Menus-plaisirs : les Troisgros
de Frederick Wiseman.

Sortie en salles le mercredi 20 décembre 2023.

Il était une fois une dynastie de cuisiniers sis à Roanne – 20 cours de la République – juste en face de la gare. L’histoire de la famille Troisgros court sur quatre générations et incarne à elle seule une certaine excellence de la haute cuisine française. 

Pour borner cette success story, deux dates suffisent. En 1956, Jean et Pierre, fils de Jean-Baptiste Troisgros, obtiennent leur première étoile au guide Michelin. En 2018, Michel, fils de Pierre Troisgros, fête 50 ans de 3 étoiles Michelin avec sa femme, sa fille, et ses deux fils cuisiniers César et Léo.

À seulement quelques kilomètres de Roanne, la famille a acquis un domaine arboré à Ouches, rénové pour installer son projet le plus ambitieux, un restaurant assorti d’un hôtel, d’un parc et d’un potager. Frederick Wiseman filme la Maison Troisgros comme le centre du monde, l’épicentre d’un écosystème agroalimentaire exemplaire. Profondément ancrée dans un terroir local, la « Maison » attire cependant une riche clientèle étrangère, grâce à la réputation internationale des Troisgros père et fils.

Photo du documentaire Menus-plaisirs.
Menus-plaisirs : les Troisgros © Météore films.

Écosystème

Frederick Wiseman ne se contente pas de filmer une institution et les gestes d’un patrimoine culturel immatériel. Il arpente les contours d’un monde où le terroir alentour converge tout entier vers l’assiette.

Frederick Wiseman accompagne Michel Troisgros en dialogue avec des agrologues choisis pour leurs pratiques éminemment vertueuses. Tous ont en commun une certaine vision de leur métier. Bien plus que des fournisseurs, ils excellent dans leur métier. Leur amour des bonnes choses va bien au-delà d’un label obtenu par une agence de certification. Leur respect des sols, du bien-être animal ou encore de la biodiversité les situe dans une excellence et une exemplarité absolue. Leur goût du détail et leur perfectionnisme ressemblent à la cuisine Troisgros.

Wiseman s’attarde sur les tenants et les aboutissants écologiques autant pour offrir au spectateur une vision plus large, que pour le sortir du huis-clos de la cuisine et du restaurant. Ce contrepoint permet aussi de contempler (trop) furtivement les charmes bucoliques de la campagne roannaise, filmée en ce printemps 2021. Le ton est donc filé tout le long du film, sous le signe de l’harmonie. Harmonie des Hommes avec la nature. Harmonie entre les Hommes, présent ensemble de la préparation jusqu’à l’incorporation (Amen).

« La cuisine, c’est pas du cinéma »

C’est par cette boutade que Michel Troisgros insiste pour dire à quel point le film se rapproche au plus près du réel « en donnant à voir les qualités comme les défauts ». Son fils César souligne l’importance du « travail de mémoire sur la famille et le métier ». Menus-plaisirs ne procède pas de manière linéaire. Wiseman franchit régulièrement les limites de la « Maison » centrale pour aller visiter éleveurs, affineurs, vinificateurs et maraîchers, mais aussi d’autres succursales. La première filiale est la Colline du Colombier, le gîte-restaurant gastronomique ouvert par Léo Troisgros. Nous voyons aussi la Petite Cuisine, le food truck ouvert par César et Léo, mais aussi Le Central du cours de la République. 

La demeure des ancêtres sert d’ailleurs d’écrin à Wiseman pour présenter le père et ses deux fils dans une première séance de « palatestorming ». Tous trois échangent à bâtons rompus sur une recette, manière de saisir le goût de l’innovation qui caractérise la cuisine (française), surtout à son plus haut degré d’exigence. Cette séquence inaugurale trouve son écho plus tard dans le film quand Michel Troisgros arbitre une assiette que son fils César a créée. Ces deux séquences situent l’incontestable position de pater familias de Michel Troisgros et prépare le spectateur à appréhender la tension entre tradition et modernité culinaire.

