Mon pays imaginaire
de Patricio Guzmán

Sortie en salles le mercredi 26 octobre 2022.

Je n’ai jamais parlé de la solitude qui m’accompagne depuis le 11 septembre 1973.
C’est une sorte d’angoisse cachée, comme si, sous mes pieds, quelque chose s’était effondré, comme lors d’un tremblement de terre. Ça fait quarante-six ans que j’ai quitté mon pays. Dans mon âme, la fumée de ma maison détruite ne s’est jamais dissipée.
J’aimerais, si cela était possible, la reconstruire et tout recommencer. (…) Mon vœu est que le Chili retrouve son enfance et sa joie.

(Patricio Guzmán, dans La Cordillère des songes)

Balas contra piedras Estallido Social en Chile. ©Nicole Kramm

Patricio Guzmán et son pays imaginaire

Le 18 octobre 2019, un mouvement de protestation naît à Santiago du Chili : l’estallido social. Provoquée par l’augmentation du prix du billet du métro, la révolte se transforme vite en contestation générale contre les fondements mêmes de la société chilienne, en particulier la constitution du pays qui date de la dictature de Pinochet. La vie dans la capitale et dans d’autres villes du pays est rythmée par des manifestations de masse, mais aussi par une répression violente qui fait resurgir les spectres du triste passé.
Patricio Guzmán est surpris par ce mouvement à la fois spontané et inespéré. Profondément marqué voire hanté par le coup d’État de 1973, il se dit souvent déçu par le Chili de l’après-Pinochet, un pays apathique et frappé par l’amnésie. Dans La Cordillère des songes (2019), il affirme même ne plus reconnaître son pays d’enfance, un pays qui, dit-il, l’accueille désormais avec indifférence. Il s’est pourtant donné comme vocation de sortir ses compatriotes de cette amnésie, une vocation qui parcourt l’ensemble de ses films. Deux illustrations particulièrement éloquentes et très cinématographiques se trouvent dans son Chili, la mémoire obstinée (1997), lorsqu’il fait défiler, en plein cœur de Santiago, une fanfare qui joue Venceremos, l’hymne de l’Unidad popular d’Allende, devant des Chiliens perplexes voire hostiles. Dans le même film, il montre son chef-d’œuvre La Bataille du Chili (1973-1979), interdit pendant des années au Chili, à des étudiants – très émus – et à des policiers – beaucoup moins…

Quand, tout d’un coup, la jeunesse chilienne se réveille et se révolte contre un système politique et économique profondément injuste, Guzmán sent que sa traversée du désert touche à sa fin et veut reprendre sa tâche de chroniqueur du temps présent. Au tout début de Mi pais imaginario, Guzmán cite son grand ami et inspirateur Chris Marker : « Pour bien filmer un incendie, il faut être là dès la première flamme ». C’était exactement le dispositif de La Bataille du Chili : Guzmán et son équipe ont filmé en direct les événements tragiques qui ont mené vers le coup d’État de Pinochet et la mort d’Allende. Mais voilà : à l’automne 2019, Guzman est en France, en pleine tournée de promotion pour La Cordillère des songes ; il ne peut se rendre au Chili qu’en octobre 2020, un an et une pandémie plus tard. 
Il fallait donc se résoudre à utiliser des images tournées par d’autres, d’autant que l’ambition de ce nouveau film est bel et bien de nous donner un aperçu de la révolte dès les premières manifestations dans le métro de Santiago.
Heureusement pour lui, et pour nous, on a énormément filmé lors de l’estallido social. Déjà, il y a l’alter ego de Guzmán, Pablo Salas, vidéaste qu’on avait déjà rencontré dans La Cordillère des songes. Salas tourne dans les rues de Santiago depuis le début des années 1980. On dirait presque qu’il tourne pour Guzmán car ce vidéaste ne transforme pas lui-même ses images en film, il les tourne puis les stocke. Guzmán a également utilisé des images d’Elisa Torres, membre du collectif féministe Nosotras Audiovisuales, ce qui n’est pas anodin au regard du propos du réalisateur.

