Il était une fois l’Amérique
Law and Order, Hospital, Juvenile Court de Frederick Wiseman

Sorties en salles le mercredi 11 septembre 2024.

La sortie de ce programme de trois films (Law and Order, Hospital, et Juvenile Court) sous l’intitulé « Il était une fois l’Amérique » n’est que la partie émergée d’un événement considérable : tous les films de Frederick Wiseman sont désormais disponibles en France, magnifiquement restaurés pour les 33 réalisés entre 1967 et 2007. Ces derniers se trouvent désormais au catalogue de Météore Films, distributeur du cinéaste depuis 2017. Avec les films de Wiseman au catalogue de Sophie Dulac distribution, qui couvrent la période allant de 2009 à 2016 (de La Danse / Le Ballet de l’Opéra de Paris à In Jackson Heights), on a donc accès à l’ensemble d’une œuvre cinématographique décisive, unique et majeure. 

Law and Order, Hospital et Juvenile Court suivent deux sorties précédentes (Titicut Follies et Welfare) et complètent le dévoilement du premier cycle de l’œuvre (1967-1975, de Titicut Follies à Welfare). Police, santé et justice : nous sommes ici bien au sein d’institutions sur lesquelles repose un socle démocratique et social étasunien autant marqué par les idéaux que les injustices et les inégalités. Wiseman les appréhende à la façon d’un explorateur obstiné, avec des tournages relativement brefs mais très intenses, et le montage comme temps (long) de l’écriture du film, étape où le cinéaste trouve et affine la structure. 

Extensions et miroitements

Photo de Law and Order.
Law and Order © Zipporah Films.

Wiseman a plusieurs fois utilisé une expression malicieuse pour définir sa filmographie, qui serait « un seul et même long film. » On ne le contredira pas : on se trouve en effet face à une œuvre d’une extrême cohérence, un étourdissant réseau de motifs, de situations qui circulent de films en films, chacun constituant une extension et un miroir des autres. On est ici frappé par l’obsession pour la position assise dans des salles mornes et impersonnelles où les destins ordinaires se jouent, des lieux où l’on se trouve en attente de jugements – policiers (Law and Order), médicaux (Hospital), judiciaires (Juvenile Court). 

Extensions et miroitements ne cessent de se nouer entre les films de ce programme, et bien sûr au-delà. Par exemple, Hospital apparaît très nettement comme une préfiguration de Welfare : dans le premier, on ne sait plus si ce sont des gens qui viennent pour des soins médicaux ou pour une assistance sociale, et dans le second, c’est une foule d’éclopés, de malades, de naufragés, d’allumés qui vient réclamer une aide sociale. Le jeu de miroir prend la forme d’un complet vertige quand, dans Hospital, un psychiatre a au bout du fil une certaine Miss Hightower, assistante sociale à qui il demande fermement mais sans succès la prise en charge d’un jeune homme en détresse – la même Miss Hightower que l’on retrouvera quatre ans plus tard dans une séquence de Welfare

Ce programme « Il était une fois l’Amérique » démontre combien l’œuvre de Wiseman est peut-être un seul et même long film, mais aussi tout sauf un monolithe. Ruptures de ton, ruptures formelles, de mise en scène et de narration : Wiseman a des principes immuables mais réalise des films tout à fait dissemblables. Juvenile Court se singularise par sa forme – les procès sont filmés à deux caméras, exception à la règle de la caméra unique -, mais aussi par le fait qu’il s’articule largement autour de ce qu’il est tentant de caractériser comme une figure – plus qu’un personnage. Le juge Turner, d’une constance remarquable et impressionnante, incarne la démocratie et la justice. Ce caractère de figure le renvoie immanquablement vers des acteurs du cinéma classique, un flegme à la Bogart (tout en articulant beaucoup mieux que l’interprète du Grand sommeil), des yeux globuleux à la Peter Lorre ; c’est aussi une sorte de « héros à la Capra », qui défend et fait rayonner les valeurs américaines.

Juvenile Court représente indéniablement un accomplissement formel, il s’agit pour une bonne part d’un film de visages pris dans de multiples états. Parmi eux, mentionnons les sidérantes contorsions s’emparant du faciès de Robert à la toute fin du film, un visage déformé, possédé par la douleur – il n’accepte pas son placement en maison de redressement alors qu’il échappe grâce à cela aux assises où il risquerait 20 ans de prison. Cette tragique expressivité du visage appartient au grand art, celui, au cinéma, d’un Carl Theodor Dreyer (La Passion de Jeanne d’Arc), ou d’un peintre comme Francis Bacon, qui figura si puissamment les contorsions et déformations des traits humains sous les effets de la souffrance, de la difficulté d’être et de vivre.

Huis clos, circulations

Photo du documentaire Hospital.
Hospital © Zipporah Films.

