Penser la cohabitation des publics : exemples à Bilbao et Saint-Sébastien
par Adèle Martin, cheffe du service Savoirs pratiques (Bpi)

Comment permettre des usages diversifiés des bibliothèques ? À cette question que se posent nombre d’établissements, les approches adoptées par la médiathèque du Centre culturel Alhóndiga à Bilbao et par celle du Centre culturel Tabakalera à Saint-Sébastien offrent des éclairages intéressants.

Photo des espaces du Medialab à Saint-Sébastien © Adèle Martin
Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin

Ces deux établissements du Pays basque ont, l’un comme l’autre, ouvert leurs portes au cours de la dernière décennie dans le cadre de grands projets urbains mettant en jeu la réhabilitation de bâtiments industriels. Ils ont tous deux porté une attention particulière à la question de la cohabitation des publics au sein de leurs structures. Mais ils ont opté pour des approches opposées : spécialisation des espaces d’un côté, ouverture de l’autre. Leurs expériences invitent à la réflexion.

DES ESPACES DIFFÉRENCIÉS À LA MÉDIATHÈQUE DU CENTRE CULTUREL ALHONDIGA (AZKUNA ZENTROA) À BILBAO

Installé dans l’espace Alhóndiga à Bilbao, un ancien entrepôt de vins conçu en 1909 par l’architecte Ricardo Bastida et réhabilité récemment dans le cadre d’un ambitieux projet dirigé par le créateur et designer Philippe Starck, le Centre Azkuna Zentroa accueille depuis 2010 différents équipements dédiés à la culture et aux activités sportives et de loisirs : des salles de cinéma, une salle de sport, une piscine, une salle d’exposition, un auditorium, les locaux d’une station de radio, des magasins dédiés aux créateurs basques, et une médiathèque. La Mediateka BBK, du nom de l’entité financière qui parraine le projet, offre des collections et une programmation culturelle orientées autour de la création artistique, de l’apprentissage et de l’expérimentation, avec l’objectif de favoriser l’inclusion sociale et la diversité des publics.

À son ouverture, la Mediateka a d’abord été confrontée à la difficulté de faire face à une demande pressante des étudiants très demandeurs d’espaces, de places assises et de services. Mais animée par la volonté d’accueillir également d’autres profils d’utilisateurs, l’équipe de la médiathèque a conçu un projet orienté autour de la différenciation et de la délimitation des espaces par le biais d’une conception reposant sur le principe de la teka, c’est-à-dire de la boîte (« thêkê »).

La médiathèque se veut un lieu pour conectar, crear y pensar – « se connecter, créer et penser » – autour de la culture contemporaine. Ces trois mots, à valeur de mantras, s’épanouissent aux trois niveaux de la bibliothèque et se matérialisent dans les espaces par trois ambiances sonores différentes – bruit, murmures, silence –, adaptées aux usages encouragés. À chaque niveau, l’espace est lui-même organisé en différentes tekas, ou « boîtes », qui délimitent des espaces pensés pour accueillir à la fois des collections, des services et une programmation.

Le 1er niveau de la médiathèque – « CONECTAR » – est l’étage bruyant, celui qui permet les rencontres et les interactions.
C’est à ce niveau que se situent l’accueil général de la médiathèque, l’espace consacré à la valorisation des nouveautés ainsi que la hemeroteka (« hémérothèque »), consacrée à la consultation de la presse et des périodiques.
On y trouve également la txikiteka (« tchikitèque »), espace réservé aux familles et aux enfants de 0 à 12 ans. Ici sont mises à disposition des collections de livres, de bandes dessinées et de jeux vidéo adaptées au jeune public. La programmation culturelle de cet espace propose des activités d’acculturation au monde de la littérature, et des ateliers en lien avec la création artistique, l’illustration ou les cultures numériques.
Ce niveau dispose en sus d’une salle polyvalente pouvant accueillir des expositions et des médiations éducatives ou créatives.

Photo de la « Txikiteka », Mediateka BBK, Bilbao © Adèle Martin
« Txikiteka », espace réservé aux familles et aux enfants de 0 à 12 ans, Mediateka BBK, Bilbao © Adèle Martin

Le 2ème niveau – « CREAR » -, où règne un niveau de bruit intermédiaire, est dédié à la création.
Il accueille des espaces dédiés aux cultures numériques, des espaces de coworking, la Jokuteka (« ludothèque »), un espace dédié au jeu et au jeu vidéo et un espace Jeunes : la Gazteteka.
La Komikteka (« Bdthèque »), qui dispose d’un fonds de 7000 titres, est également installée à ce niveau. En son sein, les artistes et créateurs peuvent développer des projets. Un riche programme d’activités en lien avec le monde de la bande dessinée et de l’édition et une offre de podcasts diffusés sur le site web du Centre culturel Alhondiga font vivre cet espace.

