La place du numérique dans les bibliothèques d’Oslo : de faux airs d’absence
par Florie Boy et Anne-Sophie Gallo

Dans le cadre du voyage d’étude organisé en 2023 par la Bpi à Oslo, le numérique et ses enjeux ont occupé une place assez réduite dans les échanges avec les professionnels et les visites de diverses bibliothèques. Florie Boy et Anne-Sophie Gallo, toutes deux bibliothécaires en lecture publique au sein de services numériques, donnent leurs impressions à ce sujet.

Une pancarte « Les PC sont hors service. Nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée », à la bibliothèque ??? © Charlotte Hénard
« Les PC sont hors service. Nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée », à Tøyen © Charlotte Hénard

Au même titre que les autres pays scandinaves, la Norvège fait partie du top 5 des pays européens ayant en 2022 le meilleur indice relatif à l’économie et à la société numériques. Cet index évalue le taux de connectivité sur le territoire mais aussi les compétences numériques de la population et l’importance des services publics numériques. C’est d’ailleurs ce que souligne à notre arrivée Madame Florence Robine, ambassadrice de France en Norvège depuis l’automne 2022.

L’inscription et l’accès aux bibliothèques, pour les citoyens norvégiens, se fait via une identification électronique unique qui donne accès à l’ensemble des services numériques nationaux. Ce que fait en quelques clics Madame l’ambassadrice à la Deichman Bjørvika Bibliothek le premier jour de notre visite.

C’est dire l’attente qui était la nôtre concernant les services et les technologies numériques mises en œuvre dans les bibliothèques d’Oslo. Or, force est de constater que nous sommes restées dans un premier temps sur notre faim. Si le numérique est bien présent, il semble s’effacer derrière d’autres services et actions en faveur de l’inclusion sociale et avoir une place congrue dans des espaces davantage travaillés pour mettre en valeur la convivialité et l’objet livre.

Le niveau de compétences numériques des citoyens norvégiens rendrait-il secondaire la mission des bibliothèques en faveur de l’inclusion numérique ?

Nos observations, aussi rapides soient-elles, se sont donc attachées aux différences qui semblent apparaître entre les professionnels des bibliothèques norvégiens et français dans leur rapport au numérique.

Des services numériques existants mais peu visibles

En visitant trois bibliothèques du réseau Deichman à Oslo (la bibliothèque centrale Bjørvika, celle des quartiers Tøyen et Grünerløkka) puis la bibliothèque nationale (Nasjonalbiblioteket) et enfin celle de la ville de Drammen, notre constat est en demi-teinte sur la place du numérique. Les services numériques que l’on retrouve pour la plupart dans les bibliothèques françaises sont peu mis en valeur physiquement et dans le discours de nos interlocuteurs.

En premier lieu, les ordinateurs en libre service peuvent sembler peu nombreux et, lorsqu’il y en a, ils sont presque cachés comme à Tøyen.

Photo du discret espace numérique de Tøyen © Charlotte Hénard
Le discret espace numérique de Tøyen © Charlotte Hénard

Ce sont davantage les espaces, voire l’objet livre, qui bénéficient de toute la mise en scène, favorisant une ambiance studieuse et cosy. Dans la bibliothèque jeunesse du quartier Tøyen, les écrans restent même à la porte (comme les parents !) : les téléphones portables sont mis en veille dans une armoire sécurisée le temps de la visite.

Photo de deux meubles proposant Tablettes et DVD consultables sur place à la bibliothèque de Drammen © Charlotte Hénard

D’autres appareils numériques sont proposés mais aucun ne dénote de l’offre de services que l’on peut rencontrer dans toute bibliothèque française de dimension moyenne ou grande. La bibliothèque de Drammen propose par exemple l’utilisation en libre accès de tablettes avec une offre intéressante d’applications. Toutefois, le service sera prochainement abandonné en raison de difficultés techniques récurrentes.

L’offre de contenus culturels et de ressources numériques nous apparaît très peu valorisée. Nos collègues apportent peu de précisions à ce sujet, leurs efforts semblant concentrés sur d’autres enjeux, comme la promotion de la lecture à travers un défi de lecture national proposé aux jeunes lecteurs.

Un projet numérique centré sur la communication et le faire

Plusieurs actions montrent toutefois que le numérique est bien là et utilisé dans un projet plus global d’inclusion sociale.