On est ici en présence de deux huis clos (Hospital et Juvenile Court), à la différence de Law and Order qui est fait d’intenses circulations entre dedans (le commissariat d’Admiral Street) et dehors (les multiples théâtres d’intervention dans ce quartier défavorisé de Kansas City). Mais les deux huis clos fonctionnent très différemment, Juvenile Court oscillant entre la salle d’audience et les arcanes de l’institution, selon un principe très théâtral de passages entre les coulisses et la scène – bien souvent des conciliabules préparent dans les premières la mise en scène se déroulant sur la seconde. 

Détail très significatif, les premiers plans de l’autre huis clos, Hospital, ne nous donnent pas à voir comme c’est l’habitude chez Wiseman, le visage de l’institution via son architecture. Au contraire, le cinéaste nous met directement en présence d’une impressionnante vision : un corps drapé, disposé en croix dans une salle d’opération. Cela nous entraîne dans une iconographie appartenant aussi bien au religieux (le thème de la descente de croix, investi par la peinture – van der Weyden, Fra Angelico, Rubens, Le Caravage et tant d’autres) qu’aux traités anatomiques, comme ceux de Vésale.

Hospital est décidément le double de Welfare. Dans ce dernier, les demandeurs de l’aide sociale sont comme pris dans une boucle temporelle, une éternelle attente qui est celle des damnés des Enfers, évidemment gardés par le Cerbère – plusieurs en l’occurrence. Plutôt que les Enfers, Hospital serait plutôt le Purgatoire pour les âmes errantes, le lieu transitoire par excellence. Ce n’est ainsi pas le premier mais le dernier plan qui nous présente brièvement le Metropolitan Hospital depuis l’extérieur ; si l’on ne connaît pas le sort de la plupart des âmes et des corps en peine que l’on a croisés en ce lieu, Wiseman et le film finissent par s’en extraire, ils se « sauvent » du Purgatoire, nous avec eux. 

Pas de tragédie sans comédie

Photo du documentaire Juvenile Court.
Juvenile Court © Zipporah Films.

Avec Law and Order, troisième opus de la filmographie, Wiseman parvient, après le pamphlétaire Titicut Follies et l’impitoyable High School, à imprimer davantage d’équivoque, d’ambiguïté, d’ambivalence. Après avoir lui-même remisé ses certitudes à propos de la violence policière – quelques minutes, dit-il, après s’être assis à l’arrière d’une voiture patrouillant dans les rues -, il nous invite à faire de même, jouant, oscillant entre points et contrepoints, entre bienveillance et injustice, humanité et brutalité. La portée critique n’est pas remise en cause, elle s’enrichit d’une renversante et spéculative complexité. 

Juvenile Court peut se voir comme le premier éloge de Wiseman pour une institution, le tribunal pour mineurs de Memphis se consacre en effet avec énergie et attention à la protection de l’enfance, à la recherche de son intérêt. Mais il ne manque pas de faire dérailler parfois le tout avec le mordant et l’ironie qui le caractérisent. Comme lorsqu’une assemblée masculine convient qu’un homme – qui n’est pas le père – y est allé trop fort sur un garçon de quatre ans, mais que le châtiment de la ceinture demeure somme toute habituel. Et quand on accède à la partie de l’institution réservée à la détention, tout renvoie à une caserne militaire, à un lieu de conformation, de dressage, miroir cette fois de Basic Training, réalisé deux ans plus tôt et qui suit la formation des jeunes appelés à la base de Fort Knox. 

Frontal et profond, vif et précis, le cinéma de Wiseman nous questionne intellectuellement et nous percute physiquement. Il nous éloigne d’un « prêt à penser », le combat même, il nous élève, nous éveille. Ce triptyque constitue un fascinant condensé de cet art rendant compte du drame quotidien des vies ordinaires. Mais pas d’humanité sans le pendant de la tragédie : la comédie. Hospital comporte un vrai morceau de bravoure burlesque, du moins quand on a compris que cet étudiant ne risque pas de mourir comme il le croit (et le répète inlassablement), mais qu’il a seulement pris trop de mescaline. Les torrents insensés de vomi et les multiples glissades sur le sol détrempé nous amènent vers un burlesque primitif : outrancier et impoli, transgressif et dévastateur. 

Arnaud Hée, programmateur du cycle Frederick Wiseman, nos humanités.

Bande annonce

Rappel

Law and Order – Réalisation : Frederick Wiseman – 1969 – 1 h 21 min – Production : Zipporah Films – Distribution : Météore Films.

Hospital – Réalisation : Frederick Wiseman – 1970 – 1 h 24 min – Production : Zipporah Films – Distribution : Météore Films.

Juvenil Court – Réalisation : Frederick Wiseman – 1973 – 2 h 24 min – Production : Zipporah Films – Distribution : Météore Films.

Publié le 09/09/2024 - CC BY-SA 4.0

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