Architecton
de Victor Kossakovsky

Sortie en salles le mercredi 27 novembre 2024.

L’art de la construction est l’architectonique. L’architecton est son architecte. Avec son dernier film, Victor Kossakovsky revivifie l’utopie d’une architecture qui serait, avant toute matérialité, le geste d’un artiste. Le cinéaste esquisse une geste édifiante sur la civilisation humaine et la matière de ses monuments, de la pierre taillée au béton.

Photo du documentaire Architecton.
Architecton © Dean Medias.

Avec Architecton, Victor Kossakovsky emprunte les chemins de la « pensée cosmique ». Née au tournant du 20e siècle russe, cette pensée nourrit le suprématisme, un mouvement en quête d’absolu métaphysique. Figure de proue de cette avant-garde, Kasimir Malevitch travaille dès les années 1910 à développer une quatrième dimension à ses recherches formelles en peinture. Malevitch imagine un suprématisme qu’il qualifie de spatial et d’aérien, pour lequel il produit ses Architectones, sculptures-prototypes destinées aux jeunes générations d’architectes. 

Son obsession pour une architecture authentiquement artistique trouve un prolongement chez le grand poète Velimir Khlebnikov, qui écrit en 1914 sur la ville du futur : « Dans cette ville, l’homme s’inscrit dans un autre monde de sensations spatiales, dans le monde où la rupture qui s’est formée entre la nature et l’homme a disparu. » C’est bien avec cet idéalisme que Victor Kossakovsky édifie les visions d’Architecton

Cinéaste versatile, Victor Kossakovsky est né à Leningrad en 1961. Féru d’optique, il rend hommage à l’inventeur de la photographie au générique de chacun de ses films. Le spectateur attentif pourra ainsi lire son nom en compagnie d’une reproduction du Point de vue du Gras, la plus ancienne photographie conservée et prise par Nicéphore Niépce en 1827. Formé au mythique Studio de films documentaires de Saint-Pétersbourg comme opérateur, assistant-réalisateur et monteur, Kossakovsky développe depuis 1989 une œuvre de portraitiste qui culmine avec Belovy (1993) et Sviato (2005), s’essayant aussi à l’absurde comédie humaine dans Silence ! (2003), sans doute le premier « film de confinement ». Avec ¡ Vivan las Antipodas ! (2011) son cinéma prend une nouvelle épaisseur et un tournant planétaire, confirmé depuis par Aquarela (2018), et plus récemment par Architecton.

Les moyens développés sont comme précédemment particulièrement spectaculaires, faisant de la salle de cinéma un écrin indispensable pour accueillir le grand spectacle de l’évaporation de l’homme. Rendue minuscule et insignifiante, l’Humanité est réduite à une silhouette fugace filmée à très grande hauteur, à très grande distance. Le spectateur cherche les rares traces de vie humaine dans les immeubles évidés par les bombardements russes en Ukraine ou par les séismes en Turquie. Ses ruines contemporaines sont la première étape d’un voyage aérien dans le temps. Le début d’une parabole sur notre finitude.

Photo du documentaire Architecton.
Architecton © Dean Medias.

Les séquences en noir et blanc, s’attardent plus encore sur la chute des civilisations incarnées par des sites archéologiques envahis par la végétation. Reminiscentes du travail photographique de Josef Koudelka avec sa série Ruines sur les vestiges des hauts lieux de la culture grecque et latine, ces séquences prises au drone travaillent le vol du temps et suggèrent que nos villes modernes sont menacées du même destin. La partition originale de Evgueni Galperine multiplie les clins d’œil bibliques en faisant résonner d’inquiétantes « trompettes de Jéricho ». 

Kossakovsky s’ingénie à parsemer son film d’indices annonciateurs, alertant l’Humanité. Ici, un arbre est abattu dans la clairière d’une forêt. Ailleurs, l’arbre est abattu au milieu de la ville frappée par la catastrophe. Appartenant au temps long d’un genre particulièrement fécond de l’histoire de l’art, ce pur plaisir esthétique de la ruine trouve ici une nouvelle itération, sans toutefois atteindre le sublime terrifiant de Homo sapiens (2005), le film-catastrophe de Nikolaus Geyrhalter.

Comme dans les Architectones de Malevitch, la verticalité et l’horizontalité sont les axes cardinaux pour gouverner le déplacement de la caméra. Le paysage terrestre, qu’il soit gagné par la forêt ou le béton, est ainsi divulgué par des mouvements aériens et parfaitement calibrés. L’espace et le temps sont ainsi appréhendés par la sensation visuelle d’un spectacle à grande échelle, symboliquement très encombré. Cette vision de l’Humanité, condamnée à retourner perpétuellement à son état de Nature trouve un contrepoint inattendu, dans une figure énigmatique et une trop brève rencontre.

Victor Kossakovsky semble en effet avoir trouvé un surgeon contemporain d’une architecture radicalement utopique en la personne de Michele de Lucchi. Le célèbre designer et architecte italien incarne la sagesse du retour aux sources de la matière :

« Pour moi, en tant qu’architecte et designer, le vrai sujet du moment est d’étudier – et de mieux comprendre de manière théorique – la différence entre temporalité et éternité, ce qui doit être temporaire et ce qui doit être permanent. »

Michele de Lucchi
Photo du documentaire Architecton.
Architecton © Dean Medias.

Au commencement était donc la pierre. À Baalbek au Liban, Michele de Lucchi cherche à lire le passé en caressant les vieilles pierres, à les comprendre en embrassant un imposant mégalithe. Chez lui, dans son jardin, il dirige un étrange projet paysager, dont la finalité n’est révélée que in fine, avec toute l’élégance dont le cinéaste est coutumier. Créateur génial adepte de la sobriété, l’excentrique italien semble au diapason des conceptions éco-utopiques du cinéaste, qui ne manque pas de mettre en scène leur (trop) bref dialogue.

Rares sont les cinéastes qui parviennent à orchestrer d’aussi importants moyens au service de leur ambition esthétique et d’une sensibilité écologique. À rebours de Nikolaus Geyrhalter, dont le cinéma s’emploie à expliciter précisément certains des processus humains qui nous menacent, Victor Kossakovsky travaille l’allégorie. Il la cisèle pour nous alerter sur la menace du béton, et appeler en dernier ressort à une architecture plus durable et respectueuse de l’environnement. Sa laconique parabole finit par écraser brutalement le spectateur ; sans les vertiges et les espoirs de l’utopie, que le cinéaste voudrait qu’il chérisse avec lui.

Julien Farenc

Bande annonce

Rappel

Architecton – Réalisation : Victor Kossakovsky – 2024 – 1 h 34 min – Production : Ma.ja.de. Filmproduktion, Solent productions – Distribution : Dean Medias.

Publié le 26/11/2024 - CC BY-SA 4.0

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