Un peuple
d'Emmanuel Gras

Sortie en salles le mercredi 23 février 2022.

Un peuple © Les Films Velvet

L’avis de la bibliothécaire

Le film s’ouvre sur un écran noir. Et tandis qu’à travers les lettres du générique l’Arc de Triomphe se révèle peu à peu, des voix de femmes s’élèvent et interpellent Emmanuel Macron. La colère du 17 novembre 2018 jaillit en dehors de l’image, livrant avec force ces propos tenus à cœur ouvert dans une tentative de dialogue qui semble déjà vaine. 

Travelling arrière. La caméra s’éloigne de la Cathédrale pour embarquer les spectateurs en direction de la périphérie, là où les gens dorment, vivent et consomment. Images fluides portées par les notes entêtantes de La maison près de la fontaine de Nino Ferrer. Cette alliance entre image et bande-son pourrait sembler illustrative si elle ne venait pas servir le récit qui s’annonce. Dès le début du film, le choix des plans affirme le processus cinématographique à l’œuvre. La caméra prend de la hauteur, offrant une vue d’ensemble avant de revenir au sol. C’est le campement des Gilets Jaunes qui vient finalement éclairer la nuit et bientôt le film. 

Aller à la rencontre

Décembre 2018. Emmanuel Gras part à la rencontre des Gilets Jaunes de Chartres pour suivre de près ce mouvement naissant. Mouvement inédit qui interroge autant le pouvoir en place que les forces de gauche en lutte. Le cinéaste ne cherche pas à analyser mais peut-être à comprendre, à saisir, à capter dans tous les sens du terme. Car si les actes des Gilets Jaunes ont beaucoup été filmés, commentés, interprétés, les Gilets Jaunes eux/elles ont finalement peu eu le droit à la parole. En opposition à la fulgurance de l’image audiovisuelle qui doit frapper fort l’œil et l’esprit sans prendre aucun recul ; en opposition à une information de masse centrée sur l’événement, à une image qui effleure, qui ébauche, qui croit tout dire alors qu’elle participe à enfermer et à bâillonner la parole puisque justement tout serait dit ; le cinéaste, lui, s’attelle à prendre le temps de faire exister le récit, la parole, les parcours et les corps, aller sur le terrain, observer, s’immerger. Emmanuel Gras va ainsi à la rencontre des femmes et des hommes, élan précieux qui permet de ne pas s’enliser dans des théories, des élucubrations, des généralités et de planter son regard et son ressenti directement dans la matière humaine. 

Sous le gilet, des corps et des cœurs

C’est la parole filmée qui vient aussi dessiner le réel. Une parole liée à des corps oubliés et méprisés par la société, invisibilisés ; des corps qui ont vécu, qui triment et s’incarnent dans les mots et les attitudes de Nathalie, Agnès, Allan ou Benoît notamment. Ces fragments nourrissent à la fois le récit collectif et individuel. La fragilité et la force s’entremêlent, preuve en est par ces rires et ces larmes qui viennent ponctuer le film. Emmanuel Gras filme l’intime dans la sphère privée, là où les caméras habituellement ne rentrent pas – quand le gilet tombe -, appuyant à la fois sa relation avec les filmés et le respect de cette relation. La caméra est alors posée, stabilisée, comme pour mieux laisser s’exprimer ce qui est donné à voir et à entendre, comme pour mieux unifier les deux. 

Un mouvement social singulier et pluriel

Il y a d’abord le plaisir et la simplicité d’être ensemble, de faire front commun, de former une « famille », terme souvent brandi par les Gilets Jaunes. La force du collectif éloigne pour un temps le sentiment de honte ressenti par un peuple longtemps mis de côté. De multiples discussions émergent loin de la caricature d’un mouvement qui serait bête et violent. Des premières revendications sur le pouvoir d’achat aux propositions socio-économiques, en passant par le RIC, les Gilets Jaunes posent peu à peu les jalons d’une autre façon de faire société. Les échanges se nourrissent des interventions et des expériences des un.e.s et des autres. Emmanuel Gras filme en filigrane la construction d’une lutte : l’épreuve du terrain, la peur d’une récupération politique incontrôlable, la lucidité sur le moment vécu, les différences de stratégie, le rapport avec les journalistes puis l’émergence de la lassitude et de la fatigue. La force du film réside précisément dans cette articulation entre l’individu et le groupe et sur la mise en exergue du fossé qui sépare des corps distants pourtant de seulement quelques mètres comme avec Stanislas Guérini (LREM), avec les forces de l’ordre, avec le patron d’un magasin. Confrontations qui attestent, comme au début du film, que ce sont bien deux mondes qui entrent ici en collision.

Ne nous regardez pas, rejoignez-nous

Et puis il y a les scènes de manifestations, de guérillas urbaines où le réalisateur embarque les spectateurs qui regardent le film et ceux qui étaient derrière le petit écran chaque samedi. Les images d’un peuple qui étouffe et pleure sous une pluie artificielle de gaz lacrymogènes se succèdent, analogie à une situation sociale oppressante. La caméra bouge et s’enivre, suit l’embrasement de la colère, le soulèvement : une plongée dans l’action, avec cette fois des points d’accroche, des visages mais surtout des parcours qui nous sont devenus familiers. C’est ce qui nous permet de ressentir et de revivre autrement ces instants, de comprendre aussi les traces que ces scènes laisseront chez Agnès et Nathalie. L’histoire en train de se faire donne une autre lecture aux événements. Une relecture chargée de tout ce qui ne se voit pas et qui n’émerge à aucun moment dans les images spectaculaires livrées chaque week-end. 

En s’intéressant aux Gilets Jaunes, Emmanuel Gras pouvait craindre l’épuisement du regard provoqué par la multitude d’images autour de ce mouvement. Et pourtant, il paraît essentiel de documenter un mouvement social autrement que dans l’urgence et le rythme imposé par les chaînes d’information continue. Le film sort en partenariat avec la Ligue des Droits de l’homme rappelant aussi la répression, les nombreux blessés et les morts ; rappelant aussi que le film va vivre dans les salles, dans les échanges qu’il suscitera, incitant peut-être à faire vivre au présent quelque chose que l’on pensait appartenir au passé, c’est peut-être là aussi la force du cinéma.

Bande annonce

Rappel

Un peuple – Réalisation : Emmanuel Gras – 2021 – 1 h 44 min – Production : Les Films Velvet – Distribution : KMBO Films

Publié le 21/02/2022 - CC BY-SA 4.0

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