Islam pour mémoire, un voyage avec Abdelwahab Meddeb
de Bénédicte Pagnot

Sortie en salles le mercredi 22 mars 2017.

Avec Islam pour mémoire, la réalisatrice, Bénédicte Pagnot, signe son premier long métrage documentaire et nous convie à un voyage d’Ispahan à Sidi-Bouzid, de Jérusalem à Bagdad en passant par la Bretagne, Hébron, Istanbul, Fès, Cordoue, Toulouse, Dubaï, Tunis… Un voyage à la découverte de l’islam avec un grand I, celui de la complexité et de l’universalité, celui que désira si ardemment faire connaître Abdelwahab Meddeb, né à Tunis en 1946, directeur de la revue Dédale, poète, romancier, essayiste, traducteur, professeur de littérature comparée à Paris X-Nanterre, chroniqueur, animateur dix années durant jusqu’à sa mort en 2014 de l’émission Cultures d’islam sur France Culture. Entre passé et présent, le film fait route, navigue entre histoire et politique, poésie et musique.

Photo du film "L'islam pour mémoire"
Islam pour mémoire © Mille et Une Films, 2017

L’avis de la bibliothécaire

«Je procède par butinage »
Abdelwahab Meddeb

« Je jouerai avec le « je » avec le « nous ». Je jouerai de nos différences, nombreuses. Je jouerai avec les temps, les espaces, les mots, les conjugaisons. Il y aura des séquences avec vous, des séquences sans vous, … » 
Bénédicte Pagnot, lettre à Abdelwahab Meddeb

Dans ce dialogue, cette sorte de pont entre deux rives, où se tissent une pensée qui évoque sa méthode faite de recueil, de glanage, de récolte, de grappillage avec l’énoncé des intentions de la cinéaste écrites dans une lettre-poème hommage à Meddeb au moment de sa mort, s’inscrit le mouvement du film qui trace son chemin selon un échange, un colloque qui unit deux désirs : celui de la connaissance et de la transmission et celui de la découverte accompagnée, guidée dans ce voyage en islam par « l’éclaireur », la « boussole intellectuelle » que fut Abdelwahab Meddeb.

Ce qui décida de tout fut d’abord une voix, le grain de la voix de Meddeb sur les ondes de France Culture : « J’aimais entendre sa voix, une belle voix avec un petit accent ». S’agrégea à ce charme premier le contenu des émissions qui interrogeait l’islam en tant que civilisation et démontrait son apport dans l’histoire de l’humanité. Meddeb, intellectuel franco-tunisien, avec courage, y prenait aussi position, s’y engageant contre l’islamisme politique « idéologie totalitaire »1, contre l’intégrisme, « la maladie de l’islam » selon le titre d’un de ses livres.1, contre l’intégrisme, « la maladie de l’islam » selon le titre d’un de ses livres.

Puis vint la rencontre, le désir partagé de faire un film dont le socle serait les voyages faits ensemble ou seule où s’exprimerait la pensée de Abdelwahab Meddeb et où la réalisatrice ferait l’expérience de l’altérité.
La disparition de Meddeb  n’arrêta pas le film. La nécessité de faire entendre sa voix s’est imposée avec une force redoublée. Cette mort changea sans doute le mode de présence de Bénédicte Pagnot dans son travail. Jamais à l’image, elle intervient cependant dans la matière filmique selon deux manières. Dans le cours d’une voix off à la fois ample et intime comme venue d’une correspondance où prévaut le vouvoiement de l’absent sont convoqués les écrits de Meddeb qui révèlent une écriture ciselée au service de l’histoire, de l’analyse et de la littérature. Sa pensée éclaire le film, accordant aux images prises dans le quotidien des étapes du voyage des significations qui vont au-delà des clichés, s’engageant parfois sur les chemins de la philologie, de l’étymologie. La voix off permet l’émergence de la subjectivité et du temps de la narration  qui instaure une distance avec les choses vues et dans le même mouvement une proximité avec les mots de Meddeb et leur justesse. La réalisatrice interviendra directement en voix in lors de ses voyages en solitaire dans les moments de rencontre où le dialogue s’engage avec l’autre. Là aussi, le prêt-à-penser n’a pas cours et les représentations schématiques sont mises à mal. Les hommes et des femmes à l’écran sont ouverts, désireux d’échanger avec la réalisatrice en français ou en anglais. Ce chauffeur de taxi, par exemple, qui écoute avec bonheur et délice la soprano Darya Dadvar chanter Shabam Tarik dans sa voiture tout en évoquant l’interdiction pour toute femme de chanter dans son pays, l’Iran. Cette femme, « la belle inconnue de Sidi-Bouzid » qui, dans l’enthousiasme de la victoire du club de football local, déclare à Bénédicte Pagnot « Nous aimons tout le monde, nous voulons vivre avec tout le monde ». Le voyage comme désir de rencontre et d’accueil se heurtera aussi à l’interdit du tourisme pour tout non-musulman en Arabie Saoudite.

