Retour sur « Coopération transfrontalière : l’exemple du projet « Coécrire pour lire » »
par Fanny Lemaire, cheffe du service Lecture et handicap de la Bpi

Retour sur la présentation par Gaëlle Payot, Lire et Écrire Luxembourg Belgique, et Nathalie Husquin, Lire et Écrire Luxembourg Belgique, chef de projet La Traversée, au congrès 2022 de l’ABF. Modération de Loriane Demangeon, participante au microprojet, groupe ABF Lorraine.

L’association sans but lucratif (ASBL) Lire et Écrire

Champ d’action

L’ASBL Lire et Écrire Luxembourg défend le droit à l’alphabétisation pour tous. Sa mission première est de mettre en place des formations pour les adultes d’origine belge ou immigrée qui ne maîtrisent pas les savoirs de base et/ou qui n’ont pas été scolarisés. Particularité en Belgique, les processus  d’éducation permanente sont développés pour permettre aux adultes de devenir des citoyens et exercer ce rôle dans la société. La formation n’est pas un cours : elle part de thématiques spécifiques ou de l’actualité et développe un travail en collectif (débats…) qui sert à acquérir les savoirs de base. Les apprenants viennent aussi avec leurs questions. Chaque province francophone dispose d’une ASBL Lire et écrire.

Origine du projet La Traversée

Chaque année, Lire et Écrire organise le Printemps de l’alpha autour d’une thématique. En 2010, des participants ont profité du thème « lecture et littérature » pour demander des « romans qui leur parlent » car ils apprenaient sur des livres pour jeunes ou ado mais il n’existait pas de livres pour adultes. Pour répondre à cette requête, un comité d’accompagnement avec des spécialistes du livre (bibliothécaires, écrivains, professeurs…) s’est mis en place. Après deux ans de réflexion, décision a été prise de publier un roman. Un écrivain a accepté de se lancer dans le projet et aujourd’hui 29 romans ont été publiés, à raison de deux par an. Ils sont rassemblés au sein d’une collection : « La Traversée ». Le travail se poursuit car il répond à une vraie demande.

Les spécificités des romans de la collection

Un processus d’écriture adaptée

Pour chaque volume de la collection, un écrivain accepte de travailler avec l’association. Il rencontre un groupe d’apprenants et afin de faire tomber les préjugés et comprendre le public pour lequel il écrit mais aussi avec lequel il va travailler. Il écrit un premier manuscrit librement avec l’aide de quelques balises. Le manuscrit est relu par plusieurs groupes d’apprenants qui se sont portés volontaires. Ils identifient les freins à la lecture, relèvent ce qui peut paraître difficile. À partir de ces remontées, l’auteur fait alors évoluer son roman, non en le rendant simpliste mais pour que le lecteur débutant se sente en sécurité. Les allers-retours se poursuivent jusqu’à ce qu’il ne reste plus de frein. 

L’aspect graphique 

Le canevas des couvertures est souvent le même : bannière et couleur de la collection afin de faciliter le repérage, ce qui évite la gêne de demander. Les couvertures sont choisies par les apprenants, après lecture, sur présélection de l’éditeur. La couverture de La Valse de l’espoir, dernier roman paru, a même été dessinée par des élèves d’une école professionnelle en art, à la demande de l’auteur, et choisie par vote. La mise en page est aérée, la police est fixe, taille 14 (cette stabilité pose problème pour les dys car une fonte de caractère sans empâtement serait souhaitable), les chapitres sont courts, avec des titres en général. 

Les astuces

Il faut trouver des astuces pour pallier les difficultés. Les apprenants sont fortement ancrés dans le présent, il y a un blocage quant à projeter son imaginaire dans le passé ou le futur. L’illustration offre une solution pour pouvoir se figurer, se rendre compte de l’époque (murailles et forteresses du Moyen Age dessinées dans Le Silence de Cologne). Face à la difficulté d’identifier le personnage qui parle, l’édition a également eu recours à des pictogrammes comme par exemple :

  • la patte de chat pour le chat d’Histoires ordinaires, ce qui permet de comprendre que le dialogue se fait avec un chat, 
  • ou un bonhomme qui pense pour se figurer les flash-back dans L’Herbe dorée.

Les retours

L’association constate une forme de « transformation identitaire » chez les apprenants qui vont au bout du livre (cf. témoignages). Des changements sont visibles au niveau de leur posture et de leur confiance en soi.

