Museum
de Yonathan Levy

Sortie en salles le mercredi 30 novembre 2022.

Au cours d’une visite au musée d’Auschwitz-Birkenau, des visiteurs anonymes découvrent les atrocités des crimes et des sévices qui ont été pratiqués dans l’enceinte de ces murs. Certains expriment leurs difficultés à comprendre la tragédie qui s’y est déroulée ou bien encore à appréhender l’immensité de la mort qui leur fait face. D’autres visiteurs, quant à eux, préfèrent se plonger dans des discussions triviales et banales qui résonnent étrangement en ce lieu. En ressort un portrait inédit d’Auschwitz et une approche vertigineuse de la mémoire de la Shoah.

Photo du documentaire Museum.
Queue à l’entrée du Mémorial © 2022 Elyon Motions.

L’avis de la bibliothécaire

Je me souviens très bien de ma première visite au Mémorial d’Auschwitz-Birkenau. J’étais lycéenne et des centaines de questions se sont imposées à moi. Les pleurs de certains élèves de ma classe, les rires d’autres qui ne pouvaient s’empêcher de blaguer, la vente de cartes postales, les appareils photographiques qui ne s’arrêtaient jamais. J’avais du mal à comprendre ce que je faisais là. Pouvait-on décemment organiser des visites touristiques sur ce lieu chargé d’histoire, même dans la vocation de transmettre cette histoire et notamment aux plus jeunes ? Pouvait-on respecter la mémoire des personnes disparues dans tout ce bruit ? Toutes les contradictions que j’ai pu ressentir ce jour-là et la problématique de réception d’un vaste public dans les camps de la mort sont posées dans Museum, un film post-moderne qui interroge notre condition de spectateur au sein du tourisme funéraire et propose une réflexion sur la mémoire.

Un projet qui a pris du temps

Différentes étapes ont précédé l’aboutissement de Museum. Dans une pratique assez artisanale, le réalisateur Yonathan Levy a avancé majoritairement seul dans la plupart d’entre elles, à l’exception de la finalisation car des fondations et mémoriaux ont financé la postproduction du film.

Une première visite des lieux de mémoire de la Shoah avec l’école juive marque le réalisateur alors qu’il a seulement quatorze ans. Celui-ci revient alors qu’il est étudiant à Cracovie en 2004 et réalise que le Mémorial se situe dans le cadre d’un circuit touristique entre le château de Cracovie, les mines de sel de Wieliczka et la ville de montagne de Zakopane. Il lui vient alors l’idée de faire un film sur la visite d’Auschwitz et surtout sur ses visiteurs. En 2007, alors apprenti-réalisateur, il filme sans autorisation 90% des images de Museum en négociant sa présence plusieurs semaines avec sa caméra DV auprès des gardiens du site, qui le prennent pour un amateur. Pris par d’autres projets (dont Das Kind, son premier long métrage en 2013), le film reste dans les tiroirs jusqu’à ce que Yonathan Levy revienne dessus en 2017 après une nouvelle visite du site polonais. Le son original de 2007 est d’une trop mauvaise facture pour être utilisé. Les visiteurs sont filmés de loin, sans micro-cravate ou perche. Yonathan Levy entame donc un lent et patient travail de reconstruction sonore en post-production. Il agence un medley de différentes phrases issues de plusieurs sources, cite directement les touristes à partir des notes prises dans son carnet, des vidéos qu’il a filmées ou trouvées sur les plateformes, et des commentaires lus sur le site touristique Tripadvisor. De la réflexion la plus désarmante à la plus triviale, il organise une circulation de la parole sans réelle dramaturgie. Pour la composition sonore, il travaille avec 6 studios, 11 langues, 85 acteurs. Enfin, en 2019, il filme de nouvelles images du musée, cette fois-ci avec une autorisation et davantage d’encadrement.

Photo du documentaire Museum.
Des visiteurs patientent pour entrer dans un baraquement © 2022 Elyon Motions

Se recueillir dans une usine touristique

Lors de la visite du Mémorial, il est difficile de se recueillir et de se concentrer. C’est un lieu qu’on préférerait visiter en silence, dans le calme, loin du monde. Et c’est l’inverse qui se produit. Les guides et surtout, les programmes serrés des tours opérateurs, poussent les visiteurs à être toujours groupés et en circulation. Les personnes ne peuvent donc pas réfléchir ou se reposer.

Le réalisateur utilise son dispositif pour renforcer cet effet de massification car la production sonore du film a posteriori ajoute de la distance à ce que nous regardons. Le réagencement du son apporte une dimension artificielle à ces instants volés de la visite. Ne vous attendez pas à apprendre des choses sur l’histoire de la Shoah ou à entendre des parties complètes de la visite. Ce processus ne reconstitue pas une visite, mais le vacillement et les sensations provoqués par celle-ci sur les visiteurs. Dans cette reconstitution, la multiplicité des langues et des phrases et leur décontextualisation créent une agitation, une intranquillité, une instabilité. Cette méthode met le spectateur en déséquilibre devant un véritable brouhaha incessant dont il perçoit parfois seulement des bribes de sens.

