Comizi d’amore / Enquête sur la sexualité
de Pier Paolo Pasolini

Sortie / Reprise en salles le mercredi 20 juillet 2022.

2022 aura vu manifestations, expositions, publications d’ouvrages et de coffrets DVD pour le centenaire de Pier Paolo Pasolini (né le 5 mars 1922 à Bologne, assassiné dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 novembre 1975, sur la plage d’Ostie, près de Rome). En cet été 2022 Carlotta films, société de distribution de films en salles et d’édition DVD créée en 1998 dans le but de valoriser le cinéma de patrimoine, propose deux événements. Le 6 juillet, sont ressortis en salles les deux premiers films de Pasolini : Accatone (1961) et Mamma Roma (1962). Dans le cadre de la manifestation « Pasolini 100 ans ! » Carlotta présente, à partir du 20 juillet, une rétrospective en six films, tous tournés dans les années 1960, période d’intense créativité de l’artiste pluriel que fut Pasolini : La Ricotta, Enquête sur la sexualité, Des oiseaux petits et gros, L’Évangile selon Saint-Matthieu, Œdipe roi, Médée.

De gauche à droite : Cesare Musatti, Alberto Moravia, Pier Paolo Pasolini in Comizi d’amore © Carlotta Films

L’avis de la bibliothécaire

Pasolini et l’Italie des années 1960 : Comizi d’amore / Enquête sur la sexualité

Un documentaire…

Comizi d’amore / Enquête sur la sexualité est le seul documentaire de la rétrospective de Carlotta films. Le projet de Pasolini est né d’une déception. Ses repérages en Palestine pour L’Évangile selon Saint-Matthieu ne le satisfont pas ; les paysages, qu’il aurait désirés bibliques, sont marqués par la modernité et l’urbanisation. Il choisit de tourner son film dans le Mezzogiorno (le sud de l’Italie : en Basilicate, en Calabre, dans les Pouilles). La préparation de cet opus lui imposant maints voyages à travers le pays, il décide de faire parallèlement un documentaire / enquête, en allant interviewer les Italiens sur la sexualité.

… à travers l’Italie

Tourné entre mars et novembre 1963, la balade de Pasolini le conduit à Palerme, Rome, Naples, Bologne, Florence, Milan, en Sicile, en Calabre ainsi que sur les plages italiennes dont Le Lido à Venise pendant la Mostra. Selon ses propres mots il est « un genre de commis voyageur qui parcourt l’Italie pour un sondage sur les préférences sexuelles : non pas pour lancer un produit mais pour comprendre et rapporter fidèlement ». Pasolini a la volonté d’aller à la rencontre des Italiens de ce début des années 60 qui marquent la transition d’une société rurale en société de consommation. Il se mêle à eux, aux petits groupes que crée la présence d’un micro et une caméra. Apparaissant à l’image, souvent de dos, parfois de profil, rarement de face, toujours très bien mis (que ce soit en chemise, polo, marinière ou en maillot d’attaquant de football), il engage son corps dans cette enquête et fait figure de l’intellectuel parmi les autres, avec eux, renonçant à s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Les personnes interviewées sont de tous âges, proviennent de milieux sociaux et de sexe différents. Les questions abordées dessinent un large spectre qui va du mystère de la naissance pour de tout jeunes palermitains, à la prostitution, la fermeture des maisons closes, l’homosexualité, le divorce, en passant par la virginité et l’égalité homme-femme. Pasolini, en n’épargnant pas ses interlocuteurs, révèle les tabous d’une société encore très ancrée dans la morale catholique à laquelle les Italiens se réfèrent tout en se ménageant quelques transgressions. Apparaissent aussi de manière flagrante de grandes oppositions qui fragmentent la société italienne : Nord/Sud, homme/femme, prolétariat-sous-prolétariat /bourgeoisie.

