Mademoiselle Kiki et les Montparnos, de Amélie Harrault

Des couleurs et des formes virevoltent en écho à la vie foisonnante de Kiki. Amélie Harrault manie à merveille crayons et narration parvenant à faire vivre cette femme qui fut à la fois muse et artiste.

Portrait de la réalisatrice Amélie Harrault devant des feuilles de palmier
© Amélie Harrault

Pourquoi vous être lancée dans ce portrait animé de femme ?

C’était quelque chose d’assez intuitif, une envie qui a émergé quand j’étais étudiante. J’ai croisé une femme qui, dans les années 1940/1950, avait posé comme modèle pour des artistes. Ce que j’ai trouvé très intéressant, c’est le point de vue qu’elle défendait, un regard féminin différent, beaucoup plus du côté brut de la vie et qui désacralisait le milieu artistique. Les années ont passé. J’ai étudié aux Beaux-Arts car j’ai toujours été attirée par le monde de l’Art. J’ai également suivi un cursus en animation à Angoulême et, pour mon film de fin d’études, j’ai eu envie de m’emparer de ce sujet. Mais retrouver cette femme croisée au cours d’une soirée n’était pas du tout évident, d’autant que je ne vivais plus au même endroit. À cette période, je suis tombée sur les écrits de Kiki et ses mémoires faisaient totalement écho au point de vue de cette femme modèle. C’est vraiment cela le point de départ du projet.

Qu’est-ce qui vous a plu dans ce personnage ?

J’ai aimé sa personnalité, sa trajectoire, ce parcours qu’elle a elle-même façonné. Kiki venait d’un milieu extrêmement pauvre. Elle a construit sa carrière de modèle et de chanteuse de manière complètement intuitive sans à aucun moment anticiper le parcours qu’elle aurait : un destin joyeux et tragique avec une fin plus dure et éprouvante. Et puis il y a ce regard extrêmement intéressant qu’elle posait sur les artistes, à la fois plein d’humour, très vivant et qui racontait une époque.

Qu’est-ce qui a guidé vos choix en matière de construction narrative ?

Il y a eu différentes étapes. Les souvenirs de Kiki étaient une matière brute assez géniale, très narrative et très vivante. Le ton était donc déjà présent. Ensuite, j’ai eu besoin d’extraire son regard à elle sur sa propre trajectoire, puis d’orienter le récit sur les artistes qu’elle a rencontrés. Une grande partie est effectivement consacrée au volet artistique des années 1920/1930 à Paris, un grand moment pour la peinture et la liberté. Je souhaitais aussi trouver une manière de m’attacher à son regard et de rester avec elle jusqu’au bout.

Comment avez-vous travaillé le rapport entre le dessin et le texte ?

Dès le départ, quand j’ai lu ses souvenirs, la mécanique s’est enclenchée, c’est-à-dire l’idée de construire visuellement une histoire autour de ce milieu artistique et de travailler un langage pictural qui permette de l’accompagner. En fait, c’est venu très naturellement, ça faisait un petit moment que je m’amusais autour de l’animation et des ping-pong graphiques que cette technique permet. Là, j’avais trouvé un sujet idéal, qui me permettait de m’émanciper, de jouer cette carte de la liberté visuelle. Mais tout s’est vraiment formalisé au moment où j’ai commencé à tricoter la structure narrative.

Comment avez-vous envisagé les différentes ambiances graphiques ?

La tonalité graphique s’est esquissée dès mon premier pré-découpage. La magie et la chance du court métrage, c’est d’avoir le temps d’expérimenter au moment de la fabrication pour aller plus loin sur les rendus, affiner les choix. Mais toutes les grandes intentions étaient là au départ. C’était très drôle parce que, quand j’ai fini Mademoiselle Kiki, je me suis dit que ce serait bien d’avoir un monteur pour rechercher un nouveau rythme. Il a commencé par bouger tous les blocs de place et casser la structure narrative telle qu’elle avait été pensée, faisant perdre toute sa dynamique au film. C’était très surprenant de constater à quel point le rendu de l’image et les registres très éclatés faisaient partie du montage et du rythme dès le début. Le casser faisait perdre l’émotion.

La durée du film s’est-elle imposée au fil de la conception ?

La durée aussi était fixée quasiment dès le début. En animation, comme on commence par réaliser un storyboard ou une animatique, c’est à dire le storyboard monté, j’ai eu très vite, au moment où je préparais les dossiers, un projet d’environ 13 minutes, assez proche du rythme final.

Comment s’est passée la rencontre avec Olivier Daviaud, le compositeur de la musique ?

