Paraíso
de Sérgio Tréfaut

Sortie en salles le mercredi 9 novembre 2022.

Tous les soirs, à la tombée du jour, le parc majestueux du palais de Catete à Rio de Janeiro résonne de chants, de voix, du son d’instruments de musique, d’applaudissements. Sérgio Tréfaut, de retour au Brésil après plus de quarante ans d’exil, filme des cariocas âgés et même très âgés (ils ont entre 80 et 100 ans) qui se réunissent pour chanter leur amour de la vie et partager, grâce à leur passion pour la musique, des moments de grande chaleur humaine.

Paraíso a obtenu le Grand Prix du documentaire musical au FIPADOC de Biarritz en 2022.

Photo du documentaire Être prof.
Paraíso © Laterit.

Sérgio Tréfaut : itinéraire pour un retour

De São Paulo à Paris, de Lisbonne…

Sérgio Tréfaut est né en 1965 à São Paulo d’une mère française et d’un père membre du Parti communiste portugais. Il a passé les dix premières années de sa vie au Brésil. En 1975, son frère aîné ayant été torturé par la police politique pendant la dictature, la famille Tréfaut s’exile d’abord en France puis au Portugal après avril 1974 et la révolution des Œillets. Sérgio fait des études de philosophie à la Sorbonne. Son master en poche en 1977, il repart vivre au Portugal, à Lisbonne, où il débute comme journaliste et assistant-réalisateur de cinéastes de fictions et de documentaires importants dans l’histoire du cinéma portugais de la fin du 20ème siècle tels que : António Campos, José Alvaro Morais, Joaquin Pinto, Teresa Villaverde. Depuis 1989, il se consacre au cinéma comme producteur et réalisateur. Membre fondateur de l’Association des réalisateurs portugais, il a été président de l’Apordoc (Association portugaise du documentaire) et a co-dirigé le Doclisboa International Film Festival de 2004 à 2010. Auteur d’une dizaine d’œuvres, Sérgio Tréfaut navigue entre documentaire et fiction. La musique y joue une composante essentielle. Elle peut être murmurée, au bord de la cassure et des secrets enfouis, comme dans Fleurette (avec la mère de 79 ans du réalisateur, protagoniste principale de son premier documentaire) qui chante de sa voix fêlée Je suis seule ce soir, le grand succès de Léo Marjane en 1942. Dans Alentejo, Alentejo, Tréfaut filme les principaux interprètes du cante alentejano, genre de musique traditionnelle du sud du Portugal pratiqué par des chœurs polyphoniques amateurs sans accompagnement instrumental. Le cante alentejano, chanté par hommes et femmes, est entré au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2014.

…à Rio de Janeiro

Un long exil, de plus de quarante ans, a tenu Tréfaut éloigné de son Brésil natal. Cependant la musique brésilienne lui est restée chevillée au corps et à l’âme.

 « Noyau central de mon identité, plus que tout au monde, c’était la musique brésilienne qui avait la capacité de m’émouvoir, de me donner de la joie, de me faire pleurer. Mais ce n’est que très tard que j’ai décidé de me réinstaller dans le pays où je suis né. J’avais déjà plus de 50 ans et je me disais « it’s now or never ». Étrangement, c’était l’un des plus terribles moments de l’histoire du Brésil. Bolsonaro venait de gagner les élections, Lula était en prison. Beaucoup de cinéastes quittaient le pays, où le soutien à la culture avait été coupé d’un jour à l’autre. Dans ce pays en crise, j’avais mille sujets de films possibles. Mais je n’avais aucune envie de faire un film contre quoi que ce soit, ni un film de dénonciation. J’avais besoin de me réconcilier avec ce que j’aimais dans ce pays. » (Sérgio Tréfaut).

Chansonnier d’un retour au pays natal en « hommage à une génération décimée »

Sérgio Tréfaut trouve le lieu qui pourra accueillir son désir de réconciliation : le jardin du palais Catete, ancien siège de la présidence quand Rio était la capitale du pays de 1889 jusqu’à la construction de Brasilia, à la fin des années 50. Le palais est devenu le musée de la République. Dans son parc aux allées de palmiers géants, tous les soirs, se déroulent des serestas (sérénades).

« Lors de mes recherches à Rio de Janeiro, j’ai trouvé ce jardin qui semblait suspendu dans le temps. J’ai été immédiatement fasciné par ce qui s’y passait. Par ces messieurs et ces dames qui se levaient tous les jours en pensant à ce qu’ils allaient chanter le soir. Ils étaient anonymes mais ils avaient chacun l’aura d’une star. Et ils s’étaient créés un îlot de bonheur, un paradis isolé, en contraste avec la ville hostile d’aujourd’hui. Ces sérénades et le fait de chanter étaient leur raison de vivre. »

Oui, le parc est un Paraíso (paradis) enchanté par les performances vocales d’hommes et de femmes octo- et nonagénaires (et même une centenaire) accompagnés ou non par des instruments de la musique populaire brésilienne : guitare, cavaquinho, pandeiro, melodica, shekeré. Sérgio Tréfaut filme la musique et le chant en train de se faire, d’être au présent, de se transformer dans le temps de leur exécution. Il y a entre les chanteurs et les musiciens quelques instants de mise au point puis chacun offre au public sa voix soutenue par des gestes (souvent les bras et les mains, parfois quelque esquisse de pas de danse, de samba ou de mouvements langoureux). Les spectateurs, également chanteurs, soutiennent les performances, de leur reprise de refrain, de leurs applaudissements, de leur silence aussi qui en dit long sur les lieux et le temps où les ramènent les chansons. Le présent chanté est un moment intense où les sentiments affleurent dans les regards et au bord des yeux, où les souvenirs anciens, peut-être, sont revécus, où le temps est retrouvé… Les chansons populaires sont souvent des madeleines de Proust où s’aimantent des instants de nos vies, les bonheurs et les épreuves de nos existences.

