Dreaming Walls : inside the Chelsea Hotel Maya Duverdier et Joe Rohanne
Sortie en salles le mercredi 28 août 2024.
Voyage au cœur du Chelsea Hotel, bâtiment légendaire de la contre-culture new-yorkaise à un moment crucial de son existence. En travaux, il sera bientôt un hôtel de luxe pour clients fortunés. Une dizaine de résidents, suspendus entre un passé mythique et un avenir incertain, témoignent et tentent de vivre jusqu’au bout leur aventure artistique.
Quelques repères historiques
Situé au cœur de Manhattan, le Chelsea Hotel est un bâtiment de douze étages en briques rouges aux magnifiques balcons en fer forgé et à la majestueuse cage d’escalier intérieure. Conçu par l’architecte franco-américain Philip Gengembre Hubert, très influencé par les théories de Charles Fourier, le Chelsea a été pensé, au départ, comme un phalanstère et construit entre 1883 et 1885.
Dès 1905, une première faillite brise l’utopie d’habitation coopérative privée pour faire place à un hôtel de luxe au centre de la vie artistique new-yorkaise. À la suite d’une nouvelle banqueroute, il est racheté par Joseph Gross, Julius Krauss et David Bard qui le dirigera de 1939 à 1955. Son fils, Stanley, très favorable aux artistes, prendra le relai jusqu’en 2007. Il sera évincé au profit d’une société avant d’être vendu à nouveau le 4 août 2011 à Joseph Chetrit, promoteur immobilier qui commence de gigantesques travaux de rénovation entravés, entre autres, par les plaintes et les recours administratifs de locataires de longue date, plus ou moins protégés par une réglementation d’État.
« Le Chelsea attirait, comme une grotte féerique, des personnages venus de tous les mondes. »
Jean-Claude Carrière, Les années d’utopie, 1968-1969.
C’est pendant les années 1950, 60 et 70 qu’il devient le lieu où se retrouvent la bohème et l’avant-garde new-yorkaise. Nombreux sont ceux qui y passèrent ou y séjournèrent plus ou moins longtemps. Citons entre autres : les écrivains de la Beat Generation, Arthur Miller, Arthur C. Clarke, Charles Bukowski… des réalisateurs : Stanley Kubrick, Shirley Clarke, Milos Forman… des musiciens : Leonard Cohen, Bob Dylan, Janis Joplin, Joni Mitchell, Nico, Patti Smith… des plasticiens : Jackson Pollock, Larry Rivers, Yves Klein, Niki de Saint Phalle, Robert Mappelthorpe, Frida Kahlo, Diego Rivera…. Aux artistes reconnus ou en devenir se mêle peu à peu une population marginale et interlope de drogué·e·s, de prostitué·e·s, de dealers et de proxénètes. Le Chelsea (entré au registre des monuments historiques en 1977), inspire poèmes, chansons, films et romans. Il est un aimant, un lieu de convergence, un point focal de (contre)-culture et de culture populaire.
« J’adorais ce lieu, son élégance miteuse et l’histoire qu’il conservait si jalousement… Ici, Dylan Thomas, submergé de poésie et d’alcool, avait passé ses dernières heures… lls étaient si nombreux, ceux qui avaient écrit et conversé, ceux qui s’étaient convulsés dans les chambres victoriennes de cette maison de poupées… Tant d’âmes en transit s’étaient étreintes, avaient gravé leur empreinte et s’étaient éteintes ici. »
Patti Smith, Just Kids, 2010.
En février 2022, le Chelsea, hôtel de luxe, réouvre au public.
Naissance d’un projet
Dreaming Walls ne retrace pas l’histoire du Chelsea. Les réalisateur·rices, Maya Duverdier et Joe Rohanne, très marqué·e·s par le livre Just Kids de Patti Smith et par Une Chambre à soi de Virginia Woolf, y sont allé·e·s avec en tête l’utopie qu’il incarne, celle d’un « lieu de refuge, de rencontres, de partage et de liberté pour tous, sans distinction de classe, de genre, d’origine, de parcours. »
Or, le Chelsea est en travaux, en mutation complète depuis 2011. Le décalage est flagrant entre le mythe et la réalité de l’hôtel en 2018, toujours en chantier, encore habité par une cinquantaine de résidents parfois très âgés. De cet écart, de ce hiatus, est né le désir de faire un film qui ne serait pas fondé comme ChelseaGirls d’Andy Wahrol – créateur de la Factory, autre repaire de l’underground new-yorkais – sur des artistes iconiques, mais tendrait plutôt à une déconstruction et une désacralisation du lieu.