Afin d’avoir des regards extérieurs, de réfléchir et de prendre de la distance par rapport à son enquête, Pasolini intercale des conversations avec Cesare Musatti (psychanalyste éminent qui supervisa la traduction en italien des œuvres de Freud, que ses étudiants surnommait « il freudino », le petit Freud) et Alberto Moravia (écrivain italien majeur, journaliste, essayiste, membre du Parti communiste italien). Il provoque également un débat avec trois femmes intellectuelles engagées, journalistes, écrivaines, féministes : Oriana Fallaci, Adele Cambria, Camilla Cederna. Le film propose également une archive rare, celle du poète Ungaretti, consulté sur l’homosexualité.

Giuseppe Ungaretti in Comizi d’amore © Carlotta Films

… en quatre grandes étapes

Riche d’une mosaïque d’opinions, le film est construit selon quatre grands axes, quatre recherches : Le plateau de fruits de mer à l’italienne ; Dégoût ou pitié ; L’Italie, la vraie ; Le plus bas et le plus profond.

Dans le plateau de fruits de mer à l’italienne, Pasolini, part bille en tête comme un attaquant de football, interrogeant frontalement les sondés sur le bien-fondé de son film et sur l’importance du sexe dans la vie. Les paroles qu’il recueille montrent que les Italiens, même s’ils se prêtent à l’exercice, n’ont pas envie de répondre, de mettre leur vie sur la voie publique qu’ils ou elles soient vacanciers / vacancières à Viareggio, étudiant-e-s à Bologne, militaires à Rome, joueurs de football au Bologne FC, paysans/paysannes de l’Émilie-Romagne ou de Calabre ou employé-e-s d’une boutique d’artisanat à Florence. Pasolini, pour qui le sexe est un point de fixation dans sa vie et de toute son œuvre, semble bien dépité par toutes ces réticences, ces « no comment innocents et balourds ». Cependant tandis que la parole masculine reste viscéralement patriarcale et machiste, les femmes et les jeunes filles arrivent quand même à exprimer leur désir de plus de liberté, d’indépendance, d’égalité, d’émancipation.

Dégoût ou pitié est arrimé à « une question précise, brutale et brûlante telle que l’homosexualité ». Pasolini se montre bien masochiste dans ce deuxième temps de son enquête. Que cherche-t-il véritablement à entendre de la bouche des habitué-e-s d’un dancing milanais ou de ceux (impossible dans l’Italie des années 60 que ce soit celles) d’un bar de Catanzaro en Calabre? Les opinions recueillies qui se résument en pitié et dégoût, ne peuvent que le ramener à sa solitude et sa marginalité d’homosexuel communiste, chrétien qui fréquente les quartiers périphériques pauvres et violents de Rome, « le borgate », où se prostituent, entre autres, de jeunes hommes. « Le borgate » sont les lieux de vie et de mort des protagonistes de ses premiers romans  (Les Ragazzi ; Une vie violente) comme de ses premiers films (Accatone ; Mamma Roma). On notera que face à ses interlocuteurs  Pasolini choisit ses mots : il utilise de façon récurrente « invertis » et « anormalité sexuelle » allant jusqu’à « perversion sexuelle » et « vices et penchants » pour évoquer l’homosexualité cherchant, peut-être, à établir un contact en employant les termes usités dans les années 50. Une scène, tournée dans un wagon de première classe d’un train dans la plaine du nord de l’Italie où ne sont interrogés que des hommes d’âge moyen ou mûr, confortera Pasolini, l’anticonformiste, dans sa vision désabusée de la bourgeoisie urbaine qui affiche les certitudes opiniâtres de son conformisme sans faille.

