La Terre est bleue comme une orange
d'Iryna Tsilyk

Sortie en salles le mercredi 8 juin 2022.

Anna et ses quatre enfants vivent dans la zone de guerre du Donbass, à l’est de l’Ukraine. Leur projet commun : tourner un film sur leur quotidien dans cette ville peu à peu détruite par les bombardements. Les réalisateurs transforment leur salon en studio et demandent aux soldats de prendre place devant la caméra. Il en résulte un documentaire réflexif et émouvant sur la vie en marge de la paix et sur les pouvoirs du cinéma.

La Terre est bleue comme une orange © Albatros Communicos

L’avis de la bibliothécaire

Alors que la guerre en Ukraine est enlisée et que le Donbass est en plein cœur des combats entre les armées russe et ukrainienne, voir La Terre est bleue comme une orange a aujourd’hui un goût plus amer qu’acide. La poésie de son titre en référence au poème de Paul Eluard attriste. Satisfaisons-nous déjà de sa sortie en salles qui donnera certainement l’occasion aux exploitants puis aux bibliothécaires d’organiser des débats sur la situation actuelle en Ukraine.

Le quotidien d’une famille bouleversé par la Guerre du Donbass

La Terre est bleue comme une orange © Albatros Communicos

Dans un temps indistinct situé peu après 2014, Anna et ses quatre enfants, deux jeunes filles et deux très jeunes enfants, vivent dans une petite ville de la région du Donbass en pleine zone de guerre. Les hommes sont absents de ce foyer. Peut-être sont-ils partis sur le front ? Il n’en est pas dit davantage. Le quartier est bombardé régulièrement mais la famille a décidé de rester plutôt que de quitter la région. Sinon, qui reconstruira ce qui a été détruit ?

Quelles sont les conséquences de cette décision ? Alors que la maison des voisins a été détruite et qu’il devient difficile de vivre « normalement », la famille apprend peu à peu à maîtriser les procédures de sécurité en cas d’attaques, à réagir en cas de bombardements, à rationner ses produits alimentaires et à faire face à la pénurie de médicaments et de soins basiques. Pourtant, tout est fait par Anna et ses enfants pour que le quotidien suive son cours bon an mal an et que la vie soit célébrée : on joue de la musique, on fête Noël et des anniversaires, on joue avec les chats et on se rend au concert de fin d’année. Les enfants vont encore à l’école et Mira, la plus grande des filles, a pour projet d’entrer en études de cinéma.

Le saviez-vous ?

Entre 2014 et 2015, deux millions de personnes ont fui la zone de conflit pendant les débuts de la « guerre du Donbass », une guerre hybride qui oppose les groupes séparatistes pro-russes aux autorités ukrainiennes. Celle-ci a causé des déplacements de population internes au pays : des Ukrainiens en fuite se sont dirigés massivement vers Kharkiv et vers la capitale, Kiev. D’autres ont demandé l’asile dans les pays voisins – Fédération de Russie, Biélorussie, Moldavie, Pologne, Hongrie et Roumanie. Les bombardements aveugles de zones résidentielles causèrent autant de morts et de blessés parmi les civils des zones contrôlées par les autorités ukrainiennes que dans les régions gérées par les groupes armés pro-russes. Après l’auto-proclamation des Républiques populaires de Donetsk et Lougansk et le cessez-le-feu de Minsk signé en février 2015, le conflit a néanmoins perduré dans cette région à l’est du pays jusqu’à devenir l’un des prétextes à l’intervention russe en Ukraine.

Raconter la guerre : du film métapoétique à la fiction

La Terre est bleue comme une orange © Albatros Communicos

Comment raconter la guerre ? Ce film propose une réflexion formelle métapoétique sur ce que peut le cinéma. Comme le définit Marc Cerisuelo dans son ouvrage Hollywood à l’écran. Essai de poétique historique des films : l’exemple des métafilms américains (Presses Sorbonne Nouvelle, 2011), « le métafilm est une fiction qui prend explicitement pour objet le cinéma en représentant les agents de la production (acteurs, réalisateurs, scénaristes, producteurs, techniciens, etc.). [Il] procure une connaissance d’ordre documentaire ou vraisemblable, et élabore un discours critique à propos du cinéma ».
Le métafilm consiste donc en une œuvre de fiction où un ou plusieurs personnages deviennent conscients du fait qu’ils sont dans une fiction. Ils peuvent par exemple faire un commentaire sur l’élaboration de l’œuvre en question et briser de la sorte le 4e mur. La Terre est bleue comme une orange est un film métadocumentaire sur un film a priori documentaire en train de se faire dans la tradition des films « méta » comme Huit et demi de Federico Fellini, Chantons sous la pluie de Stanley Donen, La Nuit américaine de François Truffaut ou encore Ed Wood de Tim Burton. Il s’agit donc d’une mise en abyme, que l’on représente classiquement avec l’exemple de la boîte de Vache qui rit dont les boucles d’oreilles sont des boîtes de Vache qui rit. Le film est en train de se fabriquer sous les yeux du spectateur qui peut en apercevoir ses moyens techniques et ses questionnements esthétiques. Plusieurs caméras apparaissent à l’écran comme du matériel d’éclairage et de prise de son (perches et micros). Certaines séquences sont mêmes rejouées plusieurs fois sous différents angles, s’inspirant des figures de mise en scène de la fiction. Cette dimension fictionnelle ne retire rien à la portée documentaire de La Terre est bleue… mais elle met plus en avant les interrogations d’Anna et ses enfants sur leur projet de cinéma en temps de guerre : faut-il filmer la joie de cette maison au risque de faire oublier ce qu’il se passe dehors ? A-t-on besoin de montrer les ruines pour faire comprendre l’absurdité et la violence de la situation ?

La Terre est bleue comme une orange © Albatros Communicos

Anna et Mira décident de laisser la guerre en dehors du cadre tout en la racontant lors de séquences en « studio » dans lesquelles les membres de la famille vont pouvoir exprimer leur colère et leur peur face caméra. En dehors de ces scènes de témoignages, chacun contribue au film en jouant son propre rôle en situation, parfois au cœur même de l’action. Une séquence de prière collective dans l’abri souterrain prenant des airs de fiction marquera les esprits comme une autre sur la prévention anti-bombardement vue sous la forme d’un jeu. Ces scènes permettent de prendre du recul et pour les enfants, de s’amuser. La mise à distance est aussi catharsis, derrière la fabrication du film vient le besoin de partager une situation, l’envie de lutter contre la peur et vaincre l’ennui. Continuer la création artistique en période de guerre consiste effectivement en une lutte pour la survie et la liberté. Le cinéma est un besoin, une croyance, une expérience fondatrice et collective dont on comprend toute la portée pendant la scène magique de projection à la fin du film.

Marina Mis

Bande annonce

Rappel

La Terre est bleue comme une orange – Réalisation : Iryna Tsilyk – 2020 – 1 h 14 min – Production : © Albatros Communicos – Moonmakers– Distribution : Cat&Docs / Juste Doc

Publié le 07/06/2022 - CC BY-SA 4.0

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