D’une part, l’engagement des bibliothèques pour agir contre la fracture numérique est présent. Plus que des ateliers collectifs consacrés à l’apprentissage de l’informatique, les établissements visités privilégient une approche individuelle et personnalisée, répondant au besoin immédiat de la personne.

Par ailleurs, de nombreux écrans numériques remplacent pour la plupart les affiches et permettent de concentrer l’information en quelques espaces très visibles. La médiation numérique, même si le livre et les autres médias culturels continuent d’occuper une place prépondérante dans les espaces, est facilitée par le recours à ces mêmes écrans. À la bibliothèque nationale, une tablette tactile permet de consulter d’anciennes cartes géographiques en taille réelle, avec des possibilités de zoom performantes.

Photo d'un des grands écrans numériques présents à chaque niveau de la bibliothèque centrale Bjørvika et détaillant les différents espaces © Charlotte Hénard
Un des grands écrans numériques présents à chaque niveau de la bibliothèque centrale Bjørvika et détaillant les différents espaces © Charlotte Hénard

La conception de la place du numérique qui nous paraît la plus significative en Norvège est celle qui privilégie la dimension du « faire », dans l’esprit désormais bien connu du FabLab.

À la bibliothèque Bjørvika, au centre d’Oslo, l’offre matérielle est vaste : imprimantes 3D, brodeuses numériques, découpeuses vinyles, numériseurs. Un médiateur accompagne les personnes dans leur utilisation de ces outils, que ce soit lors d’ateliers ou pour un projet individuel.

Un studio de podcast a également été aménagé dans la bibliothèque. Il est mis à la disposition du public sur réservation, avec un accompagnement méthodologique et technique adapté. Les services numériques proposés valorisent ainsi la pratique et la création, dans des espaces aménagés de manière à favoriser les rencontres, les échanges et le partage d’expérience.

Enfin, la visite de la Bibliothèque nationale nous a permis d’entrevoir la manière dont les bibliothèques norvégiennes participent également à l’évolution technologique du big data et de l’intelligence artificielle. Poursuivant sa grande campagne de numérisation du patrimoine textuel norvégien, la Bibliothèque nationale s’efforce de proposer des outils innovants à la fois pour la recherche (outils de traitement du langage naturel pour la transcription automatique de l’écriture manuscrite ou des dialectes norvégiens à partir d’enregistrements sonores) mais aussi pour le grand public (système de recommandations appelé « Maken » qui permet trouver des livres ou des images similaires).

De la France à la Norvège, une approche différente de la place du numérique dans nos sociétés

Que conclure de ces quelques jours de visite sans tomber dans l’approximation et les déductions trop rapides ?

Il est certain qu’une différence d’approche est visible entre les bibliothèques françaises et norvégiennes face au numérique. Cela peut tenir au fait que la France n’en est pas au même stade de développement numérique que les pays scandinaves. Selon l’indice relatif à l’économie et à la société numériques, la France, en 13e position, est en effet à une étape charnière de son effort pour réduire la fracture numérique. L’urgence sociale liée à la transformation numérique s’y traduit notamment par des investissements comme le plan de relance et le plan France 2030 ou la mise en place d’outils tels que l’indice de fragilité numérique. Les bibliothèques françaises jouent un rôle dans cet effort et se sont emparées de cette mission, d’où une présence forte des problématiques numériques dans les projets de services des établissements.

Récemment, la Suède, de même que la Chine, se sont interrogées sur l’emploi massif des écrans dans l’éducation. Ne peut-on voir ici un nouveau stade dans le rapport au numérique qui se caractériserait par une certaine prise de distance critique ?

C’est ce que nous retenons en tout cas de nos visites : garder à l’esprit que la course au tout numérique peut évidemment avoir son revers et que le rôle d’accompagnement des bibliothèques au numérique et à ses technologies peut aussi se traduire par le fait de donner à ces outils leur juste place, au service de projets qui font sens et qui demeurent centrés sur le lien social et culturel, les espaces de rencontres et d’échanges.

Florie Boy est cheffe de service Numérique à la Direction de la lecture publique et des bibliothèques de la Mairie de Toulouse. Anne-Sophie Gallo est chargée de projet modélisation au service Données et Accès du Département Services et collections numériques de la Bpi.

Publié le 02/10/2023 - CC BY-SA 4.0

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