Bibliothèques et sciences, une relation compliquée
David-Jonathan Benrubi part du constat d’une relation compliquée entre les bibliothèques et les sciences. Et ce malgré des étonnements récurrents (rapports, journées d’étude, prises de position…), depuis les années 50, soulignant la sous-représentation des sciences dans les bibliothèques. Collections, action culturelle, expositions, programmation, formats ou programmes d’EAC, et (dans une moindre mesure) actions de valorisation du patrimoine écrit… Dans l’utilisation de tous ces moyens d’action, qui constituent la palette d’outils des médiathécaires, les objets, sujets, problèmes, enjeux liés aux sciences sont très fortement sous représentés, et quand ils sont saisis, c’est souvent par le biais de partenariats très ponctuels, pour ne pas dire de prestations.
Inversement, dans pratiquement tous les rapports parlementaires traitant de la diffusion de la culture scientifique (un sujet majeur de notre temps), les mots « bibliothèque » ou « médiathèque » n’apparaissent pas, ou en mode mineur. Aujourd’hui, parmi les structures adhérentes à l’AMCSTI et au sein des travaux que cette importante association professionnelle organise, on ne trouve presqu’aucun acteur de la lecture publique. Les bibliothèques y sont, le plus souvent, au mieux perçues comme des points de chute, des réceptacles pour des « partenariats » Historiquement, il se peut que cette situation très française trouve son origine dans la scission entre lecture publique et documentation après la seconde guerre mondiale. La première est rangée du côté des lettres, des humanités et des sciences sociales et politiques et la seconde, enseignée au CNAM, du côté des techniques, de la science, de l’industrie.
Un champ peu structuré
Le champ de la CSTI est considéré comme peu structuré. Peut-être parce qu’elle est la dernière arrivée des politiques culturelles en France, sans ministère de référence clairement identifié. Peut-être aussi parce que la culture scientifique est portée par des acteurs divers : certains très anciens (les museums), d’autres nés dans le sillage de l’éducation populaire (l’AFA, les Petits débrouillards, les Francas…) ou d’autres mouvements militants, souvent à l’origine des centres de culture scientifique, technique et industrielle (CCSTI). Les universités, de leur côté, sont de plus en plus mobilisées, non seulement au titre des formations initiales aux métiers de la culture scientifique, mais surtout par le biais de services dédiés à la valorisation de la recherche ou au partage de l’esprit scientifique. Dans cet écosystème, Universcience (CSI et Palais de la Découverte) a occupé une place changeante. Depuis la loi Fioraso, les conseils régionaux sont théoriquement chefs de file de la CSTI (à ce jour c’est surtout théorique). Cette diversité contribue sans doute à la richesse et à l’inventivité des acteurs de la CSTI (qui ont une grande avance dans certains domaines, tels que la médiation culturelle), mais elle dessine une très forte inégalité géographique. Les actions permanentes (par exemple portées par un lieu, comme un centre de science), a fortiori généralistes (embrassant tout type d’objet scientifique) sont très majoritairement concentrées dans les grands pôles urbains. Sans même parler de la ruralité : dans les villes moyennes, où il y a pourtant une offre pour toutes sortes de pratiques ou consommations culturelles et sportives, rien n’est le plus souvent prévu pour ce qui relève des loisirs scientifiques.
Les bibliothèques, actrices de la CCSTI plus que simples partenaires
C’est dans ce contexte que les bibliothèques, plus que de simples partenaires ponctuels des acteurs de la CSTI, auraient tout intérêt à s’affirmer davantage comme des opératrices du domaine à part entière. Ce n’est pas seulement une (légitime) question d’aménagement culturel du territoire. C’est aussi un enjeu de cohérence programmatique (notre projet). Une médiathèque centre de science, c’est une médiathèque tout court, ou une médiathèque cohérente avec la majorité des principes reconnus dans notre champ professionnel. Il est très intéressant de mettre en regard des textes de références issus des deux champs et de constater leur très grande proximité. Un centre de science n’aurait aucun mal à se reconnaître dans la quasi-totalité du manifeste de l’UNESCO pour la lecture publique. Inversement, la place actuellement très secondaire des offres de culture scientifique et technique au sein des bibliothèques publiques (place corrélée au profil des équipes, et confortée par une confusion de la fin et des moyens dans les discours sur « le livre » ou la « politique du livre ») rend difficile, selon David-Jonathan Benrubi, une adhésion sincère aux deux premiers paragraphes du manifeste.
En se basant sur des retours d’expérience, David-Jonathan Benrubi établit plusieurs raisons, plus tactiques, qui permettent de voir ce que l’engagement des bibliothèques dans la CSTI peut leur apporter comme à leurs équipes :
- la possibilité, dans une époque où les évolutions techniques et les enjeux environnementaux et de santé rendent manifeste un besoin accru de compréhension des acquis et méthodes des sciences expérimentales, de consolider la légitimité des médiathèques comme actrices culturelles de référence sur un territoire ;
- au sein d’une équipe, au-delà de la curiosité de beaucoup et de quelques inquiétudes chez certains, il y a à moyen terme une appropriation très forte de ces questions, qui mobilisent et contribuent à un renouvellement des compétences ;
- une capacité de mobilisation des partenaires de terrain (encore) plus forte que dans d’autres champs (également légitimes), par exemple la littérature de jeunesse ;
- du point de vue des publics, enfin, la possibilité d’un brassage plus important.
Moyens matériels et ressources humaines
S’agissant de la mise en œuvre, la question des espaces s’avère être un faux problème car, si les bibliothèques disposent rarement d’un laboratoire, de paillasses ou même d’un espace dédié, il est tout à fait possible de faire de la culture scientifique dans un jardin, dans la rue, dans un secteur jeunesse… Elles sont souvent dotées d’un auditorium, de salles d’animations, et bien entendu d’espaces de documentation, tous éléments incontournables des centres de CSTI.
En revanche, la question des ressources humaines est fondamentale pour pérenniser l’action. Il est notamment essentiel d’intégrer une réelle compétence de médiation scientifique aux équipes avec le recrutement des vrai·es médiateur·trices scientifiques. Ces agents spécialisés, qui n’auront aucun mal à intégrer l’environnement professionnel des bibliothèques (globalement facile d’accès), viendront d’une part compléter le panel des expertises spécialisées qui de facto coexistent au sein des bibliothèques (lecture jeunesse, chargés de collections patrimoniales, discothécaires…), d’autre part agiront de manière à faire de la CSTI l’affaire de tous (les collègues), et à irriguer en retour les actions de culture scientifique de nombreux apports.
Publié le 31/08/2023
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