Averroès & Rosa Parks de Nicolas Philibert, avec la complicité de Linda De Zitter
Sortie en salles le mercredi 20 mars 2024.
Le 23 février 2023, Nicolas Philibert obtenait l’Ours d’or à la 73e Berlinale avec Sur l’Adamant, premier volet d’un triptyque consacré aux soins en psychiatrie. Avec Averroès & Rosa Parks, le cinéaste quitte la péniche-hôpital de jour amarrée sur la Seine en face de la gare d’Austerlitz à Paris, pour prolonger son travail humaniste à quelques encablures de là, au sein de deux unités psychiatriques de l’hôpital Esquirol, à Saint-Maurice, aux portes de la capitale, dans le Val-de-Marne.
L’avis de la bibliothécaire
« La folie commence là où se trouble et s’obscurcit le rapport de l’homme à la vérité. C’est à partir de ce rapport, en même temps que la destruction de ce rapport, qu’elle prend son sens général et ses formes particulières. »
L’hôpital Esquirol, plus connu par les Parisiens sous le nom d’« asile de Charenton », possède une histoire qui s’articule à celle de la psychiatrie et des dates importantes qui, petit à petit, fondèrent cette histoire. Le terme psychiatrie (médecine de l’âme) inventé par Johann Christian Reil (1759-1813) est apparu en Allemagne en 1808. Il s’imposera en France au début du XXe siècle. En France, le terme « asile » disparaît de la terminologie officielle en 1937. Il est remplacé par « hôpital psychiatrique ». Le terme « Aliéné » restera d’actualité jusqu’en 1958. L’expression populaire péjorative « Il est bon pour Charenton » montre tout à la fois l’importance de ce lieu, la stigmatisation qu’il représente ainsi que son ancrage dans les mentalités et les imaginaires.
Un peu d’histoire
Si, dans l’Antiquité, les troubles mentaux considérés comme des manifestations du divin sont, pour certains, différenciés par Hippocrate (460-377 av. J.C), au Moyen Âge, où les lépreux sont parqués hors de la société des vivants, on parle de « pierre de folie », de folie démoniaque et on a recours à l’exorcisme et aux bûchers pour sorcellerie. Pendant la Renaissance, où la folie ne relève plus du surnaturel, le fou devient un personnage majeur (La Nef des fous de Sebastian Brandt, Éloge de la folie d’Erasme, les tableaux de Bosch et Bruegel). L’âge classique, lui, va réduire les fous au silence. Michel Foucault, dans Histoire de la folie à l’âge classique, décrit les grandes étapes du rapport de la raison à la folie de la fin du Moyen Âge jusqu’à la naissance de l’asile au XIXe siècle. Avec la disparition de la lèpre en Occident, une exclusion en remplace une autre : le fou, figure inquiétante, se retrouve au centre d’un système de pensée qui englobe idée de maladie au XVe siècle et intérêt grandissant pour l’emprisonnement au XVIIe siècle en France. La fondation, par décret en 1656, de « l’Hôpital Général de Paris », est un événement cardinal qui marque l’ère du « Grand renfermement ». Si les asiles réservés aux aliénés ne sont pas nombreux, la nouveauté de l’âge classique est d’interner les fous aux côtés de tous les exclus (oisifs, délinquants, marginaux, hérétiques, libertins, pauvres, criminels) dans des lieux qui se veulent tout autant vecteurs de charité que de répression. Ces centres visent à isoler et à faire travailler ceux qui pèsent comme une charge sur la société. L’enfermement n’est pas à visée médicale mais sociale et économique.
À la fin du XVIIIe siècle, l’internement des fous tombe en désuétude. Un événement crucial va sceller l’histoire de la folie : la libération des enchaînés de l’hôpital Bicêtre, attribuée au grand aliéniste Philippe Pinel (1745-1826), est un moment historique immortalisé par le tableau de Charles Louis Lucien Müller, tableau exposé dans le hall de l’Académie nationale de médecine à Paris. Les mythes ont la vie dure. Dans son Traité médico-philosophique, Pinel attribue cet acte à Jean-Baptiste Pussin (qui n’est pas médecin mais surveillant). Le 28 mai 1798, Pussin accomplit le geste humaniste par excellence d’abolir les fers qui entravent le cou des insensés. Un livre poignant de Marie Didier, Dans la nuit de Bicêtre (2006), rend hommage à J.-B Pussin, à son intuition, son courage et son cœur. Cet homme qui libéra les fous combattit l’horreur de l’existence des insensés dans les loges de Bicêtre. Pinel et Pussin sont à l’origine d’un moment-clé de l’histoire de la psychiatrie. Le statut du fou change : d’animal il devient malade. Pinel, attentif aux observations de Pussin, élabore et préconise « le traitement moral » de la folie.