De même pour les écrivains, le processus les incite à s’interroger sur leur rapport à l’écriture. Xavier Deutsch et Claude Raucy par exemple ont souhaité écrire un second roman dans la collection car l’expérience leur avait beaucoup apporté.

Le partenariat Lire et écrire / ABF Lorraine

Le groupe de travail autour du Facile à lire (FAL) de l’ABF Lorraine a organisé en 2019 une journée d’étude sur les espaces et collections FAL en bibliothèque. Cela a été l’occasion de rencontrer l’ASBL et de poser les bases d’un nouveau partenariat. 

Des organisations différentes face à un problème commun

Si les territoires de part et d’autre de la frontière sont très marqués par l’illettrisme (entre 10 à 12% de la population, avec des disparités fortes), la Belgique a mis en place une politique claire et affirmée d’accompagnement des apprenants et d’alphabétisation avec des organismes de lutte contre l’illettrisme très fédérés et organisés : une personne en difficulté avec l’écrit et la lecture dispose de multiples accès identifiés. Côté français, il existe une multiplicité d’acteurs surtout associatifs et il est parfois difficile de s’y repérer ou de savoir comment travailler ensemble. Dans les deux pays, cependant, les bibliothèques se heurtent à la difficulté de toucher directement ce public, qu’il ose « pousser la porte ». L’appui pour tisser des liens peut venir du rapprochement avec les partenaires qui les accompagnent au quotidien mais demeure complexe.

Genèse du projet et financement européen

L’envie était forte de travailler ensemble, de créer un projet commun, d’apprendre des uns et des autres, de pouvoir réfléchir ensemble à des actions possibles. La veille sur les dispositifs de soutien a mené vers Interreg Grandes régions, piloté par le FEDER, qui propose de financer des microprojets portés par des petites structures n’ayant que peu ou pas d’expérience dans le domaine de la coopération transfrontalière. Pour pouvoir émarger au dispositif, il faut  « améliorer les conditions et de vie »  et « améliorer l’offre transfrontalière de service et d’équipement socialement inclusif ». La première étape a été de se rapprocher des points de contact régionaux sur les fonds européens pour l’accompagnement, notamment sur la partie administrative assez lourde. Finalement, le projet a été retenu.

Planification de « Co-écrire pour lire »

La première contrainte est de proposer des actions bien définies dans le temps car le micro-projet est planifié sur 18 mois. L’objectif est de se connaître, d’échanger afin de cibler les complémentarités. L’idée est donc d’organiser des moments de rencontres, avec la mobilisation des partenaires intéressés, puis deux journées de travail pour finir par un séminaire. 

Première rencontre

L’arrivée du covid a eu pour impact de transformer la première réunion en visioconférence courant janvier 2020. L’objectif de cette réunion était de permettre un partage d’expériences sur des outils qui seraient utiles au quotidien pour accompagner des personnes en difficulté avec l’écrit et la lecture. Malgré le contexte, les acteurs ont finalement été au rendez-vous grâce à la mobilisation de leurs réseaux. Chacun a pu exposer son champ d’action et les avantages qu’il pouvait retirer du projet. Chaque étape du projet a été alors passée en revue afin d’avancer ensemble avec l’idée que les ressources à partager étaient nombreuses et que l’envie était avant tout de déboucher sur du concret, comme de concevoir des fiches outils. L’émulation a été sensible lors de ce croisement d’expertises entre bibliothèques françaises et centres socio-culturels belges. Une deuxième visioconférence a été organisée en avril à partir des questions et envies d’expérimentations recueillies sur plusieurs sujets : « Participations des publics éloignés : quelles stratégies d’action ? », « Quels espaces accorde-t-on aux publics éloignés ? » ainsi que « Comment accompagner les publics éloignés vers le livre et la lecture ? » 

Les journées de travail et le séminaire

Les journées de travail sont repoussées en octobre et novembre. En Belgique, pour la première, cinquante participants, dont des apprenants, échangent autour de la thématique proposée « Osons l’imaginaire en alpha ». En effet, le constat est que le développement de l’imaginaire lorsque l’on apprend la lecture adulte n’est pas le même que lorsqu’on l’apprend enfant. La journée est construite autour de ce questionnement entre conférences (« L’imaginaire et la confrontation au réel », « Comment mettre en récit pour se mettre à distance sur les réseaux sociaux ? ») et ateliers participatifs (« Lire ça fait du bien, osons ! », « Exprimons-nous, écrivons, osons ! » entre autres. (cf. CR diffusés sur le blog).