Depuis son magnifique Nostalgie de la lumière (2010), on connait Patricio Guzmán comme cinéaste qui lie la description poétique, métaphysique et métaphorique de son pays à sa dénonciation constante des crimes de la dictature. Procédé efficace qui donne des films très esthétisants, où des images époustouflantes alternent avec des entretiens passionnants.
Dans Mon pays imaginaire, Guzmán reprend la même recette. Une fois arrivé au Chili, en octobre 2020, il tourne dans les rues de la capitale et les premiers objets qu’il filme, ce sont « mes vieilles amies, les pierres de la Cordillère ». Il se réfère ici directement à son film précédent La Cordillère des songes, à cette différence près que les emblématiques roches des Andes, qui, dans le premier film, sont les témoins muets portant les stigmates de l’histoire tragique du pays, deviennent ici l’outil immédiat de la lutte d’une jeunesse qui n’a plus peur. Avec ce glissement métonymique, Guzmán nous montre que les temps ont changé au Chili – de même que son cinéma, qui n’est plus un cinéma de la nostalgie et du rêve mais un cinéma de l’espoir.

Photo du documentaire Mon pays imaginaire.
Mon pays imaginaire © Atacama Productions.

Parallèlement, il procède à des entretiens avec des personnalités chiliennes qui participent et militent depuis octobre 2019. Guzmán s’entretient exclusivement avec des femmes. Ce choix délibéré est nourri par sa conviction du rôle décisif des femmes pendant toute la révolte chilienne, un rôle confirmé par le nouveau président du Chili, Gabriel Boric. Parmi les femmes avec qui Guzmán parle se trouvent les représentantes du collectif féministe « Las Tesis » – leur slogan El violador eres tu (« Le violeur, c’est toi ») a parcouru le monde entier – et Elisa Loncón, linguiste d’origine mapuche* et présidente de l’assemblée constituante qui a rédigé le projet d’une nouvelle Constitution. C’est la première femme d’origine mapuche à exercer une telle responsabilité dans l’histoire du Chili. Pour Guzmán, elle constitue à elle seule la preuve de cette « bouffée d’air frais qui traverse le pays ».
« Las Thesis » et Loncón incarnent l’atmosphère d’une époque qui devrait mener à la ratification d’une constitution féministe, écologiste, protégeant les minorités sexuelles et ethniques. Pour nombre d’observateurs, il s’agissait du projet constitutionnel le plus progressiste d’Amérique latine. Nous savons ce qui s’est passé : le 5 septembre dernier, les Chiliens ont massivement rejeté cette nouvelle constitution (62% contre). Le vote étant obligatoire, il n’y a pas de doute sur le résultat.
C’est une catastrophe pour le réalisateur, qui avait clos Mon pays imaginaire sur l’élection triomphale du jeune Boric et l’espoir de la nouvelle constitution, le dimanche 21 décembre 2021…
Étrangement, ce résultat s’annonçait plusieurs semaines avant le vote dans les sondages mais peu s’y attendaient réellement. Guzmán, dans l’émission Le Temps du débat sur France Culture (5 septembre 2022), qualifiait lui-même le résultat d’ « étrange », et réclamait du temps pour analyser et comprendre ce qui s’était passé. Le Chili nouveau qu’il imaginait resterait-il définitivement une chimère ? Il est bien trop tôt pour le dire. Ce que nous savons en revanche, c’est que malgré le résultat du référendum, Mon pays imaginaire reste un très beau film qui raconte un moment unique dans l’histoire d’un pays qui tente de tirer un trait définitif sur son passé dictatorial.

Harry Bos, programmateur du cycle Chili, cinéma obstiné (automne 2020)

*peuple indigène du sud chilien

Bande annonce

Rappel

Mon pays imaginaire – Réalisation : Patricio Guzmán – 2022 – 1 h 23 min – couleur – Production : Atacama Productions

Publié le 26/10/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour en savoir plus sur le réalisateur et ses films

Nostalgie de la lumière : : Patricio Guzman

Steinmetz, Thomas
Canopé éditions, 2015

791.24 GUZ

Patricio Guzmán, une histoire chilienne : le cinéma au coeur du monde

Joly, Julien (1987-....)
l'Harmattan, impr. 2020

Une biographie de ce documentariste chilien, principalement actif pendant la seconde moitié du XXe siècle. Son cinéma analyse l’histoire du Chili, notamment ses crises, ainsi que l’itinéraire de l’artiste, mêlant révolution, exil, mémoires, contestations, poésie et obstination pour partager ses émotions. ©Electre 2021

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