« De mon côté, j’ai trouvé dans ce jardin ce qui restait du pays de mon enfance, du pays que j’avais transporté avec moi au long de ma vie » (Sérgio Tréfaut)

Photo du documentaire Paraíso.
Cleuza chantant Não deixe o samba morrer © Laterit

Le répertoire fait partie de la mémoire collective du Brésil. Chansons d’amour presqu’exclusivement, elles sont intemporelles comme Carinhoso qui ouvre le film, dont la mélodie, plus que centenaire, composée par Mestre (Maître) Pixinguinha, est connue par tout brésilien qu’importe son origine : ethnique, sociale ou géographique. Le chansonnier se compose de standards de la musique brésilienne, des rythmes de samba, de choro / chorinho (pleur, lamento), de bossa, de saudades, écrits par Noel Rosa, Chico Buarque, Lupicino Rodrigues, Maysa, Nelson Gonçalves, Dolores Duran, Alceu Valença, Roberto Carlos, Miltinho et bien d’autres. La valeur de ce chansonnier réside dans l’interprétation et les interprètes qui expriment, grâce à lui, leur désir, leur pulsion de vie. Ainsi ce chansonnier est-il vivant, animé. Ainsi transmet-il, dans la joie et la nostalgie mêlées, grâce à la mémoire et aux efforts de cette communauté de chanteurs et de chanteuses réuni·es en assemblée dans le parc du palais Catete, la poésie et l’âme du Brésil. Regarder Paraíso c’est se laisser envahir, envoûter, charmer par ces voix qui, malgré l’âge et même le très grand âge, se tiennent debout, face à la vie, à ce bonheur d’exister qu’offre la musique. Cependant le film n’est pas uniquement l’enregistrement de performances. Tréfaut montre les petits rituels de cette communauté : répétition en solitaire, déploiement et rangement des chaises en plastique, difficultés physiques pour arriver à sa place, sourires et émotions dans l’assemblée. Quelques confidences sont recueillies dans l’enceinte du jardin, toujours autour du chant et du désir de participer aux sérénades. Tréfaut n’a pas construit son film avec des interviews car, dit-il :

 « Je crois que ces personnages disent à travers ces chansons ce qu’ils sentent de plus profond. Même quand il s’agit de chansons tristes, la vérité c’est qu’ils n’ont jamais été aussi heureux de toute leur vie que lorsqu’ils chantent face à cette petite assemblée ».

La caméra suit l’une ou l’autre dans son trajet à pied, en métro vers la solitude de son humble logis dans la mégalopole où grande est l’insécurité. Ces séquences urbaines, hors du jardin, ramènent de manière subtile à une dure réalité, aux difficultés que le Brésil traverse. Mestre Rubinho, maestro du bandolim (mandoline) sera filmé chez lui, entouré de partitions, un calendrier du mois d’octobre 2019 accroché à un mur lépreux. Mestre Rubinho sera le premier des participants aux sérénades à mourir du covid en avril 2020. « Il a attendu plusieurs jours à la porte d’un hôpital. Quand on l’a reçu, il était trop tard ». D’autres furent aussi emportés par le virus. Paraíso s’enténèbre de la mort de tant et tant de ces anciens, « ces personnes considérées comme sacrifiables au regard des valeurs contemporaines et qui attendent que leur destin se termine et que l’accès au bonheur soit empêché. » (Sérgio Tréfaut).

« Le Brésil que j’ai tant aimé est un peu mort avec eux » écrit Sérgio Tréfaut. « Hommage à une génération décimée », Paraíso est traversé par le politique. On se souvient que le Brésil fait partie des trois pays avec l’Inde et les USA les plus touchés par la pandémie de covid-19, avec plus de 600.000 morts recensés à l’hôpital. On se souvient des discours de déni, du négationnisme de Jair Bolsonaro quant à la dangerosité du virus, positions politiques qui ont fortement entravé la mise en place d’une stratégie efficace de lutte contre la pandémie. Le film se refuse à tout discours politique dénonciateur. Sa force tient à celle du désir de chanter, de vivre, de transmettre par celles et ceux qui illuminent de leur présence vocale un jardin superbe de Rio de Janeiro d’avant la pandémie. Cette lumière s’incarne dans la samba d’Edson Conceição e Aloísio Silva, Não deixe o samba morrer, chantée et dansée par Cleuza : « Ne laisse pas la samba mourir / Ne laisse pas la samba s’éteindre / La samba c’est le peuple / La samba c’est la danse /La samba nous donne la vie ».

Isabelle Grimaud

Bande annonce

Rappel

Paraíso – Réalisation : Sérgio Tréfaut – 2021 – 1 h 35 min – Production : Les Films d’ici ; Faux – Distribution : Laterit

Publié le 07/11/2022 - CC BY-SA 4.0

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