La seconde journée a lieu à l’Agora de Metz. Elle est à nouveau l’occasion d’échanges très riches et de regards croisés comme sur la signalétique par ex. : les bibliothécaires la pensent « au top » alors qu’elle ne fonctionne pas avec les apprenants car les mécanismes d’appréhension de l’écrit et de la lecture sont différents. La localisation et les collections de l’espace FAL sont aussi testées et cette confrontation à la réalité enrichit la réflexion des bibliothécaires. De même, la diffusion du documentaire Au pied de la lettre  a permis de « raccrocher » les apprenants avec les professionnels et de casser certains préjugés chez les bibliothécaires.

Le séminaire à Libramont a rassemblé une soixantaine de personnes dont des professeurs et des assistants sociaux qui n’avaient pas été touchés jusque-là. C’est surtout l’occasion de présenter le travail accompli du point de vue des apprenants eux-mêmes : leurs photos, leurs vidéos, leurs retours. L’après-midi est dédié à des ateliers mixtes de rédaction de fiches outils : comment présenter un livre de la collection « La Traversée » ?, comment créer un comité d’accompagnement qui sélectionne des romans facilement accessibles ?…

L’inclusion des apprenants comme fondement du projet

La participation active des apprenants est essentielle au projet. Elle permet de cibler les attentes et de porter un regard critique par rapport au travail des professionnels. Les outils construits sont tout de suite adaptés aux besoins des personnes éloignées de la lecture. Plus encore, cette participation leur confère un rôle d’expert, en tant que premiers concernés. Elle a également pour impact de fidéliser les apprenants en les mettant en confiance. Leur venue à la journée suivante dans la médiathèque de Metz en témoigne : ils ont senti qu’ils avaient une place. 

Après cette journée, les apprenants qui ne fréquentent pas habituellement de bibliothèque en Belgique sont invités à donner leur avis sur ce que la bibliothèque de Libramont peut mettre en place pour eux. Inspirés par l’exemple de Metz, leurs idées sont nombreuses notamment sur l’accueil et le mobilier : iI faut qu’ils se sentent bien accueillis, que l’écoute et la bienveillance soient tangibles.

Conclusion

Le microprojet a été clôturé fin mai avec la présentation des résultats au FEDER. Mais cette conclusion n’est pas une fin car les participants fourmillent d’idées pour aller plus loin comme de solliciter des auteurs lorrains dans le processus d’écriture de « La Traversée » ou la participation des bibliothèques pour accueillir une tournée des écrivains. 

L’impression générale est que les échanges très riches et denses ont permis de grandir, que des expériences sont d’ores et déjà transposables de part et d’autre de la frontière, que des acteurs découverts à cette occasion peuvent devenir des partenaires essentiels. Surtout, les deux associations ont appris à se connaître. 

Pour finir, une vidéo a été réalisée par des apprenants du groupe de travail « la Traversée » :

Questions de la salle :

Q : Par rapport aux espaces FAL, est-il préférable de faire un espace spécifique ou d’inclure les collections FAL parmi les autres ? Quels sont les retours des apprenants ? 

R : Lors du travail avec un petit groupe en bibliothèque côté belge, les professionnels de l’asso pensaient que faire un espace avec du mobilier spécifique faciliterait le repérage mais les apprenants ne souhaitent pas être identifiés (« passer pour des bêtes de foire »). L’intégration des romans « La Traversée » parmi les autres semble avoir leur préférence. Néanmoins, c’est d’abord l’accueil humain qui importe, l’aménagement qui a du sens en permettant la relation humaine comme la cafeteria à l’intérieur de l’Agora de Metz avec l’espace FAL juste à côté qui permet d’y aller de manière anodine. L’espace FAL peut aussi être à côté de l’espace jeunesse car en y allant pour leurs enfants, ils peuvent traverser le FAL de manière normale.

Q : Auriez-vous des conseils de lecture pour les jeunes adultes ? 

R : Les fiches pédagogiques sur Rebonds : 3 romans qui peuvent servir de passerelle vers d’autres lectures en donnant envie de lire.

Publié le 08/01/2023 - CC BY-SA 4.0

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