La libération des enchaînés constitue la folie comme maladie mentale et signe la naissance et même l’avènement de l’asile, modèle architectural incarnant un paradigme, qui va se développer pendant tout le XIXe siècle. Le fou est désormais séparé des autres et se trouve, selon Michel Foucault, enfermé seul, entre quatre murs, asservi au regard médical. Pour Foucault, l’instauration de l’asile ne vise pas à considérer démocratiquement les malades mentaux comme des hommes à part entière. Considéré comme « psychiatricide », Histoire de la folie à l’âge classique fut un événement dès sa parution en 1961, au cœur du XXe siècle qui vit, entre autres, la description des grandes psychoses, la découverte de médicaments majeurs, dont les neuroleptiques, le développement de la psychopharmacologie, l’invention et la théorisation de la psychanalyse par Sigmund Freud (ancien élève de Charcot à la Salpêtrière) et sa relecture par Jacques Lacan, l’émergence de multiples psychothérapies. Le livre de Foucault participe également de la remise en question, voire de la remise en cause de la psychiatrie et de ses pratiques abusives (recours massif aux électrochocs et à la lobotomie, entre autres) au moment où elle est contestée de l’intérieur par le mouvement de l’antipsychiatrie et où sont menées, depuis quelque temps déjà, des expériences de communautés thérapeutiques et de psychothérapies institutionnelles par des psychiatres dissidents. Le livre de Michel Foucault est un appel à entendre les paroles des fous, bien étouffées par la société, une exhortation à réfléchir sur la condition humaine.
« De l’homme à l’homme vrai le chemin passe par le fou »
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard
De la Maison royale de Charenton à l’hôpital Esquirol
L’hôpital est un ancien asile d’aliénés situé sur la commune de Saint-Maurice dans le Val-de-Marne. Quelques internés célèbres séjournèrent en ses murs. Le Marquis Donatien Alfonse François de Sade y fut enfermé à deux reprises : en 1789 et de 1803 à sa mort en 1814. Le père du caricaturiste Honoré Daumier, poète et dramaturge, fut envoyé à l’asile d’aliénés de Charenton en 1851 et y est mort. Paul Verlaine y fit plusieurs séjours en 1887 et 1890. Eugène Hugo, poète et écrivain, frère de Victor, y mourut en 1837.
Le 13 septembre 1641, grâce à une donation venue indirectement de Louis XIII, les Frères de la Charité de Charenton-sur-Marne (aujourd’hui Saint-Maurice) fondent un hôpital de sept lits qui, dès 1660, accueille des malades mentaux. Dès 1732, quelques pensionnaires sont envoyés par lettres de cachet. La Révolution ayant supprimé les ordres religieux, la Maison royale de Charenton est fermée puis rouverte, sous le Directoire, en 1797 et placée sous la tutelle du ministère de l’Intérieur.
En 1804, François Simonnet de Coulmiers (ecclésiastique et homme politique) est nommé directeur de la Maison nationale de Charenton, hospice destiné aux aliénés. Coulmiers, sans aucune formation médicale, semble régner en despote sur l’établissement dépourvu de tout règlement tant médical qu’administratif, hiérarchique et comptable. L’abbé Coulmiers régira cet asile de près de 450 pensionnaires. Sous son ère, Charenton sera un lieu d’expérimentations. Y seront montés des spectacles théâtraux à visée thérapeutique mis en scène par le Marquis de Sade, spectacles très courus par les Parisiens avides de voir les fous sur scène. Ces représentations théâtrales cristalliseront le conflit entre Coulmiers et un nouveau médecin-chef, Antoine Athanase Royer-Collard, nommé en 1806 après la mort de Jean-Baptiste Gastaldy. Finalement Coulmiers sera déboulonné en 1814. Ses successeurs doteront l’hospice d’un règlement d’institution asilaire en 15 titres et 197 chapitres, signé par le Ministre le 25 octobre 1814, règlement qui inspirera d’autres établissements.