Les captations des interventions directes de Meddeb  lors des voyages faits à deux et de ses chroniques radiophoniques sont bouleversantes. Non seulement elles permettent une intrication des temps et des espaces mais surtout elles nous sidèrent par l’intelligence, l’art du discours, la pédagogie ouverte, l’exigence en action qu’elles montrent. En acceptant d’entrer avec Meddeb dans le mouvement de la connaissance, nous sommes de plain-pied dans la complexité des choses, complexité féconde qui suscite la réflexion :
« L’islam comme toute religion est une affaire de perfectionnement de soi et non de coercition sociale et une des façons de lutter contre l’intégrisme est de reconnaître à l’islam sa complexité et ses apports à l’universalité. Pour ce faire il convient de ne pas le réduire  à sa seule expression politique et guerrière et de l’envisager à travers les deux autres instances où il s’est exprimé. Il faut en effet l’approcher comme civilisation et comme religion avant de prendre en considération sa vocation politique et guerrière ».

Le film aura à cœur de nous montrer cette part de l’islam en empruntant les chemins qu’en son temps Ibn Battuta adopta. À Chiraz, nous irons au mausolée du poète persan Hâfêz tant aimé des iraniens qui connaissent ses vers célébrant l’amour et le charme divin du vin. À Bagdad sera évoquée la maison de la sagesse, dévastée en 1258,  où se côtoyaient, réfléchissaient et débattaient du texte coranique et de ses prescriptions astronomes, théologiens, traducteurs, philosophes, médecins et poètes. Le Traité d’optique d’Alhazen datant du XIe siècle sera présenté comme fondamental et précurseur de l’invention de la perspective par la Renaissance italienne. Le roi Roger, roi normand de Sicile commandera une géographie commentée du monde en 69 cartes à Al Idrissi au XIIe siècle dont les sources principales furent Orose et Ptolémée. Les soufis auront une place importante parce qu’ils célèbrent l’aventure spirituelle « menée aux confins, au péril de l’impiété ».
« Mon cœur est devenu capable de toute forme. Il est pré de gazelles, couvent de moines, temples d’idoles, ka’ba de pèlerins, tablettes de Torah, feuillets de Coran. Je suis la religion de l’amour. Où qu’aillent ses cortèges l’amour est ma religion et ma foi. » Ibn Arabi, l’Interprète des désirs.
Spécialiste de soufisme, Meddeb conduira la réalisatrice dans une mosquée pour un temps de prière parmi des pratiquants de cette mystique auquel il participera. Le soufisme, abhorré par les salafistes, est aussi une résistance à l’islamisme.

Les merveilles de l’islam sont montrées, transmises. Le film renoue avec la beauté de cette civilisation sans cacher l’horreur actuelle, « ces temps de désolation, les pires de l’histoire de l’islam ». Impact de balles au musée du Bardo à Tunis, touristes tués  à Souss, attentat suicide dans une mosquée chiite à Koweit City, ramadan déclaré mois du malheur pour les mécréants, décapitation d’un patron par un employé en France, Groupe état islamique  en Irak et au Levant, DAECH…  Les faits, les lieux, le nombre de morts sont cités. Les paroles, l’analyse de Meddeb aident à y voir plus clair, à comprendre ; elles sont aussi un appel à combattre :
« … L’exclusion et le déni font croître l’intégrisme. Il importe de ne pas laisser l’islam prospérer comme une entité en laquelle s’identifieraient tous les exclus du monde. L’islam comme civilisation nous appartient à tous, il constitue un bien commun qui participe à la mouvante formation de l’identité collective… Tout musulman sensé devrait non seulement refuser l’islamisme mais aussi lui résister, soit par la parole, soit par l’acte, la sauvegarde de l’islam en dépend. »

