Les Âmes mortes
de Wang Bing

Sortie en salles le mercredi 24 octobre 2018

 

Wang Bing nous raconte la vie dans le camp de Jianbiangou: camp de rééducation chinois situé au nord-ouest de la Chine, dans la province du Gansu, dans le désert de Gobi, à la fin des années 50. Les chinois avaient été encouragés à critiquer le Parti durant la libéralisation de la «Campagne des cent fleurs» en1957, mais dans les quatre années qui suivirent, celles du «Grand bond en avant» (1958-1962), processus économique et politique qui s’est soldé par des millions de victimes, ces intellectuels et enseignants pour la plupart virent leurs critiques se retourner contre eux et furent pris dans des persécutions anti-droitières. Tous, aujourd’hui, disent n’avoir jamais compris de quoi on les accusait, mais chaque cellule du Parti avait des quotas de dénonciation à satisfaire.
 
Trois mille deux cents «droitiers» furent envoyés au camp de Jianbiangou, cinq cents d’entre eux survécurent et en sortirent en 1961, mais demeurèrent suspects aux yeux du pouvoir jusqu’à la mort de Mao en 1976. Beaucoup étaient partis au camp avec la volonté sincère de se rééduquer, mais le camp était inexistant. Il fallut le construire. Les bêtes domestiques furent vite mangées et une famine implacable s’installa.   

 

photo de Wang Bing
Wang Bing © Jacques Puy

L’Avis du bibliothécaire

Wang Bing  avait lu en 2004 Le Chant des martyrs: dans les camps de la Chine de Mao de Yang Xianhui, ce qui l’avait poussé à filmer les survivants de ces camps, accumulant 600 h de rushes entre 2005 et 2017. Il a réalisé en 2007 un documentaire de 3h06 min. Fengming, histoire d’une femme chinoise qui consiste en l’interview d’une femme âgée, Hé Fèngmíng, racontant sa vie depuis l’avènement de la République populaire de Chine et en particulier comment elle a perdu son mari au camp de Jiabangou. Il a réalisé son unique fiction en 2010: Le Fossé (Titre original : Jiabiangou) (1h52 min.), Lion d’or à la Mostra de Venise en 2010, racontant l’histoire d’un groupe de «droitiers» se rééduquant dans le camp de Jiabangou en creusant un immense fossé et confronté à une famine qui pousse ses membres aux pires comportements pour survivre…
 
Avec Les Âmes mortes (8h16 min.) Wang Bing renoue avec la forme longue du film qui l’avait fait connaître au début des années 2000: A l’ouest des rails (9h11 min.) (Grand prix au FID Marseille 2003). On peut mettre ces durées en regard de l’œuvre de Claude Lanzmann, Shoah (9h26 min.). Autre parallèle, Lanzmann avait aussi utilisé beaucoup de « chutes » de Shoah pour produire d’autres films. A l’opposé Rithy Panh, lui, pour son œuvre sur le génocide cambodgien réalise généralement des films de durée classique, entre 1h30 min. et 2h. Pendant la masterclasse qu’il a donné en juillet 2018 au FID, festival de cinéma de Marseille, il me semble que Wang Bing a dit qu’il lui restait de la matière pour d’autres films sur ce sujet.
 
Wang Bing filme un peu les restes du camp, c’est-à-dire pas grand-chose, des ossements apparaissant çà et là dans un désert, mais surtout il interview des rescapés, environ 50 ans après leur calvaire, chez eux, avec souvent leur femme à côté. On voit et on entend leur dignité. Le filmage est très statique, n’a rien d’esthétisant. On ressent leur dignité, leur prudence aussi peut-être. C’est un témoignage de vies difficiles dans un vingtième siècle ayant connu guerres, massacres, révolution, purges puis développement économique soutenu. On peut ressentir aussi dans la personnalité du cinéaste et des témoins, malgré tout, malgré l’horreur, l’inscription de ces évènements terribles dans l’histoire d’une des civilisations les plus anciennes, faite de zones sombres, mais aussi de culture, d’abnégation, de résistance à la misère. Les Âmes mortes est un chef d’œuvre qui fut projeté au Festival de Cannes 2018. 

Rappel

 
Les Âmes mortes de Wang Bing, France, 2018, 8h16 min., production Les Films d’Ici
 
Distribué en salles par Les Accacias