Pasolini a soin d’encadrer cette partie d’une interview d’Ungaretti et d’une autre qui réunit Moravia et Musatti. Giuseppe Ungaretti  à la question « y a-t-il une normalité et une anormalité sexuelle ? » répond, entre généralité et hermétisme, en se référant à l’anormalité fondamentale de « tous les hommes qui sont, dans un certain sens, en contraste avec la nature et ceci depuis le premier moment, celui de l’acte de civilité qui est un acte de violence humaine contre la nature, un acte contre nature. » Quant à sa réaction sur la norme et sa transgression dans son expérience intime, Ungaretti, déviant l’indiscrétion de la question, précise avec malice : « … je suis un homme et je suis poète, j’ai donc commencé à transgresser toutes les lois en faisant de la poésie. Maintenant que je suis vieux, je ne respecte plus que les lois de la vieillesse qui sont malheureusement les lois de la mort. »

Quant aux conclusions de Musatti et Moravia sur le scandale et l’indignation manifestés par les Italiens rencontrés par Pasolini au cours de ses voyages, elles reposent sur une analyse des mécanismes de défense et du conformisme comme « certitude têtue » des incertains. Et Moravia d’argumenter : « Par exemple, les hommes profondément croyants ne s’indignent pas. Le Christ ne se serait jamais indigné. Les Pharisiens, eux, se sont indignés. »

Dans un dancing milanais, photogramme in Comizi d’amore © Carlotta Films

L’Italie, la vraie et Le plus bas et le plus profond

À mi-chemin de son enquête, Pasolini est bien désappointé par les réponses de ses concitoyens qui ne lui ont « ni livré leur intimité, ni d’idées générales sur la sexualité ». Pour Pasolini ces réticences sont l’effet du changement de la société italienne qui, en cette période de boom économique, va progressivement adhérer aux valeurs de la bourgeoisie en constituant une masse, une entité globale, qui fait fi des aspérités, des diversités et des particularismes. Dix ans plus tard seront publiés, entre 1973 et 1975, Écrits corsaires, recueil de ses articles parus dans la presse, qui témoignent, par leur violence polémique, de la volonté de provocation de Pasolini, provocation au sens étymologique d’appel, de défi, de déclenchement d’une réaction chez l’autre. Écrits corsaires aborde les questions de l’avortement, du divorce, du fascisme, de l’antifascisme et surtout ce qu’il appelle « l’omologazione » (sorte de globalisation) générée par la société de consommation de masse qui conduit à la déshumanisation de la société et à la destruction de l’identité italienne.

Les deux dernières recherches de l’enquête portent sur des questions pratiques, qui touchent à la vie quotidienne des Italiens, à savoir le mariage et la fermeture des maisons closes avec la loi Merlin de 1958. 

En 1963 le divorce est interdit en Italie. Il sera introduit dans la législation en 1970. Pasolini ne parle mariage que pour en savoir un peu plus des opinions sur le divorce qui se dévoilent sur les plages italiennes du nord, du sud de la péninsule, qu’elles soient populaires ou bourgeoises. Pasolini, là aussi, sera déçu : le mariage et la famille comme socle de la société sont très majoritairement plébiscités (faire allusion aux violences intrafamiliales voire aux féminicides ne change pas grand-chose à l’affaire et le féminisme manifesté par les intellectuelles du Lido paraît bien minoritaire). Une dernière intervention de Moravia portera sur l’enquête elle-même et donnera des explications sociales et politiques au refus de répondre aux questions posées par Pasolini.

La fermeture des maisons closes, quant à elle, engendre du nord au sud, des ouvriers milanais au peuple de Naples et de la Sicile, la même réponse : « c’était mieux avant ». Tous semblent « unis dans la lutte contre une loi moderne et démocratique, forcés d’admettre ainsi la réalité de certains désirs qu’on préfèrerait ignorer ». De cette dernière recherche se dégage le moment particulier où des prostituées de Naples donnent leur opinion. L’une d’entre elles dit sotto voce : « J’en ai marre de cette vie sordide ».

Sur les plages de la péninsule in Comizi d’amore © Carlotta Films

Prologue et épilogue : deux temps du cinéma de poésie

« Lo fiore… la lavatrice… » (« la fleur… la machine à laver… » un gamin de Palerme)

Comizi d’amore fait, comme le dit Moravia, partie du cinéma-vérité et trouve son modèle dans Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin sorti en 1961. 

