La Machine à écrire et autres sources de tracas
de Nicolas Philibert, avec la complicité de Linda De Zitter

Sortie en salles le mercredi 17 avril 2024.

Troisième et dernier volet du triptyque de Nicolas Philibert consacré aux soins en psychiatrie, La Machine à écrire et autres sources de tracas, suit le travail d’une équipe de soignant·e·s bricoleur·euse·s en visite chez des patient·e·s aux prises avec des soucis très concrets de vie quotidienne.

Photo du documentaire La Machine à écrire et autres sources de tracas.
La Machine à écrire et autres sources de tracas © Les Films du Losange.

Retour sur la psychiatrie de secteur

Si, avec Sur l’Adamant et Averroès & Rosa Parks, Nicolas Philibert immergeait le spectateur dans des structures hospitalières (centre de jour et services de soins psychiatriques), La Machine à écrire…, est une illustration de prise en charge « hors les murs » de l’institution devenue possible grâce à une réforme du dispositif des soins : « la psychiatrie de secteur ».

Le mouvement désaliéniste, impulsé entre autres par Lucien Bonnafé et François Tosquelles (tous deux initiateurs de la psychothérapie institutionnelle), se développe parallèlement au mouvement de l’antipsychiatrie dans les années 1950-1960. Les désaliénistes (très marqués par les camps de concentration et la surmortalité dans les hôpitaux psychiatriques pendant la Seconde Guerre mondiale) militent pour une autre psychiatrie que celle du XIXe siècle organisée autour de l’asile. Ils préconisent des soins « hors les murs » de l’hôpital, proches des populations, au sein des villes et des villages.

La circulaire ministérielle du 15 mars 1960 va initier cette réforme qui repose sur un maillage du territoire national offrant à toute la population un dispositif de soins psychiatriques dans des structures de consultation et d’hospitalisation à temps complet ou partiel. Ce dispositif inclut un accompagnement social en vue de la réinsertion des patient·e·s.

Il faudra attendre 25 ans et les lois des 25 juillet et 31 décembre 1985 pour que le secteur comme organisation de la psychiatrie publique trouve son cadre légal. Ainsi la psychiatrie ambulatoire s’articule-t-elle autour des CMP (centres médico-psychologiques), des CATTP (centres d’accueil thérapeutiques à temps partiel), des HDJ (hôpitaux de jour). Les patient·e·s peuvent être accueilli·e·s en appartements et ateliers thérapeutiques, en appartements associatifs, en maisons communautaires. Ces dispositifs visent la réinsertion sociale du malade. L’accueil familial et l’hospitalisation à domicile peuvent également être envisagés. Dans tous les cas, des visites à domicile et un suivi médical, infirmier et social, sont mis en place. Il existe également des centres thérapeutiques spécifiques pour une prise en charge globale après une phase aiguë de la maladie soignée à l’hôpital dans des unités dédiées au secteur. 

Un film à l’extérieur

Sur l’Adamant et Averroès & Rosa Parks sont deux films d’intérieur dans le sens où toutes les scènes sont tournées dans l’enceinte des deux unités de soins et sur la péniche (à l’exception d’une sortie au marché pour aller chercher les mirabelles pour faire des confitures). La Machine à écrire… déplace notre regard sur la maladie en nous faisant pénétrer dans les lieux de vie des patient·e·s, à l’extérieur de l’hôpital. Comme dans les deux autres volets du triptyque, des visages et des voix rencontrés parmi l’équipage de l’Adamant nous sont familiers comme ceux de Muriel et de Frédéric. C’est d’ailleurs lors du tournage de Sur l’Adamant que Nicolas Philibert apprend qu’un petit groupe de quatre ou cinq soignant·e·s intervient par roulement, deux par deux, chez des patient·e·s aux prises avec des problèmes domestiques. Ces visites à domicile en binôme éveillent la curiosité du cinéaste qui, tout en travaillant aux deux premiers films, réunit le matériau de ce troisième opus. Plusieurs séquences sont tournées mais Philibert décide de n’en garder que quatre. Son écriture cinématographique sera minimaliste :

« Quelques secondes de noir sépareront chaque visite de la précédente. Je veux que ce film garde un côté brut, fragile, artisanal, je ne souhaite ajouter ni musique, ni fioriture d’aucune sorte. »

Nicolas Philibert

Cette volonté de réaliser un film sans ornement, dans une sorte d’épure, va permettre de sentir le tempo propre à chaque visite rythmée par le travail du binôme et d’approcher la singularité de chaque visité·e.

