Roland Gori, une époque sans esprit
de Xavier Gayan

Sortie en salles le mercredi 1er juin.

Aujourd’hui nous vivons dans un monde où la logique de rentabilité s’applique à tous les domaines. Les lieux dédiés aux métiers du soin, du social, de l’éducation, de la culture… sont gérés par des managers ou des experts pour qui seuls comptent les chiffres, niant les besoins humains. Le psychanalyste Roland Gori se bat depuis des années contre le délitement de notre société. Ce film est un portrait de sa pensée et de son engagement.

Roland Gori, une époque sans esprit © Iracoubo films

L’avis de la bibliothécaire

Un rai de lumière sous une porte. Une porte au fond d’un couloir. Carton noir. Roland Gori apparaît, assis dans un fauteuil que l’on devine confortable. Il répond face caméra aux questions du cinéaste resté hors champ. Les premiers plans posent le décor : en filmant l’homme en train de parler, Xavier Gayan ne se contente pas de filmer la parole, il lui donne corps. Au fil de l’échange, le plan se resserre : être au plus près. Comme si se rapprocher du charnel pouvait permettre au spectateur de saisir davantage la pensée à l’œuvre. Et ce n’est bien sûr pas un hasard si le film débute sur la psychanalyse, ce qu’elle apporte et dit du monde et de l’intime, de la place de l’individu dans la société et de ce qui le compose. Tous les concepts explosent et donnent envie d’être prolongés. Un monde s’ouvre, à la façon d’un livre, c’est-à-dire comment à partir d’un objet, d’un contenant, d’un corps, se déploient de nouvelles directions et champs à explorer.

La parole

Il semble presque osé aujourd’hui de proposer un film qui d’emblée donne place à la parole. Une ironie quand on sait quelle révolution espérée fut l’apparition du son synchrone dans le cinéma. Une parole assumée, donc, où il n’y a aucun doute sur le fait que le personnage filmé est bien celui qui parle, pense, conçoit. Mise en abîme d’autant plus savoureuse quand on sait à quel point les travaux universitaires de Roland Gori ont porté sur la parole et le langage. La place de la parole ne peut être décorrélée de la façon dont elle circule actuellement dans la société et dans l’espace médiatique. L’inflation de l’information et des canaux de diffusion génèrent un cumul déroutant, un trop plein qui nous éloigne de nous mêmes et des autres. Roland Gori cite volontiers Walter Benjamin quand il dit que « nous avons perdu la faculté de partager des expériences et que nous sommes de plus en plus informés de ce qui se passe dans le monde mais de plus en plus pauvres de ce qui se passe entre nous et en nous ». Xavier Gayan, en filmant Roland Gori, redonne de l’importance aux mots et aux chemins qu’ils peuvent créer, ce qui devient rare à l’écran. En ce sens, le cinéma documentaire fait figure d’oasis. C’est déjà ce qui animait ses précédents films Les poètes sont encore vivants et Rencontres en Guyane où les entretiens peuplaient l’image et le récit.

Roland Gori, une époque sans esprit © Iracoubo films

De la pensée à l’engagement

Né en 1943, Roland Gori a grandi à Marseille. Il vit et travaille dans cette ville qui brasse autant le réel que nos imaginaires. Professeur et psychanalyste, il s’attelle à penser le monde agissant ainsi contre la marchandisation de la société et la perte de sens qu’elle engendre. À travers son combat contre l’évaluation, il dénonce ces indicateurs qui finissent par faire oublier la finalité de nos actions ou quand « l’utilitarisme s’empare des chiffres en les pervertissant pour assujettir les individus ». Plus le film avance, plus le portrait s’épaissit. Roland Gori se met en mouvement, quittant son siège confortable. Les cartons à l’écran se succèdent, prometteurs : l’écoute, la perte du récit, coloniser les cerveaux, l’individu capital… Les interventions de proches renforcent le discours : Barbara Cassin, philosophe, ses éditeurs Sophie Marinopoulos et Henri Trubert (Les liens qui libèrent), Marie José Del Vogo chercheuse et son épouse, Richard Martin du théâtre Toursky. Ces paroles satellites viennent éclairer d’autres angles. Et c’est en décembre 2008, sous Nicolas Sarkozy, que son combat s’incarne particulièrement. Il lance l’Appel des appels avec Stefan Chedri, psychologue. L’idée naît du besoin de réunir plusieurs collectifs qui arrivent aux mêmes constats. Ainsi, psychanalystes, travailleurs sociaux, médecins, enseignants, magistrats, journalistes se reconnaissent dans cette vision de la société qui s’oppose, notamment, aux nouvelles servitudes que sont les évaluations et les expertises à tout va.

Xavier Gayan fait partie de ces cinéastes libres qui filment en dehors des modes et des courants, en suivant ses propres envies. Il propose ici un film qu’il faudrait pouvoir méta lire, méta regarder, où sont abordés le rapport au manque dans une société où les biens abondent, le rapport à l’inutile dans une société qui sacralise l’utilité « Pourquoi il faudrait que les choses servent à quelque chose ? ». Ce portrait est un miroir tendu pour interroger notre propre rapport au monde, aux autres, à soi. Et comme l’écrit Roland Gori dans un de ses ouvrages « nous n’avons que les mots pour retrouver un monde perdu ou que nous n’avons jamais possédé. Et sous les mots, il y a encore d’autres mots, et sous les autres mots d’autres mots encore… »

Bande annonce

Rappel

Roland Gori, une époque sans esprit – Réalisation : Xavier Gayan – 2021 – 1 h 10 min – Production : Iracoubo films / Xavier Gayan – Distribution : Philippe Elusse / À Vif Cinémas – DHR

Publié le 02/06/2022 - CC BY-SA 4.0

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