fantasmas de Kleber Mendonça Filho pour représenter le pays aux Oscars 2024.

Publié le 31/10/2023 - CC BY-SA 4.0

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