Esquirol, la loi de 1838 et autres lois
De 1825 à 1840, Jean-Étienne Dominique Esquirol est nommé médecin-chef à Charenton. Originaire de Toulouse (« esquirol » signifie écureuil en occitan), séminariste contrarié, il fut l’élève de Corvisart, le disciple tout d’abord puis le critique de Pinel. Esquirol est, avec ses élèves, à l’origine de la loi du 30 juin 1838, dite « loi des aliénés ». Cette loi est le premier texte législatif qui organise en France les institutions asilaires tout en définissant le statut social de l’aliéné. Elle institua un établissement psychiatrique par département, permit de meilleures conditions d’internement des malades, définit les modalités d’internement, « placement volontaire » (par un tiers) et « placement d’office » (par l’autorité en cas de trouble à l’ordre public avec avis médical et avis du préfet). Elle créa un statut juridique pour les malades mentaux qui fut totalement modifié par la loi du 30 janvier 1968. La loi de 1838 fut très vivement critiquée, en particulier par Albert Londres (1884-1932) qui, dans Chez les fous (1925), enquête de terrain sur la folie et l’enfermement en France, conclue :
« La loi de 1838 n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société. C’est une loi débarras… La loi de 1838, en déclarant le psychiatre infaillible et tout puissant, permet les internements abusifs et en facilite les tentatives. […]. Sous la loi de 1838, les deux tiers des internés ne sont pas de véritables aliénés. D’êtres inoffensifs, on fait des prisonniers à la peine illimitée. »
Cette critique virulente ne doit pas oblitérer l’apport d’Esquirol à la psychiatrie tant sur le plan nosographique (distinction hallucinations-illusions, parallèle folie-passion…) que sur celui de la thérapeutique. Au « traitement moral » de Pinel, fondé sur la compassion, il répond et prolonge avec « une méthode perturbatrice » où interviennent passions, crainte, répression. La loi de 1838 a été abrogée et remplacée par la loi du 27 juin 1990 relative « aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation » qui distingue les décisions d’admission et de maintien à l’hôpital du patient, promeut les droits des malades et énonce le principe selon lequel l’hospitalisation libre (à la demande du patient) doit être la règle et l’hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) et hospitalisation d’office (HO), l’exception. La loi du 5 juillet 2011 change les terminologies. Désormais on parle de « soins sans consentement » pour hospitalisation, « d’admission en soins psychiatriques à la demande d’un tiers » à la place de HDT et « d’admission en soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État » et non plus HO. La loi du 27 septembre 2013 impose aux patients hospitalisés sans leur consentement d’être présentés à un juge de la liberté et de la détention dans un délai de 12 jours, puis tous les six mois si c’est nécessaire. Raymond Depardon et Claudine Nougaret ont par ailleurs filmé une dizaine d’audiences dans leurs documentaire 12 jours. Ce long excursus juridique montre que la psychiatrie publique régie par des lois essentielles est à l’intersection entre le droit et la médecine.
Esquirol est donc un maillon essentiel de l’histoire de la psychiatrie et des lois qui la fondèrent et la firent évoluer. Esquirol est aussi à l’origine de la reconstruction de la Maison de Charenton au milieu du XIXe siècle dans un style néoclassique fait de grandes structures rectangulaires avec, en leurs centres, des patios ; le tout en bordure du bois de Vincennes, non loin de la Marne. L’utopie d’Esquirol, pour lequel l’asile doit être un lieu de guérison et non plus seulement de rétention, repose sur une architecture faite d’espaces clos en relation avec un environnement naturel très présent, source de quiétude. La reconstruction de la Maison de Charenton, confiée à l’architecte de l’Hôtel-Dieu de Paris Émile-Jacques Gilbert, commencée en 1838 ne s’achèvera qu’en 1886. En 1973, l’Hôpital psychiatrique prend le nom d’Hôpital Esquirol. Classé monument historique le 9 avril 1998, il est regroupé, le 1er janvier 2011, à l’Hôpital national de Saint-Maurice pour former les Hôpitaux de Saint-Maurice ayant un statut d’établissement public de santé (EPS).