« Restaurer les âmes, réparer les objets » (Nicolas Philibert)

Les quatre visites que nous propose Nicolas Philibert sont à l’unisson de son aphorisme.

Photo du documentaire La Machine à écrire et autres sources de tracas.
La Machine à écrire et autres sources de tracas © Les Films du Losange.

Chez Patrice

Patrice, figure de l’Adamant, pratique quotidiennement la poésie. L’Adamant est le lieu où il compose ses alexandrins. Chez lui, il les retranscrit à la machine à écrire. Or, son « Hermès precisa international » ne fonctionne plus depuis quelque temps et une centaine de poèmes, en rade, attendent d’être tapés. Walid et Goulwen arrivent à la rescousse mais les machines mécanographiques relèvent, pour eux, d’un autre temps. Tout en grâce, délicatesse et tâtonnement Walid va « entrer dans le ventre » de cette « Hermès » et, s’aidant d’une indication de Patrice, opérer et faire en sorte que caractères et ruban fonctionnent à nouveau de concert. Écrire de la poésie, versifier, relève de l’éthique, du contrat que Patrice s’impose à lui-même. Cette machine l’aide à se tenir debout, lui qui vit avec ses milliers de poèmes rangés dans un arc-en-ciel de chemises cartonnées. « Les voix du désert » peut-on lire sur l’une d’elles. Cette saynète montre la grande capacité d’adaptation des soignant·e·s-bricoleur·se·s, leur art et leur manière non seulement de réparer une chose indispensable, un outil du quotidien mais aussi de rassurer celui qui, sans cet objet, est désemparé.

Chez Muriel

Nicolas Philibert attend avec Muriel, dans la toute petite pièce du foyer d’accueil où elle vit, l’arrivée de Walid et Jérôme qui, elle l’espère, « vont faire un miracle » en réparant son lecteur de CD, désespérément muet depuis des mois. Muriel évoque le silence qui l’oppresse, parle de l’ennui, de son spleen qui se décline en « pensée de la mort blanche, pas de la mort noire ». Allongée sur son lit, Muriel permet à Philibert de filmer le contenu du tiroir de sa table de chevet qui renferme « ses rêves » : bric-à-brac de photos, de livres, de petits objets, tout ce qui fait sa vie intérieure et qu’elle veut garder près d’elle. Walid et Jérôme opèreront « à cœur ouvert » le lecteur CD et, en un tournemain feront résonner dans la pièce les premiers accords de Piece of My Heart et la voix de Janis Joplin, la chanteuse préférée de Muriel. La conversation s’engage. Solitude, rejet du voisinage, relations avec la curatrice se font entendre jusqu’au « J’en peux plus d’être ici ». Par des stimulations et des objectifs très concrets, Walid, va, petit à petit, convier Muriel à penser la pièce où elle survit non plus comme un espace qu’elle subit mais comme un lieu de vie qu’elle puisse investir et faire sien.

Photo du documentaire La Machine à écrire et autres sources de tracas.
La Machine à écrire et autres sources de tracas © Les Films du Losange.

Chez Ivan et Gad

Cette troisième visite est l’occasion d’entrer chez Ivan et Gad, colocataires d’un appartement thérapeutique et beaucoup plus jeunes que les autres patient·e·s. Ivan se détournera assez vite de l’imprimante et du lecteur DVD à réparer pour aller jouer du Mozart sur son piano. Peut-être trouve-t-il dans la musique un apaisement ? Gad, arrivé à l’improviste, semble perdu et dans l’incapacité de formuler un quelconque projet de vie. Leur jeunesse, leur intranquillité, leur repli sur eux-mêmes, leur isolement, révélés par les questions des soignants, nous interrogent. Le travail de (re)construction du lien effiloché avec le monde extérieur relève d’une grande prévenance, d’une subtilité de chaque instant.

Chez Frédéric

L’appartement de Frédéric est sa caverne d’Ali Baba où s’entassent livres, disques vinyles, dessins, fresques, peintures, BD, photos, objets quasi-totémiques parfois conservés depuis la petite enfance comme Bichette, le cheval de bois et Tia-tia, l’ours en peluche. Dans les pièces saturées, l’univers de Frédéric semble graviter autour de figures récurrentes : The Doors, Pink Floyd, Higelin, Cocteau, Rimbaud, Baudelaire, Varda, Wenders, Van Gogh…

« Cet homme de grande culture aux multiples talents est comme prisonnier de ces icônes au point de revisiter toute chose, jusqu’au moindre événement de sa vie, à la lumière de leurs œuvres et de leurs destinées en jeux de miroirs et de correspondances sans cesse réactivé. ».

