Entretien avec Laurent Segal de Kanari Films

Réalisateur et producteur, Laurent Segal façonne des films avec à la fois passion et persévérance, accompagnant des projets de l’idée à leur diffusion.

Laurent Segal – Kanari Films (DR)

Pourquoi être allé vers la production de films ? 

J’ai su très vite, adolescent, que j’aimais faire des films. J’ai abordé ce métier par la réalisation. Mais les deux étaient intimement liés dès le début. J’ai toujours aimé monter des équipes, chercher des budgets. Mon premier financement en 1986 – je m’en souviens encore –  était une bourse Jeunesse et Sports de 11 000 francs à l’époque. J’ai eu cette chance de pouvoir combiner un univers artistique et un univers plus économique. Il y a un mot que j’aime beaucoup c’est « artisanat », le fait de façonner des objets. J’ai toujours trouvé que la réalisation et la production étaient les deux faces de la même médaille. Je n’ai jamais été écartelé entre les deux, ce qui est parfois le cas. Beaucoup de réalisateurs détestent avoir à trouver de l’argent, parce que faire un film, c’est faire beaucoup de recherches ce qui laisse moins de temps à passer derrière la caméra ou devant une table de montage. Moi, j’ai très vite su que j’aimais bien faire les deux. 

Comment a débuté l’aventure Kanari Films ?

Dans un premier temps, j’ai développé une carrière de réalisateur et j’ai créé très vite ma société pour garantir mon indépendance. Ce n’est pas très original, mais c’est important. Les deux activités sont tellement liées que l’une ne va pas sans l’autre. Il faut arbitrer en permanence. Si on ne s’en donne pas les moyens, comment réaliser ses ambitions ? Nous sommes beaucoup à avoir fait ce choix-là pour travailler aussi librement que possible et de façon autonome, pour être sûrs que l’argent aille dans le film et que cela se voit à l’écran. La production m’a toujours attiré. Pendant des années, j’ai travaillé uniquement pour faire mes films. En définitive, je me suis rendu compte qu’il fallait choisir et j’ai privilégié l’outil que j’avais créé plutôt que ma carrière personnelle. Il y a une quinzaine d’années, j’ai vraiment décidé de développer Kanari films tel qu’il est aujourd’hui, en priorisant mon activité de producteur. Mais, cela dit, je reste très attaché à l’aspect artistique, ce qui me vaut d’être  assez souvent co-auteur des films. Il y a une touche personnelle que ceux avec lesquels je travaille apprécient dans notre relation. Je suis capable de proposer des solutions concrètes parce que j’ai souvent fait plus de films que les réalisateurs eux-mêmes. C’est très intéressant de partager, de trouver le moment où on peut intervenir sans s’approprier le travail d’autrui, ni être envahissant. Je reste très impliqué au moment de l’écriture des films et au moment du montage, une autre forme d’écriture prépondérante dans nos métiers. Ce sont les deux moments, en amont et en aval, où je suis très investi. En revanche, au moment du tournage, je fais confiance.

Qu’est-ce qui oriente vos choix de production ?

C’est très divers. Une des forces de Kanari, c’est d’avoir réussi à fidéliser des auteurs depuis de nombreuses années. La ligne éditoriale repose sur la rencontre. Le documentaire, pour moi, passe vraiment par les personnages, par le fait de partager du quotidien, des combats, des émotions avec eux. J’apprécie quand un réalisateur m’amène un vrai regard d’auteur et un sujet qu’il maîtrise au-delà du film. Il y a des réalisateurs qui parlent de passions, de gens qu’ils ont rencontrés ou de sujets dans lesquels ils excellent, que ce soit sur la bande dessinée, le sport ou la culture. Souvent, ce sont des relations sur le long terme. Ce que j’attends d’un réalisateur, c’est d’avoir une vraie connexion avec son sujet, un vrai lien avec des personnages pour lui permettre de transmettre un regard singulier. Je ne veux pas faire dans la caricature, mais c’est ce qui définit, selon moi,  la différence entre documentaire et journalisme : le temps passé, la cohérence que les réalisateurs ont avec leur sujet et la manière dont ils le défendent. Que ce soit dans le cadre d’un festival, que ce soit quelqu’un qui m’envoie par courriel un dossier, que ce soit un réalisateur avec lequel j’ai fait un, deux ou cinq films, ce qui m’accroche, c’est le fait qu’un lien préexiste avec le personnage. En moyenne, nous sortons 3 ou 4 films par an. Cela permet d’aller chercher des pépites parce que je préfère façonner de beaux objets, prendre le temps pour le faire, que d’être dans une logique plus industrielle avec des films plus nombreux. Au fil du temps, on peut affiner notre regard. Récemment, j’ai produit un premier film d’un auteur qui m’a contacté par Internet. D’après le message et son dossier, il était évident qu’il travaillait depuis des années sur son sujet. Ne le connaissant pas, mon ressenti m’a donné envie de le rencontrer. Par la suite, le projet s’est concrétisé. C’est un film qu’on est en train de terminer après trois ans de présence au sein d’un service de psychiatrie institutionnelle. Une durée exceptionnelle mais, pour tourner dans de tels lieux, il faut que les réalisateurs soient les bienvenus et aient la confiance des personnes qu’ils vont filmer. 