Abdelwahab Meddeb était franco-tunisien. Beaucoup plus qu’animée d’un sentiment de  double appartenance sa vie fut une incessante construction :
« Pendant toute ma vie je n’ai cessé de bâtir une demeure mobile dans l’entre-deux et à la croisée de ma double généalogie spirituelle arabe et laïque européenne. »
« L’écriture dérive d’une langue à l’autre. Elle traduit ma double généalogie. Le sujet témoigne. La main trace. L’écrit par égard à la vérité que perçoivent les sens, accélère le voyage de mon esprit entre les langues ».2
L’écrivain Meddeb écrivait en français et était habité par la langue arabe. Il professait la littérature comparée. Un de ses cours était consacré à Hâfêz et Goethe. Le début du film le montre parmi ses étudiants à Nanterre ; une autre scène, splendide, dévoile un Bosphore dans la nuit d’Istanbul tandis que le « Entre deux mondes » de Goethe chanté en allemand accompagne le mouvement des bateaux :
« Celui qui se connaît et connaît les autres reconnaîtra aussi que l’Orient et l’Occident ne peuvent plus être séparés. Se balancer avec bon sens entre ces deux mondes. Se mouvoir entre l’est et l’ouest agirait, me semble-t-il, pour le meilleur.»  Entre deux mondes, Johann Wolfgang von Goethe, 1819.
Meddeb structure, entre autres, sa double généalogie selon l’altérité et non selon le clivant choc des civilisations. Il l’articule également à la révolution de jasmin, à Tunis, sa ville d’enfance inspiratrice de Blanches traverses du passé,  à la Tunisie survivante, selon lui, des printemps arabes par l’absence des pétrodollars ; à Cordoue et sa cathédrale (part catholique et religieuse) / mosquée (devenue un musée)  qui devrait plutôt être un lieu de culte universel, un temple de toutes les croyances, de la rencontre des altérités, un lieu de la mêlée, de l’hybridation, de la mondialité. Son honnêteté et son acuité intellectuelles tendues par sa lutte contre l’obscurantisme et les fanatismes se manifestent avec fulgurance dans sa chronique du 11 juillet 2009 où Meddeb cite La Réfutation de la prophétie, un livre au titre et au contenu subversifs, écrit par « Un Râzi, le fameux Rhazès des Latins, peut-être le plus grand médecin de langue arabe»3 qui préférait « se voir le descendant de Galien et d’Hippocrate que de Moïse, Jésus, Mohammed ou Zoroastre et Mani »4 savant iranien, philosophe, alchimiste, libre-penseur du Xe siècle.
«… Sans ce qui s’est noué entre les humains à cause des religions, les chocs, les guerres et les calamités auraient baissé.
 Les âmes ne se clarifient que par l’usage de la raison et la recherche intellectuelle. Et les adeptes des Lois religieuses adhèrent à leur croyance par imitation servile de leurs chefs spirituels. Ainsi s’écartent-ils de la spéculation qui éclaire les principes, ils dénoncent même cette marche de l’esprit et l’interdisent. Ils reçoivent des fables de leurs chefs spirituels qu’ils intériorisent telles quelles sans les confronter à leur jugement… »5

D’Abdelwahab Meddeb, cette voix si singulière entre les XXe et XXIe siècles, nous restent, pour mémoire, des enregistrements, ce film, des chroniques, des articles et ses livres, plus d’une vingtaine. Pour continuer ou initier un  voyage autre et si proche à la fois  dans ses mots et sa pensée, son « dit » de poète, je ne puis me résoudre à ne pas retranscrire la stance XXXVIII de Tombeau d’Ibn Arabi :
« Je voyage dans le monde, qui est une nuit obscure, je rends visite aux cinquante villes, où commence, où finit la solitude,  cités fantômes, quartiers démolis, places neuves, dans les cieux, avec les anges, je vibre à l’éclair, j’ai le vertige, dans les trous d’air, la fièvre est une machine, qui n’arrête pas, dans la nuit noire, je vais au pas, d’un esprit vide, qui, dans la ténèbre, voit et ne pense pas.»
Abdelwahab Meddeb, Tombeau d’Ibn Arabi, dessins d’Antonio Saura,  Fata Morgana, 1995

1 La  plus belle histoire de la liberté, André Glucksmann, Nicole Bacharan, Abdelwahab Meddeb, Editions du Seuil, 2009, p.125
2 Abdelwahab Meddeb, Phantasia: roman, Sindbad, 1986, p.24
3-4 La  plus belle histoire de la liberté, p.149
5 La citation de la chronique du 11/07/2009 est développée dans Réfutation de la prophétie par Abû Bakr Râzi (864-924), extraits rassemblés, traduits et adaptés de l’arabe par Abdelwahab Meddeb in La Plus belle histoire de la liberté, p.188-189

Rappel

Islam pour mémoire, un voyage avec Abdelwahab Meddeb, de Bénédicte Pagnot, production Mille et Une films (Gilles Padovani), 2016, 1 h 42 min

Distribué par Iskra Distribution

Bande annonce du film « Islam pour mémoire, un voyage avec Abdelwahab Meddeb »

Publié le 20/03/2017 - CC BY-SA 4.0

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