Une rencontre essentielle
Le hasard, qui fait parfois bien les choses, a mis sur le chemin des deux cinéastes et surtout dans le hall, le lobby, de l’hôtel en chantier, une femme : Merle. Une relation de confiance va se nouer entre Merle Lister, danseuse-chorégraphe et Joe et Maya. Merle sera le fil d’Ariane dans le labyrinthe chaotique du Chelsea. Merle dialogue avec les ouvriers du chantier. Elle esquisse même quelques pas de cha-cha-cha avec l’un d’eux, admirateur de Leonardo da Vinci. Le Chelsea est la muse de Merle. Elle l’arpente avec son déambulateur en quête de formes pour stimuler son imagination, son art et son travail chorégraphique. Merle est le lien entre les realisateur·rices et les autres résident·e·s. Elle est le sésame qui permet l’ouverture d’une petite dizaine de portes de tenant occupied (occupé par un locataire).
Les « Irréductibles du Chelsea »
Ces résident·e·s font figure d’« irréductibles du Chelsea ». Mu·e·s par le désir décidé de continuer coûte que coûte à demeurer et à créer en ce lieu, ils·elles portent en eux·elles l’histoire légendaire du Chelsea et en sont la mémoire vivante, tandis que le temps de certain·e·s à vivre est compté. Deux résident·e·s mourront avant la fin du montage du film. Ces irréductibles ne semblent pas former une communauté, mais exister les un·e·s à côté des autres. Le combat qu’ils·elles mènent contre le promoteur-propriétaire du Chelsea revêt différentes formes et issues : changement d’étage, abandon contraint du toit transformé patiemment en jardin exotique pour laisser la place à un rooftop avec, qui sait, piscine et jacuzzi, diminution drastique des m². Leur espace grignoté, leur quotidien fait, depuis une décennie, de recours administratifs et de bruits incessants difficiles à supporter dans la durée, signent la défaite de l’utopie Chelsea face à la marchandisation capitaliste de cette utopie même. Rose, Merle, Susan et Joe, Nick et Zoe, Bettina, Gerald, Steve et Skye sont attachant·e·s. Ils·elles sont sculpteur·rices, peintres, performeur·rices, photographe. Ils ont chacun·e une vision de leur art qu’ils·elles nous font partager. Ces dix irréductibles ont une présence forte à l’écran sans doute due à leur capacité à résister, à se réinventer grâce à l’énergie du lieu, à son pouvoir de transformation, de métamorphose. « C’est le genre d’endroit qui exige de vous d’être libre » peut-on entendre dans le film.
Méthode, narration, montage
Tourner dans ce lieu, lourd d’un tel passé et en complète mutation, exige, si ce n’est de se défaire, du moins d’estomper au maximum les représentations, les projections et les connaissances qu’on a de lui. Ce cheminement qui consiste en un effacement relatif de l’histoire et des fantasmes agrégés au Chelsea Hotel permet d’aller à la rencontre de sa réalité de 2018.
Deux années, huit séjours et un dernier tournage pendant la pandémie du covid avec des instructions données à distance à une équipe locale grâce à WhatsApp, telle est la temporalité où s’inscrivent quelques 150 heures de rushes. Pour guider ce travail de captation fait d’écoute, d’observation, de relations de confiance et de complicité patiemment tissées avec les protagonistes, un maître-mot : la flânerie. Dans ce rapport à l’espace et au temps, dans ce processus, Maya Duverdier et Joe Rohanne s’immergent dans le vaste chantier fait de gravats, de parois en plastique, de squelettes de mur en construction, de colonies anarchiques de fils électriques, d’échafaudages… Musarder, errer avec un but qui se dessine au jour le jour, permet d’accueillir hasards et imprévus et de graver sur la pellicule le rythme, la présence au monde, l’histoire individuelle, l’aventure artistique de chaque protagoniste rencontré.
Ce vif intérêt pour les résident·e·s actuels est le socle du travail de déconstruction/désacralisation du mythe de l’hôtel. Ainsi se crée l’esquisse d’une narration où émergent et se combinent les thèmes de l’amour, de la création, de la transmission, de la mort qui rôde aussi.