À quoi vous heurtez-vous dans votre métier ? Y a-t-il des complexités particulières ?

Lorsque j’ai un coup de cœur, comme pour tout producteur, mon travail va être de chercher des financements. Et pour avoir accès aux financements du CNC, des régions, de la Procirep, des organismes qui financent le cinéma et plus spécifiquement le documentaire en France, la clef d’introduction, c’est la télévision. Il faut trouver une antenne qui permettra au film de rentrer dans ce circuit, ce qui n’est pas simple. Quand je dis à un réalisateur « ton film m’intéresse, on va travailler pour le dimensionner et aller chercher sa substantifique moelle », c’est dans l’objectif de viser ces commissions sélectives exigeantes en termes de qualité d’écriture, de travail de repérage, de développement, sans oublier que le graal, c’est l’avis du diffuseur. D’expérience, quand je lis des dossiers, je peux presque instantanément cibler des diffuseurs avec lesquels j’ai déjà travaillé, ou dont je connais la ligne éditoriale et sais que le film pourrait les intéresser. On amorce le travail, puis il y a une longue période où on développe le projet  en aveugle, en croisant les doigts pour qu’il plaise. Il m’arrive souvent, après des mois de développement, de ne pas trouver de diffuseur. Dans ce cas malheureusement, le projet est abandonné et le réalisateur reprend ses droits pour essayer de le relancer d’une autre manière. C’est la vie des projets. Quand je prends un projet en mains, que le réalisateur est disponible et que des diffuseurs s’engagent, reste la question des impondérables financiers, c’est une question qui intervient  très vite.

Toute production est une aventure, laquelle vous a le plus marqué ?

ll s’agit de Largo, un long métrage de 95 minutes que j’ai produit entre 2005 et 2008 sans trouver de diffuseur.  Comme quoi, parfois, il est possible de s’en affranchir quand on croit à une histoire et qu’on a envie qu’elle existe. Cette aventure nous a particulièrement marqués et a été très formatrice. À la fin, j’avais 300 000 euros de dettes mais tout le monde y croyait. L’idée était d’avoir un regard original sur la bande dessinée, de sortir du cadre d’une adaptation classique. Nous avons choisi de faire l’inverse de ce qui se fait habituellement, de mettre le cinéma au service de la BD et de voir comment les grands auteurs travaillent, en filmant la création d’un album. L’idée était simple et je pensais qu’elle pouvait avoir un certain succès. Effectivement, elle a suscité de l’intérêt à droite, à gauche, mais sans plus. À un moment donné, dans le documentaire, il faut être capable de relever le défi. Soit on passe son tour, soit on prend le risque de produire seul, ce que j’ai fait à ce moment-là avec l’aide de toutes les équipes. Je n’étais pas vraiment seul, c’était un gros projet. À l’époque, pour faire des films en HD, les sortir au cinéma, ce n’était pas comme aujourd’hui. Il fallait 4 personnes rien que pour la caméra, qui coûtait très cher à la location. Et la fabrication du film a duré 2 ans. Finalement, ça a été une belle histoire puisque des diffuseurs nous ont rejoints en fin de parcours. Le film a été diffusé sur Canal + et a bénéficié d’une sortie en salle. Il a donc pu exister et, surtout, a pu rencontrer de nombreux spectateurs dans les festivals de bande dessinée et au cours des projections publiques en médiathèque. On a également fait de multiples éditions vidéo couplées à des livres. À l’heure où nous parlons, on est à plus de 25 000 ventes sous cette forme-là, ce qui est énorme pour un film encore très peu connu. Le film a été labellisé par la commission nationale d’Images en bibliothèques et les droits ont été achetés à l’époque par la Bpi. C’est un film qui nous rapporte tous les ans de l’argent, de l’exploitation et qui génère encore aujourd’hui de l’intérêt. Largo est devenu à la fois patrimonial et emblématique de cette manière de faire. C’est un travail qui a porté ses fruits, on a attendu 10 ans, mais au bout des 10 ans on a amorti le coût du projet et, surtout, on a défriché un univers. Nous avons par la suite fait 5 autres films dédiés à la création en bande dessinée. On se félicite tous d’avoir pris ces risques à ce moment-là parce qu’aujourd’hui, cela représente une part importante de notre savoir-faire en tant que société de production. C’était véritablement une belle aventure. Prendre des risques, travailler avec une grosse équipe pendant des années et porter le projet jusqu’au bout, cela fait partie du métier. Sur certains films, des portes se sont ouvertes de manière inattendue chez des gros diffuseurs. C’est aussi grâce à ce film que j’ai connu les réseaux des médiathèques et de leurs prestataires, comme l’ADAV et Colaco. Faire des films qui peuvent rapporter de l’argent sur des années, c’est intéressant. C’est pour ça que cette idée d’artisanat me tient à cœur, pour façonner des objets qui prennent le temps de trouver un public, qui apportent un vrai regard d’auteur et qui ont une garantie d’exploitation dans la durée. 