Comizi d’amore (littéralement comices / débats sur l’amour) fut présenté au festival de Locarno en 1964. Très mal distribué en Italie, il fut même interdit aux moins de 18 ans. Aussi les jeunes interviewés (petits et grands) ne purent-ils ni se voir ni s’entendre à l’écran. Présenté uniquement dans des salles d’art et d’essai, Comizi… fut un échec financier qui empêcha sa distribution à l’étranger. Pasolini n’en parut pas affecté outre mesure. Dans ses entretiens avec Jon Halliday en 1968, il affirme : « De toute façon, il y aurait eu un gros problème de traduction : on aurait perdu l’accent, le dialecte, les jeux de mots… Quelqu’un qui ne comprend pas couramment l’italien passe à côté. » Ainsi, sommes-nous, fort nombreux à être passés à côté, à n’avoir compris que très vaguement le sens des réponses, en aucun cas « leur sentiment ». La sortie du film en France date de 1977 (soit deux ans après la mort de Pasolini). Michel Foucault lui consacra un article brillant dans Le Monde du 23 mars 1977 : Point de vue sur un film de Pasolini : Les matins gris de la tolérance. En début d’article, Foucault analyse avec finesse le prologue du film, les réponses de gamins sur le mystère de la naissance, de « malandrini » (petits voyous) de Palerme, en décelant chez eux « une docilité perfide » et « le droit de garder pour soi ce qu’on aime à chuchoter ». Cependant un des enfants s’éloigne de la croyance populaire en la cigogne ou l’oncle de Calabre, ou Jésus ou les deux ou les trois à la fois qui apporteraient les nouveau-nés dans un panier. Il parle d’une fleur « lo fiore » et d’une « lavatrice » (machine à laver, corrigé par Pasolini en « levatrice », sage-femme). Ce petit garçon, loin de sourire, de prendre un ton lointain est tout entier dans sa réponse ; ses bras et ses mains dessinent cette grande fleur dans l’espace tandis que ses mots hésitants tentent de décrire son imaginaire. Ce gamin-là de Palerme me semble être dans une innocence créative qui relève de la poésie.

« malandrini » de Palerme in Comizi d’amore / Enquête sur la sexualité © Carlotta Films

« Tonino e Graziella si sposano… » (« Tonino et Graziella se marient » Pier Paolo Pasolini)

Dans le concert parfois chaotique des voix de Comizi d’amore, celle de Pasolini est très reconnaissable. Tout au long du film, elle interroge, se fait pressante, demandant à maintes reprises, « pourquoi ? et pourquoi ? », coupant, peut-être trop rapidement, la parole à ses interlocuteurs. La dernière séquence s’éloigne complètement de l’enquête en nous montrant les moments qui préludent au départ de Graziella et Tonino vers l’église où ils doivent se marier. Cet épilogue n’est pas un happy end. Le son direct qui a prévalu cède la place à la voix off de Pasolini, à son dit de poète. Commentaire, nostalgie, inquiétude, pessimisme ?  Les mots de Pasolini assument, peut-être, tout cela à la fois. Ils nous convient à une réflexion qui s’appuie sur la poésie des images et du montage avec le noir et blanc sublime des cadreurs-opérateurs Mario Bernardo et surtout Tonino Delli Colli (collaborateur essentiel de douze films de Pasolini, de Accatone à Salò ou les 120 journées de Sodome). Tandis que les phrases de Pasolini se déploient tels des vers libres, le rite prend progressivement forme. Il envahit l’écran grâce aux gestes et aux regards (l’arrivée du bouquet, le voile de la mariée, le riz lancé depuis une fenêtre, les gamins des rues qui assistent à l’événement, le baiser final…).  Le cadeau de Pasolini aux mariés est un vœu qui résume toute la complexité et l’ambiguïté de sa pensée, nous laissant face à de multiples interrogations : « Que votre amour se double de la conscience de votre amour. »

Isabelle Grimaud

Bande annonce

Rappel 

Comizi d’amore / Enquête sur la sexualité – Réalisation : Pier Paolo Pasolini – 1964 – 1 h 28 min – Noir et blanc – Distribution : Carlotta Films

Publié le 19/07/2022 - CC BY-SA 4.0

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