C’est parce que le Mémorial est devenu une quasi « usine touristique », remplie de 2 millions de visiteurs par an que le réalisateur met en scène la contradiction primaire entre lieu de mémoire et musée. Dans ce territoire où près d’un million de personnes ont perdu la vie dans une mise à mort mécanisée et inhumaine, des milliers de visiteurs débarquent dans des cars chaque jour, font la queue pour entrer sur le site et poursuivent des centaines de guides tous plus pressants les uns que les autres. Ainsi la logistique du tourisme remplace indubitablement la logistique nazie :
« Le télescopage entre tourisme de masse et extermination de masse est malheureusement inhérent à l’existence de ce lieu en tant que musée. Et c’est une composante avec laquelle il faut s’accommoder. » (Propos du réalisateur)

Redonner du sens à un vide sidérant

Si Auschwitz est un musée, il n’y a pourtant rien à y voir. Le musée ne peut mettre en avant que des traces. Hormis quelques murs, il n’y a rien. Les guides racontent dans la chronologie, sans drame, la logique numéraire et la méthodologie nazie. Mais ils ne doivent pas raconter d’histoires individuelles. Seuls des faits, des chiffres. Pas d’émotions. Et c’est sans doute pour cela que ces lieux s’emplissent des mots des visiteurs. Devant le vide laissé par l’Histoire, ils se retrouvent finalement assez seuls face à des questionnements sur le mal, la logique nazie et la catastrophe humaine. L’effet de la visite se prolonge souvent plusieurs jours après le départ des visiteurs. Il reste difficile de regarder ce lieu sidérant en face bien qu’il n’y ait rien à y voir. Face à ce que l’on ne peut concevoir ni comprendre, l’absence de dignité de certains qui ne respectent pas les disparus et se retrouvent à amorcer de petites conversations pourrait aussi bien être une fuite en avant assez humaine. Ainsi est-ce bien utile de s’offusquer de voir un adolescent se prendre en selfie devant le portail « Arbeit Macht frei » ou s’allonger dans un pré à côté d’un four ? Quelle est la différence entre respect, distance, bienséance ? La palette des réactions et des questionnements de chacun devient apparente dans Museum et ouvre une dimension métaphysique sur notre manière de nous comporter face à l’Histoire.

Peut-être aussi que devant tant de sécularisation et de désacralisation, le lieu gagne à reprendre vie et se remplir de jeunesse ou d’éclats de rires. Le projet funeste d’extermination des juifs a été stoppé en 1945 et ce sont depuis l’ouverture du Mémorial des millions de personnes qui lui font ainsi un pied de nez tous les jours. Le Mémorial d’Auschwitz-Birkenau est un territoire à jamais à la rencontre de la vie et de la mort. Un trop plein de gestes et de mots pour combler le vide. Un trop plein pour le fuir.

Patrimoine funéraire et lieux de mémoire

À l’heure où se développe le dark tourism, en français tourisme noir ou encore thanatourisme, soit le fait de visiter des lieux où il y a eu des catastrophes, comment faire vivre les lieux de mémoire sans cultiver un culte du morbide et dans le respect des disparus ? Devant le cynisme des tours opérateurs organisant des visites groupées d’Hiroshima et Fukushima, du Mémorial du 11 septembre et de Center Park ou d’Auschwitz et des mines de sel, où se situe la frontière entre tourisme, voyeurisme et devoir de mémoire ?

Le film Museum porte cette réflexion sur le devoir de mémoire et l’avenir du patrimoine dans une logique de réflexion sur la muséographie et la réception du spectateur. C’est pourquoi le réalisateur a choisi le titre Museum car il est vrai qu’aujourd’hui on visite le camp d’extermination comme un musée. Pourtant, Yonathan Levy n’a pas voulu dénoncer les intentions du Mémorial ni les réactions déplacées de certains visiteurs, mais ouvrir le spectateur à une réflexion personnelle que lui a inspirée ce lieu. Ce passionné de la transmission de l’histoire du judaïsme travaille d’ailleurs désormais sur l’élaboration d’une visite virtuelle du Mémorial d’Auschwitz-Birkenau.

Frédéric Crahay, directeur de la Fondation Auschwitz parle quant à lui de tourisme mémoriel : « Dans le tourisme mémoriel, l’aspect purement divertissant passe au second plan. Ce sont les dimensions historique et mémorielle du lieu visité qui sont mises en avant. »

Autant de pistes à explorer lors d’un débat à la sortie du film.

Marina Mis

Bande annonce :

Rappel

Museum – Réalisation : Yonathan Levy – 2022 – 1 h 13 min – Production et Distribution : Elyon Motions ; Blima Production

Publié le 30/11/2022 - CC BY-SA 4.0

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