Compte rendu : Journées du numérique en bibliothèque publique 2024

Les nouvelles Journées du numérique en bibliothèque publique, se sont tenues à Nîmes les 7 et 8 mars 2024, avec pour thématique l’impact environnemental et sociétal des services numériques en bibliothèque. Cet événement a été organisé par le ministère de la Culture, la bibliothèque de Nîmes Carré d’Art et l’Agence régionale du livre Occitanie Livre & Lecture. Ce compte-rendu présente l’ensemble des conférences et tables rondes proposées lors de ces deux journées.

Vers un numérique d’intérêt général

Cette première conférence, présentée par Arnaud Levy (co-fondateur de la coopérative noesya), a été consacrée à l’impact environnemental du numérique et à la promotion d’un « numérique d’intérêt général ». Selon Arnaud Levy, les ressources de la Terre ne nous permettent pas de maintenir le développement numérique actuel et il appelle à « dénumériser » en partie nos sociétés et garder uniquement le numérique d’intérêt général.

À ce propos, Monsieur Levy déplore l’absence de débat démocratique sur la place du numérique dans nos sociétés, comme si toute innovation était bonne en soi. Pourtant, en prenant en compte le coût écologique ainsi que les problématiques d’accessibilité numérique, il est possible que le numérique coûte davantage qu’il ne rapporte.

Arnaud Levy a ensuite passé en revue les différentes approches contemporaines s’agissant du numérique responsable, et qui pour lui sont aujourd’hui insuffisantes.

Parmi ces approches, citons notamment le Green IT et le IT for Green: tandis que le Green IT se définit comme « démarche d’amélioration continue qui vise à réduire l’empreinte écologique, économique et sociale des technologies de l’information et de la communication », le IT for Green complète le Green IT en proposant cette fois des solutions au service de la transition écologique, à l’instar du mouvement des smart cities.

Dans les deux cas, Arnaud Levy affirme que ces approches ont pour écueil une « logique d’ingénieur », autrement dit une surestimation de la technique comme solution à la crise écologique. Il préconise ainsi un numérique d’intérêt général qui repose sur 7 piliers :

  • les justes fins : quelle est l’utilité réelle des services numériques ?
  • la juste place : possibilité d’appropriation (Stallman, médiation numérique, encapacitation), liberté d’attention (le numérique fonctionne sans me déranger), droit à la non connexion (il existe une solution sans numérique) ;
  • la démocratie : transparence, logiciel libre, gouvernance compatible ;
  • le respect de la loi : droit du travail, paiement de l’impôt… ;
  • le soin : utilisabilité, beauté et frugalité ;
  • la souveraineté : hébergement en France ou en Europe.
© Bpi

Impact environnemental des bibliothèques numériques : mesurer et agir

La conférence suivante, menée par Aude Inaudi (Aix-Marseille Université) et Priscille Legros (fondatrice de la bouture numérique), a été consacrée à la mesure de l’impact environnemental des bibliothèques numériques, objet d’une étude portée par le Bureau des Acclimatations et l’Université Grenoble Alpes dans le cadre d’une étude plus vaste.

Bien que les résultats de cette étude ne seront connus qu’en 2025, cette conférence a été l’opportunité de comprendre les enjeux environnementaux de l’offre des collections numériques en bibliothèque. Il a tout d’abord été rappelé que 83% des bibliothèques municipales et 90% des médiathèques départementales disposent de ressources numériques. De plus, 21% du budget de ces bibliothèques est consacré aux ressources numériques. Sachant que le secteur numérique représente environ 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et que son évolution est exponentielle, il convient d’analyser le coût écologique des ressources numériques en bibliothèque.

Les intervenantes ont ensuite développé la question du livre numérique proprement dit, dont l’offre en bibliothèque est portée majoritairement par PNB. Une étude de l’Agence de la transition écologique (ADEME) démontre que si le coût écologique du livre papier est la conséquence de sa fabrication et de son transport, l’impact environnemental du livre numérique tient avant tout au stockage des données ainsi qu’à la consommation d’énergie liée à l’acte de lecture lui-même.

L’impact du stockage est crucial en ce que les fichiers concernés sont d’abord détenus par l’éditeur puis par un distributeur qui les transmet aux bibliothèques. À ce jour, le livre numérique est loin d’être avantageux écologiquement par rapport au livre papier. On estime ainsi qu’un ouvrage de 300 pages représente 0,45 kg de CO2 pour sa version papier, 2,7 kg s’il est consulté sur liseuse, 0,91 kg sur tablette multifonction et 4,43 kg sur tablette monofonction.

Quelle place pour la culture dans l’inclusion numérique en bibliothèque ?

La deuxième matinée a commencé par une table ronde sur les projets d’accessibilité numérique en bibliothèque, avec Yoann Bourion (bibliothèques de Bordeaux), François Huguet (revue Numérique en Commun[s)), Sébastien Lasserre (Solidarnet et Réseau d’inclusion numérique gardois) et Julia Morineau-Eboli (commission numérique de l’ABF).

Certains éléments de contexte ont d’abord été rappelés, notamment le fait que 31% des personnes de plus de 18 ans sont considérées comme éloignées du numérique (Baromètre du numérique 2022), que le déficit de « capabilités numériques » est très variable selon les compétences visées ou encore que les plus jeunes sont les plus concernés par cette situation.

