Ici, de Cayetano Espinosa

Pour son deuxième film, Cayetano Espinosa choisit un format court. Avec Ici,  il revient sur ses terres natales à la rencontre de femmes d’un peuple oublié dans un lieu suspendu, presque hors du temps.

Cayetano Espinosa
Cayetano Espinosa © Johny Dean

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce film ?

J’ai lu un article sur ces femmes écrit par un de mes anciens professeurs à l’université et j’ai trouvé leur histoire incroyable. Elles étaient les dernières à parler une langue en train de disparaître, les dernières à avoir connu un mode de vie quasiment disparu aujourd’hui. Elles avaient grandi, loin de tout, au sein d’une communauté nomade dans la forêt amazonienne – les Isconahuas – avant de rejoindre ce village. Personne ne connaissait leur histoire, parce qu’elles ont longtemps cohabité avec un autre peuple, assimilé une culture qui n’était pas la leur. Au départ, j’ai voulu faire un film sur leur langue – la langue des Isconahuas – qu’elles seules connaissaient, car les autres membres de leur communauté avaient depuis longtemps disparu. Mais, après les avoir rencontrées, j’ai redéfini le projet et l’idée de départ a sensiblement évolué au cours du tournage. Dès que j’ai commencé  à passer du temps avec elles, trois semaines en tout, le thème de la langue est passé au second plan. Je me suis laissé emporter par notre rencontre et par leur présence, cette manière qu’elles ont d’habiter le village qui les a accueillies, d’occuper ces maisons creuses, sans murs ; enfin, cette manière si douce de composer avec le silence et avec le passé : leur enfance dans la forêt et l’exil qui a suivi. Plus que la mémoire de leur langue, c’était la façon dont elles entretiennent la mémoire de leurs origines, la façon dont elles transforment cette mémoire en récit, qui m’a interpellé.

Le film démarre sur un écran noir d’où jaillissent les ambiances sonores de la forêt, le bruit de cette nature tropicale s’insinue en nous profondément, quel sens cela a-t-il ?

La bande sonore vient en effet souligner, dès les premières secondes du film, le fait que la forêt est une présence à laquelle on ne peut pas échapper. C’est très beau et en même temps un peu oppressant. Même si les sons et les chants des oiseaux varient selon les heures et qu’il n’y en a pas un qui ressemble à l’autre si on est vraiment attentifs, ils sont toujours là, inéluctables. Cela donne une impression de temps arrêté, comme paralysé. Je l’ai vraiment ressenti comme ça. Cela reflète bien quelque chose de leur temps à elles, du déplacement géographique et de point de vue qui s’opère dans leur histoire après leur exil. Elles sont passées d’un quotidien constamment en mouvement dans la forêt à un mode de vie sédentaire, imposé par les missionnaires américains. Cette forêt, qu’elles ont autrefois traversée et creusée avec leurs pieds, devient leur ligne d’horizon une fois installées dans le village : une projection imaginaire et un rappel du passé, mais aussi une barrière.

Dans le film, il y a vraiment un espace laissé au temps, à la nature, était-ce une façon de dire qu’accueillir la parole requiert de la patience ?

Les scènes de dialogues entre les femmes étaient préparées. C’était une façon pour moi de contrôler et d’encadrer un peu les choses, parce que je ne maîtrisais pas vraiment ce qu’elles disaient. J’avais quelqu’un pour traduire, mais pas en direct. Il fallait laisser la parole s’écouler devant la caméra et l’interprète me traduisait l’essentiel de leurs conversations une fois la scène coupée. Comme je savais à l’avance de quoi elles allaient parler, mais pas du tout la façon dont elles allaient le faire ni le temps qu’elles allaient prendre, je ne pouvais me concentrer finalement que sur la sonorité de leur voix et sur la plasticité de leurs visages et de leurs gestes. Aussi, dans ce village, il n’y a pas vraiment d’espaces fermés ou intérieurs : depuis les maisons sur pilotis où ces femmes parlent entre elles, on voit toujours le ciel et la forêt est toujours visible à l’horizon, comme un mur. La nature (le chant des oiseaux, les cigales, l’orage) intervient tout le temps dans le film, elle orchestre le rythme des dialogues, fait émerger les silences. Elle a été une sorte de repère pour moi au moment de tourner ces scènes et surtout quand il s’agissait de couper ces dialogues qui auraient pu durer des heures. 

La scène où l’une coiffe l’autre est d’une infinie douceur et tendresse et cela donne à nouveau le sentiment que faire naître la parole requiert une attention particulière, comment cela s’est-il passé ?