Naissance d’un triptyque
Fidèle à sa façon de faire des films, Nicolas Philibert ne contextualise pas, n’utilise ni voix-off explicative ni cartons, ne documente pas l’histoire de l’hôpital Esquirol, dont le nom n’apparaîtra qu’en fin de film sur un linteau de pierre.
Tandis qu’il tournait Sur l’Adamant , Nicolas Philibert a eu l’envie de rendre visite à des patient·e·s hospitalisé·e·s. Ces visites se transformeront en repérages pour ce deuxième film, Averroès & Rosa Parks, noms des deux unités psychiatriques de l’hôpital Esquirol faisant partie du même pôle, du même secteur que l’Adamant, c’est-à-dire accueillant des malades des 1er, 2ème, 3ème et 4ème arrondissements de Paris. Parallèlement, Philibert filme des interventions de soignants bricoleurs chez des patients vivant en appartement collectif et connaissant des problèmes domestiques. Ce sera le dernier volet de son triptyque : La Machine à écrire et autres sources de tracas dont la sortie en salles est prévue en avril 2024. Les trois films, bien que formant un triptyque sur les soins en psychiatrie, peuvent être vus séparément, dans l’ordre ou le désordre, le point de départ de cette aventure humaine restant cependant Sur l’Adamant. Dans le deuxième volet nous retrouverons des « passagers » de l’Adamant comme François, le chanteur ardent de la Bombe humaine et Olivier, arrimé à sa constellation familiale.
De l’Adamant à Averroès & Rosa Parks
« Averroès & Rosa Parks est un prolongement. C’est un peu comme si, après avoir filmé ce qui est sur le devant de la scène, je montrais cette fois les coulisses, les soubresauts »
Nicolas Philibert
La tonalité d’Averroès & Rosa Parks est beaucoup plus grave que celle de Sur l’Adamant. À l’ambiance très ouverte sur le monde extérieur de la péniche, aux multiples ateliers et aux entretiens très informels, succède la sévérité de l’hôpital, dont nous découvrons l’architecture, vue du ciel, dans une scène inaugurale, grâce à des images tournées à l’aide d’un drone (1). À la quiétude, toute aquatique, au balancement fluvial du bateau à quai, succède la régularité voire la rectitude de bâtiments identiques les uns aux autres entourant des patios, des cours arborées, en lisière du bois de Vincennes, qui peuvent faire penser à des cloîtres. À l’Adamant, lieu de porosité et d’effervescence, succède un territoire fait d’espaces clos. Les vues aériennes, qui permettent au spectateur de se repérer et d’entrer virtuellement dans les lieux, sont proposées à quelques patients à partir d’une tablette. Ceux-ci décryptent le paysage, sa géographie et arrivent à s’orienter. L’un d’entre eux, Noé, décrit ce qu’il ressent à la vue de l’architecture oppressante de l’ensemble hospitalier où il est soigné : « Les prisons, les lycées, les hôpitaux… flippant. ». Puis apparaît le titre du film : Averroès & Rosa Parks. Écrits sur des pancartes à l’entrée de l’édifice P5, ces deux noms résonnent fort au sein d’une institution de soins en psychiatrie, la médecine de l’âme.
Averroès (Cordoue, 1126 – Marrakech, 1198), philosophe, théologien, juriste, scientifique, médecin musulman figure d’Al-Andalus, fut, entre autres, un grand commentateur d’Aristote. Son influence est importante en Europe occidentale. Son profil apparaît à côté de celui de Dante Alighieri sur la célèbre fresque de Giotto conservée au Musée du Bargello à Florence. Son œuvre, multiple et protéiforme, n’a cessé d’être commentée au cours des siècles du Moyen Âge à nos jours. Rosa Parks (1913-2005) est « la femme qui s’est tenue debout en restant assise ». Le 1er décembre 1955 à Montgomery, Alabama, Rosa Parks, couturière de 42 ans, refuse de céder sa place à l’avant du bus à un passager blanc, comme le firent avant elle : Claudette Colvin (15 ans) le 2 mars 1955, Aurelia Browder (36 ans) en avril 1955 et Mary-Louise Smith (18 ans) le 21 octobre 1955. Rosa Parks est arrêtée et condamnée à payer une amende. Le pasteur Martin Luther King lance une campagne de protestation et de boycott contre la compagnie de bus qui dure 380 jours. Le 13 novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis casse les lois ségrégationnistes dans les bus, les déclarant anticonstitutionnelles. Par la suite, Rosa Parks est devenue une icône du mouvement américain des droits civiques, véritable combat contre les discriminations qui aboutit en 1964 au Civil Rights Act et en 1965 au Voting Rights Act. Choisir de nommer deux unités de soins en psychiatrie se référant à une figure majeure de la pensée ouverte et une figure de la résistance et du combat contre le racisme, c’est affirmer vouloir marquer d’un sceau d’humanité l’accueil des patient·e·s ainsi que le travail et les soins prodigués en ces lieux.