Cette dernière a incité l’État à créer en 2021 le dispositif des conseillers numériques qui sont aujourd’hui 4 000 en France et aident les usagers dans leurs démarches numériques. Depuis cette date, différentes structures ont accueilli ces conseillers numériques, dont les bibliothèques ! Yoann Bourion nous a donné l’exemple de la Bibliothèque municipale de Bordeaux, qui propose à ses usagers des ateliers et des rendez-vous d’accompagnement individuel et se définit aujourd’hui comme cheffe de file de l’accessibilité numérique sur le territoire.

Depuis 2023, l’accessibilité numérique est rentrée dans une seconde phase avec la publication d’une nouvelle feuille de route couvrant la période 2023-2027 : France Numérique Ensemble. Constituée de différents engagements, cette dernière doit désormais être débattue et déclinée au niveau local.

Pour lutter contre l’illectronisme, l’État peut également compter sur les associations. À cet égard, Sébastien Lasserre, directeur de Solidarnet, à Alès, souligne que les associations peuvent capter les publics les plus précaires, éloignés des bibliothèques et pouvant ignorer les aides de ces dernières. Collectivités locales et associations peuvent bien sûr travailler de concert sur leur territoire. Dans cet esprit, il peut être utile de cartographier les différents acteurs œuvrant pour l’inclusion numérique afin de développer des partenariats mais également connaître les portions de territoire déjà desservies par des acteurs de ce secteur.

Retours d’expérience de numérique responsable en bibliothèque publique

Trois médiathèques ont ensuite présenté trois projets de leur établissement mettant en avant la thématique du numérique responsable.

Ainsi, la bibliothèque du Carré d’Art de Nîmes a créé un partenariat avec la Fondation Agir contre l’exclusion dont les missions d’inclusion concernent notamment le numérique sous toutes ses formes. Dans le département du Gard, le choix a été fait d’opérer un rapprochement entre l’Éducation nationale et les entreprises, notamment via le programme Wi-Filles. Ce dernier a pour vocation de promouvoir les métiers du numérique auprès des jeunes filles de 14 à 17 ans. À la problématique globale de l’inclusion numérique répond ainsi le souci d’inclure les femmes dans un domaine où beaucoup ne se sentent pas légitimes du fait des stéréotypes de genre entourant les matières dites « scientifiques ».

De même, la médiathèque départementale de l’Hérault a développé une charte des bonnes pratiques du numérique afin d’informer ses usagers du coût écologique d’un panel d’actions numériques courantes.

Enfin, nous avons découvert la démarche d’éco-conception du site Web de la Bibliothèque municipale de Lyon, autrement dit, la prise en compte du coût environnemental de la création ou la mise à jour d’un site Web de bibliothèque. À ce propos, il a été rappelé que la grande majorité des développeurs n’intègre pas la question environnementale dans la conception des sites. Pour s’assurer de cette prise en compte, du moins a minima, il convient donc d’intégrer ces éléments au sein de la détermination des besoins du marché public, par exemple en accordant une préférence aux candidats proposant une méthodologie pour concevoir des sites éco-conçus ou encore la présence d’un référent « éco-conception » au sein de l’entreprise.

En attendant, il est possible d’effectuer un diagnostic du coût environnemental des URL et sites Web grâce à des outils comme EcoIndexou Greenspector.

Le bibliothécaire inclusion numérique par Julien Revenu, dessinateur, illustrateur et facilitateur graphique

Les algorithmes de recommandation vont-ils tuer la démocratie ?

La journée s’est conclue par une conférence de Jean-Lou Fourquet, journaliste indépendant, sur l’influence des algorithmes de recommandation sur nos sociétés.

Jean-Lou Fourquet a commencé par rappeler quelques chiffres, notamment le fait que 70% du temps passé en visionnage de vidéos YouTube provenait de « recommandations » par les algorithmes. Il a ainsi été rappelé que si chaque personne était théoriquement libre de ses choix sur ce type de plateforme, les algorithmes ont dans les faits un véritable impact dans le processus décisionnel.

Si cette situation peut bien entendu être préjudiciable du point de vue individuel, elle est d’autant plus inquiétante au niveau sociétal. Ainsi, on observe que les algorithmes privilégient les messages de colère, notamment sur X.
TikTok, de son côté, ne propose pas véritablement de contenus correspondant à ce que l’internaute a déclaré vouloir voir mais plutôt à ce qu’il va regarder instinctivement en se connectant à l’application.

Enfin, s’agissant du débat démocratique, les algorithmes semblent proposer le contenu le plus clivant lorsqu’il s’agit de véhiculer des idées visiblement contraires aux nôtres. Ainsi, leur fonctionnement pourrait engendrer une polarisation de nos sociétés conduisant à la haine de l’autre.

Pour palier à ce danger, Jean-Lou Fourquet propose une gouvernance du fonctionnement des algorithmes dont la philosophie serait basée sur ce que souhaitent véritablement les usagers après débat démocratique. Dans ce cadre, nous pourrions réglementer l’activité des entreprises fournisseuses d’algorithmes : il conviendrait ainsi de considérer les algorithmes comme n’importe quel produit, notamment d’alimentation. Comme ce dernier, on pourrait imaginer une présomption de non conformité de l’algorithme ; charge à l’entreprise de prouver en amont que son produit est conforme à la définition commune d’un bon algorithme.

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Publié le 02/05/2024 - CC BY-SA 4.0