Nicolas Philibert

Faire un peu de rangement et du tri chez Frédéric : tel est le projet de Bruno et Céline, autre binôme. Dans cet appartement étouffé par les choses, où finalement c’est de la mort qui s’accumule, le but est de créer des respirations en laissant des trous, des blancs, des cm² occupés par rien, pour que des bouts de vie palpitent. « Se raccrocher aux aiguilles du temps » commente Bruno en regardant la célèbre photo de la scène de l’horloge du film d’Harold Lloyd, Monte là-dessus de 1923, essayant par là-même de susciter la réflexion, d’établir un lien avec la pensée de Frédéric. Arrivera-t-il à la détourner du jeu de miroirs où elle s’enferme ?

Photo du documentaire La Machine à écrire et autres sources de tracas.
La Machine à écrire et autres sources de tracas © Les Films du Losange.

Orchestre ? Vous avez dit Orchestre ?

Cette équipe de soignant·e·s de l’Adamant s’est donnée le nom d’Orchestre, acronyme issu d’une réflexion collective qui signifie : Organisation Rénovation Collectif Habitations Échange Services Travaux Réparation Entraide. Cet Orchestre de compétences, qui pratique une « psychiatrie pragmatique… à contre-courant des protocoles » (Linda De Zitter, psychologue et psychanalyste), intervient à domicile en tant qu’adhérent d’une association d’entraide à la santé mentale : l’Embarcadère. Cette forme de solidarité transforme la relation soignant·e·s / soigné·e·s. Les un·e·s n’agissent pas en tant qu’infirmièr·e ou ergothérapeute (formation de Walid) ; les autres, hors des structures hospitalières, n’ont pas le statut de patient·e·s.

« L’Orchestre est comme un pied-de nez à la novlangue, aux sigles, une façon de remettre de la poésie dans notre quotidien, un mode de pensée et de soin alternatifs. »

Linda De Zitter

Pour les soignant·e·s, désir, sens et créativité sont au rendez-vous : l’Orchestre participe à la restauration des liens que ronge la maladie. Une question reste en suspens : la réinsertion sociale visée par la psychiatrie de secteur, hors les murs de l’asile, est-elle une réalité ou un lien sans cesse à construire ? Dans les quatre visites de l’Orchestre, les patient·e·s apparaissent bien isolé·e·s, sans ami·e·s, sans lien avec leur voisinage.

« Si on considère que la maladie attaque les liens – à soi-même, à son corps, à son espace, aux autres et au monde – alors il faut se préoccuper de toutes ces dimensions… pour pouvoir relancer un dialogue, une circulation, un rythme entre la personne et le monde. Cela nécessite une équipe plurielle, hétérogène, pluri-professionnelle, qui s’autorise à inventer des mini-institutions et qui se sent autorisée à le faire. L’Orchestre est l’une d’elles, et non des moindres. »

Linda De Zitter

Le voyage en trois étapes qu’est le triptyque de Nicolas Philibert est une plongée au sein d’un secteur psychiatrique parisien très actif et très inventif. Du lieu de soin atypique, l’Adamant, jusqu’aux visites de l’Orchestre en passant par les entretiens des psychiatres avec leurs patient·e·s hospitalisé·e·s, toutes les rencontres faites par Philibert mettent en lumière la singularité du travail effectué dans ce secteur. Cette grande aventure humaine fait cependant l’impasse sur l’état de la psychiatrie, parent pauvre de la santé publique avec la gériatrie et les soins de réadaptation. L’absence d’allusion à la dégradation massive des soins en psychiatrie (fermeture des lits, manque de moyens humains et financiers) permet au film de se concentrer sur l’humanisme en actes présent dans tout le triptyque. Comme l’a écrit Frédéric Strauss dans son article sur Averroès & Rosa Parks paru le 20 mars 2024 dans Télérama :

« Nicolas Philibert croit à l’hôpital où l’humain a sa place, à une psychiatrie où le soin a un sens profond. Il croit aux rencontres, au lien possible envers et contre tout. Son film est un partage inoubliable. » 

Isabelle Grimaud

Bande annonce

Rappel

La Machine à écrire et autres sources de tracas – Réalisation : Nicolas Philibert, avec la complicité de Linda De Zitter – 1 h 12 min – 2024 – Productions : TS Productions, Les films du Losange, UniversCiné – Distribution : Les films du Losange.

Publié le 15/04/2024 - CC BY-SA 4.0

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