Filmé en sept semaines avec une équipe réduite de mars à juin 2021, Wiseman n’a gardé que peu d’images du tournage. James Bishop est à nouveau au cadre, assistant image depuis Crazy Horse en 2011. Jean-Paul Mugel est au son, après avoir travaillé avec entre autres Agnès Varda, Wim Wenders ou Claire Denis. Frederick Wiseman a surtout produit et monté son film avec une grande efficacité et une grande précision, dans un souci du détail qui ressemble aux Troisgros et à leur luxueux setting.

Avec la grande cuisine, la dramaturgie est celle de la performance, de la conception à la réalisation, jusqu’à sa réception et sa consommation. L’analogie avec le cinéma saute au yeux. En tous cas, l’idée répétée à la télévision comme au cinéma est que l’on ne peut pas tricher avec le goût : il s’impose de lui-même. Nous savons a contrario à quel point le « goût des bonnes choses » est un apprentissage loin d’être inné, et une injonction plutôt récente. 

Deux moments de bascule n’échappent pas à la caméra, celui de la préparation et de la dégustation. On retrouve en corollaire la dimension démiurgique du créateur, dépendant d’une équipe très qualifiée pour mettre en musique sa vision. Wiseman serait-il le Troisgros du cinéma, et réciproquement ? Wiseman porte une bonne partie de ses efforts à expliciter les gestes à l’œuvre aux fourneaux, mais sans jamais être didactique. Les savoir-faire culinaires maison ne sauraient être révélés, bien entendu. 

Frederick Wiseman ne dément pas la dimension performative quand il s’applique à filmer longuement les cuisiniers en action. Les gestes sont rapides et précis. La bonne coordination du travail dans la brigade est manifeste. Elle impose – comme dans le cinéma pourrait-on penser – une impitoyable division des tâches. Pourtant le doute ou même l’erreur menacent. L’exigence du chef peut bousculer et ralentir le rythme de la troupe. Il n’hésite pas à reprendre, à expliquer, à corriger une sauce ou un assaisonnement ; tout en louant la qualité du silence, l’organisation et l’harmonie dans la cuisine Troisgros.

Photo du documentaire Menus-plaisirs.
Menus-plaisirs : les Troisgros © Météore films.

Cérémonie

Wiseman s’attarde à filmer les rites de présentation de la carte, des vins, des plats qui sont autant de protocoles stricts à une consommation très codifiée. Ces rites de distinction sont l’expression du raffinement et de l’éminence de la cuisine, dans lesquels les clients se reconnaissent pleinement. 

Si le palais ne ment pas, les mots activent sans équivoque le désir et donnent du plaisir, viennent « sublimer l’expérience » pour employer une expression envahissante. Ils forment le gastronome, au sens étymologique de nommer les saveurs. 

Pour Wiseman, la parole est aussi signifiante que les gestes, les couleurs et les succulences. À ce titre, l’extraordinaire spectacle du sommelier appelé à présenter le menu accords mets & vins est un moment d’anthologie. Tout comme celui pendant lequel quatre gastrolâtres américains s’enivrent de mots à la dégustation de grands vins de Bourgogne. Le langage n’est pas qu’un appetizer, une mise en bouche, il fonde la qualité et le raffinement de la dégustation, et distingue ceux qui le pratiquent.

La majeure partie du film alterne entre la cuisine et la salle du restaurant. Le cinéaste est attentif à la chorégraphie du service, la trajectoire des corps entre les piliers de l’étonnante salle donnant sur le jardin. Le contre-jour omniprésent joue contre le film, mais les zones de pénombre permettent d’équilibrer l’exposition pour obtenir une image harmonieuse, sans chercher néanmoins la belle image. L’espace tout en boiserie frappe par sa discrète élégance et sa volonté de mettre en scène la nature dans l’assiette, d’être à la fois dedans et dehors. 