Le 3e niveau – « PENSAR » – est, quant à lui, silencieux et studieux. C’est à ce niveau que sont installés les bureaux du personnel. Au milieu de l’espace, une boîte vitrée, capsule mémorielle en hommage à Ricardo Bastida, expose l’ancien bureau de l’architecte à l’origine de l’édifice.
L’atmosphère de l’espace offre un cadre propice au travail et à la recherche. On y trouve des collections en littérature, arts vivants, société, sciences et culture contemporaine et des tables de travail. Les étudiants en quête d’espaces pour travailler peuvent s’y installer, même si les utilisateurs des collections sont prioritaires. Pour ceux qui ne souhaitent pas nécessairement utiliser les collections, une réponse a été apportée grâce à l’ouverture d’une salle d’étude ouverte aux jeunes de plus de 16 ans, qui est annexée à la Mediateka, mais fonctionne suivant les horaires d’ouverture du Centre.

Photo des Collections Arts, Mediateka BBK, Bilbao © Adèle Martin
Collections Arts, Mediateka BBK, Bilbao © Adèle Martin

La Mediateka offre ainsi, sur trois niveaux, un ensemble d’espaces diversifiés. Dans chacun des espaces, dans chacune des tekas, les priorités de publics ou d’usage sont clairement énoncées, de même que les règles d’utilisation (âge minimum ou maximum, présence d’accompagnants, possibilité de travailler en groupe, niveau de bruit autorisé …).
Ainsi, c’est en faisant le choix de concevoir des espaces différenciés que la Mediateka entend favoriser la diversité des usages et permettre une cohabitation apaisée des publics.

LE PARTI PRIS DE L’OUVERTURE AU SEIN DE LA MÉDIATHÈQUE DU CENTRE CULTUREL TABAKALERA À SAN SEBASTIÁN (DONOSTIA)

À Saint-Sébastien, c’est dans une ancienne manufacture de tabac que le nouveau Centre culturel dédié à la culture contemporaine a ouvert ses portes en 2015. La médiathèque, dite Medialab, en occupe le second niveau.

Accueil du Medialab, Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin
Accueil du Medialab, Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin

L’établissement est né de la fusion de la bibiothèque Ubiq, dédiée à la création, avec le laboratoire citoyen Hirikilabs, et de la réunion de leurs équipes. Il allie les services d’une médiathèque et d’un maker space, et se veut un espace dédié à la création et à l’expérimentation citoyenne. Il déploie un équipement conçu pour apprendre, expérimenter et développer des projets, propre à favoriser l’émergence de communautés et à nourrir les réseaux locaux perçus comme les éléments moteurs de la transformation sociale.

Conçu comme un Tiers-lieu (soit un espace qui n’est ni le travail ni le foyer), le Medialab a adopté le parti pris de l’ouverture : il propose à son public un espace qui, pour l’essentiel, prend la forme d’un vaste plateau que les usagers peuvent investir pour découvrir les collections, faire ou écouter de la musique, regarder des films, jouer aux jeux vidéo, ou même lire un journal en buvant un café.

L’équipe mise sur le civisme des usagers et sur l’auto-régulation des différentes communautés de publics pour permettre la concomitance des usages et la cohabitation harmonieuse des publics. Le ton est donné dès l’entrée où l’on découvre un ensemble d’instruments mis à disposition : batterie, clavier, guitare basse… dont les usagers peuvent jouer, sans casque !

Photo du « Rincón del sonido » (« coin du son »), Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin
« Rincón del sonido » (« coin du son »), Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin

Au sein du Medialab, toutes sortes d’activités sont possibles pour les usagers de tous âges, qui sont invités à se côtoyer en bonne intelligence.

L’identité de l’établissement et son projet tourné vers la création et l’expérimentation contemporaine sont affirmés par l’existence de zones dédiées à des usages spécifiques et équipées en conséquence. Mais pour autant, il n’y a pas de séparation matérielle franche entre les espaces ainsi identifiés. C’est ici le modèle du rincón (le « coin ») qui a été retenu.