Kanari films existe depuis 1993, est-ce plus difficile ou plus facile aujourd’hui de produire du cinéma documentaire ? 

J’ai l’impression que le documentaire est devenu un genre apprécié par un très large public. À l’époque, ARTE et Planète, qui ne faisait pas encore partie du groupe Canal Plus, proposaient des films atypiques. Depuis, toutes les chaînes thématiques se sont développées, le genre documentaire s’est considérablement ouvert, jusqu’à certaines de ses frontières. A-t-on affaire à un reportage ou un documentaire ? Le débat reste ouvert. Quoi qu’il en soit,  le terrain de jeu est vaste. Et puis, il y a les évolutions techniques. Je parlais de Largo en 2007, 15 ans plus tard, avec un simple appareil photo, on fait le même film. Moi j’aime bien les tournages qui s’échelonnent sur plusieurs mois, voire sur plusieurs années. Quand, à l’époque, il fallait louer des caméras, c’était plus compliqué. Pourtant, de très grands documentaristes travaillent comme ça depuis toujours. Aujourd’hui, beaucoup de cadreurs sont équipés, ont leur matériel et cela donne un espace de liberté, d’autonomie qui permet aux films de se déployer. Je pense qu’il y a un véritable intérêt à favoriser le lien humain et à faire vivre un projet sur la durée. Naïvement, il me semble que ça se ressent, sur un écran, quand du lien a été tissé. Dans le documentaire, le facteur temps est quelque chose de primordial, même si c’est aussi un problème. Je vois parfois arriver des auteurs avec des projets personnels quasiment bouclés. Ils ont tourné 6 mois ou 1 an et ont déjà une partie de leur film. Il est alors très difficile pour le producteur de formuler des conseils suffisamment en amont et de faire évoluer le projet. Il m’est arrivé une autre aventure marquante quand un réalisateur est arrivé avec 70 heures de rushes sur le quotidien d’un travesti équatorien. Il s’agissait de Sebastiano d’Ayala Valva, avec qui j’ai fait 6 films par la suite.. Quand je lui ai dit que son projet pouvait m’intéresser mais qu’il fallait commencer par écrire un dossier, que pendant 6 mois nous  chercherions un diffuseur et qu’il fallait donc attendre pour que le montage soit accompagné par un regard extérieur, il a eu le courage et le talent d’attendre 6 mois de plus. D’autres sont allés trop loin et ne peuvent plus revenir en arrière. Nombre de projets similaires aujourd’hui n’aboutissent pas, parce que des créateurs considèrent qu’un producteur ne doit intervenir qu’à la toute fin, lorsque le film entre dans sa phase d’exploitation. Mais c’est un point de vue irréaliste, moi je souhaite arriver au moment où des choses sont encore possibles.  Même si ce n’est pas au tout début, il y a des moments où on peut encore impulser une énergie, et d’autres fois où ce n’est plus possible. Cette révolution technologique qui a simplifié des choses a aussi ouvert la porte peut-être à trop de projets peu ou mal préparés. Et le travail qu’on n’a pas fait au début est compliqué à faire quand on a déjà tourné son film. Mes premiers films, je les ai faits en super 8 ou en 16mm et là, forcément, quand vous tourniez 3 minutes d’images, vous saviez que ça coûtait cher. Aujourd’hui, tout le monde peut tourner facilement, mais est-ce qu’on a plus de choses à dire pour autant ? Je n’en suis pas persuadé. Il y a des bonnes choses et des moins bonnes qui ont accompagné l’évolution technologique, mais je suis convaincu que ce n’est pas un acte innocent de voir le monde à travers la caméra, de capter le réel, de le mettre en scène et d’utiliser tous les moyens du cinéma pour faire passer un message. J’aime bien quand il y a un regard, un travail d’écriture et quand l’acte de tourner n’est pas un acte mécanique et automatique. C’est peut-être  facile de démarrer un projet mais, paradoxalement, c’est difficile de le faire aboutir. 

Publié le 12/07/2022 - CC BY-SA 4.0

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