Wiseman alterne passages courts et épisodes plus longs de cinéma direct, sa signature. Tournées avec une seule caméra et donc sans contrechamp possible, en plan fixe avec le moins d’ajustement interne, ces unités de temps sont la chair de son film, celles où nous sommes suspendus au réel. Les plans de coupe et de miniature rapprochés permettent de situer et de saisir des détails en donnant un rythme finalement assez rapide au film, en dépit de sa longue durée.

Wiseman ne cherche pas à restituer une expérience chronologique factice, issue de toutes ces journées de tournage, même si le film débute avec le déjeuner pour terminer sa course après le dîner. Au centre, la cérémonie du repas et les procédures de la cuisine. Autour et toujours pour mieux y revenir, les escapades dans le jardin, l’hôtel, les succursales et les fournisseurs. Le plan sur la façade de la gare ouvre le film et met le spectateur dans la position du voyageur effectuant son pèlerinage chez Troisgros. Au sortir de la gare, traverser la rue pour aller au Central, se rendre au domaine et puis tout simplement repartir par le train, comme une allégorie du tourisme culinaire. 

Rien n’est laissé au hasard

Ce qui fascine le cinéaste est sans conteste le goût de la perfection sans cesse réitérée sous de multiples formes. Dans le dressage des assiettes, dans la position symétrique des verres à pied scrupuleusement disposés sur la table, dans les draps méticuleusement apprêtés dans les chambres, etc. Le détail est le luxe ultime, ce signe d’excellence qui anime manifestement celles et ceux qui célèbrent la cérémonie. Serveuse en robe noire, commis et cuisinier tout de blanc vêtus, concourent ainsi à une optimisation organisationnelle, au service d’une expérience réglée comme du papier millimétré. Ce monde d’ordre et d’harmonie est largement souligné par le montage du cinéaste, qui ne laisse jamais place au flottement ou à l’hésitation. 

Quand le chef passe en salle pour saluer les clients à la fin du repas, ce moment de détente a des fonctions bien précises. Michel Troisgros se prête au jeu avec une grande souplesse et une aisance remarquable, montre qu’il est tout aussi accessible que sa cuisine, insiste sur la simplicité de la relation. Placé à la fin du film, cet instant lui donne le dernier mot. 

Omniprésent pendant tout le film, le grand cuisinier livre à ce moment un peu de lui-même. Lors d’une discussion « entre la poire et le dessert », avec un couple de vignerons à la retraite, la question de la succession surgit soudain. Michel Troisgros déroule toute l’histoire de la famille et du domaine d’Ouches. Nous comprenons alors à quel point la « Maison » est le point culminant de l’entreprise familiale. Mais de son aveu même, il n’est pas encore prêt à céder sa position. Il ne considère pas encore ses fils, pas même César, comme meilleur cuisinier que lui. Cette confession est l’acmé du film. Elle articule la question esthétique à la dimension économique, la relation entre l’artiste et son entreprise. 

Menus-plaisirs expose les paradoxes de la gastronomie française. Produit d’appel, elle est présentée comme simple, alors qu’elle est complexe à mettre en œuvre et à apprécier, cultive la sophistication et nécessite de pouvoir y consacrer un budget certain. Jamais Wiseman ne s’aventure sur le terrain économique, attaché à reconstituer l’image cohérente d’une exceptionnelle bulle de plaisir culinaire. Menus-plaisirs pêche tranquillement dans le sillage d’une longue lignée de films, voués à magnifier la French haute cuisine.

Julien Farenc

Bande annonce

Rappel

Menus-plaisirs : les Troisgros de Frederick Wiseman – 2023 – 4 h – Production : Zipporah films – Distribution : Météore films

Publié le 20/12/2023 - CC BY-SA 4.0

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