Il y a un coin pour l’édition et la production audiovisuelles avec une douzaine d’ordinateurs sur lesquels sont installés des logiciels permettant le traitement d’images, de photographies, de son et de texte, sous différents systèmes d’exploitation, un coin plateau avec du matériel de prise de vue et un écran vert, un coin pour l’auto-édition, équipé lui aussi de façon idoine…

Photo du « Rincón de autoedición » (« coin d'autoédition ») Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin
« Rincón de autoedición » (« coin d’autoédition »), Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin
Photo du « Rincón de pintura » (« coin de la peinture », Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin

Le Medialab ne dispose pas d’un espace jeunesse à proprement parler mais différents îlots peuvent accueillir les plus jeunes. Ils sont équipés avec du mobilier adapté, et pensés pour des usages enfantins : ici l’on trouve un coin pour les arts plastiques, avec du matériel à taille d’enfant, plus loin un portant avec des déguisements.

La partie Lab accueille quant à elle des stations de travail (« estaciones ») équipées des outils et technologies nécessaires aux pratiques de création et d’expérimentation que l’établissement encourage.
L’une d’entre elles est par exemple réservée aux activités textiles, avec à disposition des machines à coudre et à broder ainsi qu’une presse à transfert. Un autre poste est dédié aux travaux électroniques, à la robotique et à la soudure.
On trouve également un poste de numérisation, une station d’impression numérique 3D, et un poste de découpe laser. L’espace réservé au dessin technique met quant à lui à disposition un ensemble d’outils graphiques et numériques et même un traceur permettant de réaliser des impressions grand format.

Le Lab accueille également un espace utilisé dans le cadre du projet Precious Plastic (précieux plastique) dont l’objectif est de mettre au point des solutions pour endiguer la pollution par le plastique en partageant des techniques et outils ouverts et gratuits pour réemployer ou transformer les déchets plastiques.

Photo de la « Estación de Precious Plastic » (poste « Plastique précieux »), Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin
« Estación de Precious Plastic » (poste « Plastique précieux »), Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin

Les usagers du Medialab évoluent dans un espace ouvert et se côtoient, quel que soit leur usage de l’équipement. La présence d’îlots thématiques, de « coins » et de « stations » de travail bien identifiés contribuent cependant à donner au lieu une identité forte, autour des questions d’expérimentation et de création.
Ce principe de non séparation s’applique également aux collections, qui ne sont pas classées par support mais par thématique.

Par ailleurs, très symboliquement, les espaces réservés au travail interne sont également implantés au milieu de la bibliothèque, séparés des espaces publics par une simple paroi vitrée.

Photo des Bureaux du personnel, Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin
Bureaux du personnel, Medialab, Saint-Sébastien © Adèle Martin

En conclusion

Dans les deux établissements, on a ainsi cherché à faire cohabiter différents publics et à faciliter des usages divers de la médiathèque.

À Bilbao, on a fait le choix de réserver des espaces à des publics particuliers, en offrant un affichage clair des règles de bon usage, afin d’éviter que certains publics ne s’approprient les lieux et excluent les autres.
À l’inverse, à Saint-Sébastien, on a plutôt fait le pari de faire coexister différents usages dans un même espace, en misant sur une auto-régulation et sur l’acceptation par les usagers des usages des autres. On observe que cette dernière approche est cependant rendue possible par le choix d’une jauge réduite bien en-deçà de la capacité d’accueil réglementaire.

Délimiter et réguler ou bien ouvrir et faire cohabiter, ces deux approches sont à envisager à l’aune du contexte dans lequel les établissements inscrivent leur activité.

Si les habitus locaux peuvent jouer un rôle dans le fait que telle approche ou telle autre sera plus appropriée, il est cependant bien certain que les questions de fréquentation et de jauge, de même que la typologie des publics desservis, sont cruciales dans les choix finalement retenus.

Au-delà de ces considérations, il est intéressant de noter que, indépendamment des contextes des établissements, l’action sur l’aménagement des espaces semble produire des effets sur les usages et sur les publics fréquentant le lieu. Il serait intéressant de pouvoir quantifier ces effets.

Enfin, point commun notable à ces deux approches : les collections sont proposées dans le cadre d’un projet global qui inclut leur médiation. Les espaces sont en effet pensés pour accueillir à la fois une offre documentaire et des programmations culturelles ou pédagogiques associées. Cette conception contribue très certainement à faire des différents espaces des lieux vivants et attrayants.

Publié le 26/01/2023 - CC BY-SA 4.0

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