J’ai mis beaucoup de temps avant de trouver la bonne personne. J’en avais parlé à mes producteurs de l’époque, Les Trois Ours, notamment Serge Elissalde qui est aussi réalisateur,pour qu’il me conseille. C’est lui qui m’a orienté vers Olivier Daviaud, avec lequel il avait travaillé pour un court métrage. J’ai écouté les musiques d’Olivier Daviaud et je me suis rendue compte que ça faisait des années que j’écoutais, sans le savoir, des morceaux qu’il avait composés. Ça a été un énorme coup de cœur humain et professionnel. C’est quelqu’un d’extrêmement doué et sensible. La rencontre s’est faite un an avant la fin de la fabrication. Il a composé assez vite sur un objet quasiment fini. Je suis sur un autre projet actuellement, une série animée pour ARTE, et c’est lui qui va composer toutes les musiques. D’ailleurs, juste avant cet entretien, j’étais en train d’écouter les premiers jets. L’aventure continue. J’adore sa sensibilité.

L’ambiance sonore vient formidablement faire écho aux différentes ambiances graphiques, comment avez-vous travaillé le rapport entre image et son ?

Le bruitage est venu à la fin. J’avais travaillé avec Yann Volsy sur la partie sonore. Dès qu’il est entré dans l’aventure, il a voulu être mis en contact avec Olivier Daviaud pour qu’ils puissent réfléchir ensemble à l’équilibre entre le son et la musique qu’Olivier allait créer. Yann, qui est aussi musicien, a inventé des sons parfois complètement déconnectés de la réalité pour jouer aussi sur les rythmes de la musique et trouver des tonalités qui puissent se répondre.

De quelle façon avez-vous choisi la voix de Marie-Christine Orry pour incarner Kiki ?

Comme je vous l’ai dit, Mademoiselle Kiki était à l’origine un projet de fin d’études. J’avais commencé à l’esquisser, mais je voulais vraiment faire quelque chose qui ait de l’ampleur. Serge Elissalde, qui est devenu mon producteur par la suite, était alors intervenant à l’École des Métiers de l’Animation (EMCA). Au moment des diplômes de fin d’année il est venu me voir en me disant “je connais la voix qu’il faudrait pour interpréter Mademoiselle Kiki, c’est Marie-Christine Orry”. Elle avait participé à son long métrage U. Le temps a passé et je me suis d’abord posé la question de Yolande Moreau pour incarner Kiki, mais très naturellement on est revenu vers la voix de Marie-Christine Orry qui avait une couleur particulière, qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Il y avait là quelque chose qui incarnait encore plus fort Kiki. Sa voix est un moment extrêmement fort de la narration.

Souvent on dit que c’est la deuxième oeuvre qui est la plus difficile à faire, surtout après un succès, comment avez-vous travaillé après le César du meilleur film 2014 ?

La chance que j’ai eu, c’est que lorsque mon film a commencé à tourner en festival, Silex Films m’a proposé de réaliser une adaptation des livres de Dan Franck, la série s’appelle Les Aventuriers de l’Art Moderne. Donc, très vite, je me suis lancée sur un autre projet tandis qu’en parallèle la carrière de Kiki commençait. Et heureusement, car l’urgence d’un autre gros projet m’a évité de me poser trop de questions. Avoir un César pour un premier film, c’est avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête, ça peut être un handicap pour la suite. Même si j’étais extrêmement fière de l’avoir, je crois avoir mis deux ans à l’accepter. C’est un prix extrêmement fort et important quand on est au début d’une carrière. J’avais besoin de le mettre de côté pour avancer et ne pas m’y arrêter, sinon cela aurait été trop intimidant. Je ne sais pas comment les autres réagissent, mais pour moi ça a été un peu difficile, je ne m’attendais pas à ce que ce court métrage ait une carrière aussi incroyable.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

La série Romantisme pour ARTE est le projet de commande dont je vous ai parlé, qui reste dans la veine des Aventuriers de l’Art Moderne. J’ai des productrices assez exceptionnelles, qui veulent que je m’empare de la matière et qu’on continue à garder cette couleur personnelle. De ce fait, je développe beaucoup toute seule. L’idée, c’est de conserver cette identité singulière et cette petite touche un peu en dehors des clous par rapport à ce qui se fait dans les séries d’animation classiques. En termes de temps de production, c’est l’équivalent de deux longs métrages d’animation, avec de nombreux personnages. J’y travaille à temps complet depuis deux ans et demi. J’ai du mal à trouver un espace pour d’autres créations, tant je suis investie dans le projet. La sortie est prévue fin 2022.

Publié le 22/10/2020 - CC BY-SA 4.0

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