C’est moi qui ai imaginé la scène, mais c’est quelque chose que j’ai pu observer chez elles et qui est assez courant. Elles ont une façon de parler qui est extrêmement tactile, qui commence souvent par les mains : les mains prenant soin de l’autre, les mains coiffant les cheveux de l’autre, enlevant les cheveux blancs de l’autre, comme une forme de reconnaissance. J’ai voulu recréer un de ces moments que je trouvais très beau. Le dialogue a souvent lieu à travers ces échanges presque intimes, il s’établit dans cette proximité physique. Je voulais rendre compte dans mon film de cette sensualité  des dialogues, de l’importance du toucher dans leur communication.

« Ici » est l’endroit du moment présent, de celui qui parle, pourquoi avoir choisi ce titre ? 

« Ici » est un lieu flou dans le film. Les femmes dans mon film évoquent des lieux et des événements lointains. Elles parlent de leur  passé depuis ce village dont on ne sait pas grand-chose et qui n’est jamais nommé. À part quelques références à l’actualité par la radio, le présent où le film se situe n’est jamais figé, il se manifeste  par la seule présence de ces femmes.  C’est l’instant présent qui compte et qui s’incarne dans leur gestes, leur visages, leur corps. “Ici” est un lieu vague et fantasmé, en écho aussi à la mémoire, lacunaire et avec beaucoup d’ombres, de la plus âgée d’entre elles. Je voulais créer un endroit flottant, hors du temps, enveloppé de brouillard comme dans le premier plan du film ou dans ces autres plans de volutes de fumée. J’ai voulu créer une temporalité  à l’image du reflet dans l’eau, quelque chose de trouble et d’un peu insaisissable.

Qu’aviez-vous envie de dire avec ce film ?

Quand j’ai réalisé ce film, je n’ai pas forcément pensé à un public en particulier. Mais maintenant que le film est terminé, je suis content qu’il puisse être vu. Quelques documentaires ont déjà été faits sur ces femmes, sous différentes perspectives. Dans ces films ou reportages, elles sont souvent présentées comme des victimes, des personnes dépourvues de tout, même de leur propre histoire. Mon film est plutôt un portrait qui tente de faire surgir toute la beauté qu’elles ont en elles, dans ce qu’elles sont aujourd’hui, et qui s’exprime aussi dans la manière dont elles transmettent et entretiennent leur mémoire, au-delà des événements tragiques qu’elles ont vécu. J’ai, avant tout, voulu restituer un peu de cette beauté et de cette force à travers les moyens du cinéma.

Quel a été votre parcours avant ce film ?

Ici est mon deuxième film. Je suis cinéphile depuis tout petit et le cinéma, la fiction plus particulièrement, a toujours été pour moi un instrument pour la compréhension du monde, de communication avec celui-ci. Je suis parti du Pérou à 20 ans, le cinéma était donc une façon pour moi de me reconnecter à ce territoire sans fouiller forcément dans ma propre histoire. À partir du moment où on a une caméra, on peut inventer une autre réalité, créer des moments pour toi et les autres, pour ceux qui sont dans  l’image comme ces femmes. Ces moments que le cinéma crée, ce sont finalement pour moi des moments d’amour et de jeu entre toi et les autres. C’est ce que j’ai toujours aimé dans certains films de fiction, d’ailleurs, quand on sent que la caméra est hypnotisée par ses personnages, qu’elle y porte un regard amoureux. Je pense que les femmes dans mon film ont très vite compris ce que la caméra mettait en place et ce jeu leur a permis de réinterpréter ce qu’elles étaient. Le cinéma est une belle façon de créer des rencontres, d’inventer des espaces en dehors de la réalité habituelle de chacun.

Quels sont vos projets ? 

Cet hiver, j’ai tourné un film au Pérou, dans un village complètement isolé dans la cordillère des Andes. J’ai fait là-bas une fausse enquête, fausse parce que je demande aux habitants de me faire le récit d’une catastrophe qui aurait eu lieu dans ce village, catastrophe qui en réalité n’a jamais existé. Ce n’est toutefois pas complètement faux, et si la catastrophe que je demande d’imaginer à ces gens n’a jamais eu lieu, ses conséquences, elles, sont bien présentes : le village de Tanta est dévasté par les industries minières, tous ses fleuves sont contaminés, il n’y a plus d’herbe pour le pâturage. J’ai interviewé différentes personnes de tous âges et de métiers différents : des enfants et des vieux, des bergers et des instituteurs… C’est un film composé de diverses voix, toutes racontant la même fiction, s’imaginant un même récit, comme une mythologie du désastre.

Publié le 29/12/2020 - CC BY-SA 4.0

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