Ordonner ce matériau filmique fut un défi. Pour le relever, Maya Duverdier et Joe Rohanne ont réalisé un gigantesque puzzle in progress fait de photos extraites des rushes. Ainsi, ont-elle·iel pu expérimenter des hypothèses, des enchaînements possibles de montage. Ce long travail, cette gésine s’est refusée à la narration linéaire et s’est construite par tâtonnements. Un point de vue historique sur le Chelsea, qui serait apparu comme une approche raisonnée, n’est pas à l’œuvre. Une démarche poétique a orchestré le montage du film :
« C’est ainsi que le film s’est élaboré au montage, pas nécessairement via des transitions logiques, mais par des jeux de correspondances, d’échos au contact des images. C’est comme si la matière avait sa propre cohérence, qui surgissait de manière organique. Et c’est ce qui donne au film son caractère polyphonique, sa structure kaléidoscopique où s’assemblent et se mélangent en un tout les matières et les époques, puisque nous avons aussi travaillé à partir d’archives. »
Maya Duverdier et Joe Rohanne.
Les images d’archives proviennent de sources diverses et/ou résultent des recherches et de l’engagement de Martin Scorsese, producteur exécutif du film, amateur de rock’n’roll, assistant avec Thelma Schoonmaker de Michael Wadleigh pour le cultissime Woodstock (1970) et réalisateur de The Last Waltz, hommage à Robbie Robertson et son groupe mythique The Band. Les images et séquences d’archives s’entrelacent avec fluidité aux images tournées par Maya Duverdier et Joe Rohanne. Elles permettent des allers-retours aisés entre le passé et le présent, créant une continuité qui vise à donner à tous ces moments un parfum d’éternité. Ces passages limpides du temps faits de poésie et d’imaginaire collectif inscrivent le mythe et ses icônes en transparence sur les murs du Chelsea. Ils soulignent le travail d’artistes comme Shirley Clarke ou Harry Smith. Une séquence dédiée à la permanence du désir de Merle de continuer à danser et à chorégraphier est un bel hommage à cette femme rare, hors du commun, tendue vers la vie et la création qui donne sens à la sienne. La fluidité entre les séquences est renforcée par l’utilisation, pour certaines d’entre elles, d’une camera argentique Bolex, dont les images en 16 mm furent développées artisanalement par les réalisateur·rices dans un labo de Brooklyn.
L’absence de frontière entre passé et présent est une alchimie particulièrement réussie à différentes étapes du film. Dans la scène inaugurale apparaît sur le toit du Chelsea, une Patti Smith toute jeune et emballée à l’idée de vivre là où, Dylan Thomas (1914-1953), un de ses poètes-phares, vécut et mourut. La séquence finale entre en résonance avec un des poèmes les plus connus de D. Thomas : N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit. Bettina Grossman (1927-2021), diogène dans l’appartement qu’elle occupe depuis 1970, arrive non seulement à s’appuyer sur son balcon en surplomb de la ville, mais surtout (et elle est la seule dans ce cas) à être filmée à l’extérieur du Chelsea, dans la nuit new-yorkaise qui l’enveloppe et d’où surgissent des souvenirs anciens de son travail de photographe. Cette femme aux confins de sa longue vie est portée par son désir artistique, transportée par son déambulateur et transfigurée par les images qu’elle a créées. Parcourant la ville avec son appareil, son pied et ses rails, cette femme, qui repousse la mort en ayant toujours des projets d’exposition, cette femme voutée par les ans, est une résistante à la transformation radicale et définitive du Chelsea.
En devenant un hôtel de luxe dont le prix des chambres et des suites n’est pas renseigné sur son site, le Chelsea Hotel perd son âme contre-culture et bohème. Ses murs ne sont plus les écrans où se projettent des rêves d’art et d’artistes mais le lieu d’un commerce juteux entre nostalgie et argent. Dreaming Walls dialogue cinématographique entre passé et présent, entre artistes iconiques et créateurs moins connus, demeurera, si ce n’est pour l’éternité du moins pour quelques décennies, l’archive de cette métamorphose.
Isabelle Grimaud
Bande Annonce
Rappel
Dreaming Walls : inside the Chelsea Hotel – réalisation et écriture : Maya Duverdier et Joe Rohanne ; musique originale : Michael Andrews – 1h17min – noir et blanc et couleur. Production : Clin d’œil Films – Coproducteurs : Les Films de l’œil sauvage, CBA, Hard Working Movies, Basalt Film, Momento Film, Media International. Distribution : Clin d’œil Films, Les Alchimistes Films.
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