Filmer la parole…
…entre silences…
Pendant plus de 2h30, Nicolas Philibert assiste et filme des entretiens entre psychiatres et personnes hospitalisées, des réunions soignant·e·s-soigné·e·s, ménageant quelques respirations où les patient·e·s séjournent seul, jamais en groupe, dans la cour pour y fumer, y dormir, y jouer quelques mesures de l’Hymne à la joie de Beethoven, y marcher avec aisance sur les mains (on pense à l’anecdote où Jean-Luc Godard se livre à cet exercice dans le but de faire diminuer de quelques centimètres le chignon choucroute de B.B lors du tournage du Mépris). Dans ces moments de silence s’entend la rumeur de la circulation au loin, comme filtrée par l’épaisseur de la végétation du bois de Vincennes. Être dans la cour, c’est être avec soi, dans un lieu environné de nature, clôturé de grillages, dans un extérieur qui aide peut-être à s’imaginer et se concevoir ailleurs, hors des murs de l’hôpital, dans un lieu qui aide à entrevoir la possibilité d’une respiration plus ample, à se projeter dans la vie, là-bas, au-delà des arbres et du périphérique. La présence de grillages, comme celles de fenêtres verrouillées (dont on a enlevé les poignées) à l’intérieur des bâtiments, est-elle là pour rappeler, au-delà des mesures de sécurité, la fonction de l’institution qui tente de donner au mot « asile » le sens noble, beaucoup moins coercitif, de refuge et de lieu où, protégé du monde extérieur et aussi de soi-même, l’on peut (re)trouver un peu de calme, une certaine paix intérieure ?
… entretiens et réunions…
Pour introduire sa caméra (ce qui n’est pas une mince affaire), Nicolas Philibert a d’abord filmé la buvette, la bibliothèque et l’atelier journal, trois rendez-vous qui scandent la semaine. Une quinzaine d’entretiens jalonnent le film, créant une sorte de parcours, un itinéraire pour le spectateur dans ces lieux où règnent la pensée et l’étrangeté à soi et au monde.
« Qu’est-ce qu’on en pense ? »
« À deux mètres de mon lit, je suis déjà à l’étranger »
Graffitis sur les murs de la cour
Le tournage de Sur l’Adamant a facilité celui d’Averroès & Rosa Parks. Nicolas Philibert connaissait déjà une partie des soignant·e·s, quelques patient·e·s et surtout le réalisateur avait en tête de faire du film « un champ d’interrogations ». Les entretiens peuvent durer jusqu’à une dizaine de minutes ou être interrompus très vite. Ils sont menés dans différents endroits, à l’intérieur des unités ou sous les arcades de la cour. Le·la psychiatre est soit face au patient·e, soit dans un fauteuil à ses côtés, ou encore de part et d’autre d’un bord de table. La parole de chaque patient·e est accueillie avec son rythme, ses bribes d’histoire, ses tourments, ses terreurs, son humour, sa quête (parfois infinie) de sens. La singularité de chacun.e se révèle non seulement par sa voix mais aussi par le récit que l’entretien met en place, récit tantôt linéaire, tantôt troué de silences, d’hésitations, de bribes de délires, parfois. Entre fluidité et résistances multiples, les entretiens progressent ou font du sur place, laissant tout autant l’imprévu advenir que l’énoncé d’un projet pour le présent et/ou le futur se construire petit à petit.
« Si la maladie mentale est une pathologie du lien, filmer des entretiens me semblait un bon moyen de montrer comment les soignants essaient d’accompagner ceux qui en souffre et de forger avec eux des appuis qui pourront les aider à se relever, se relancer, renouer un lien avec le monde, si ce n’est avec eux-mêmes, se réinsérer dans le tissu social ».
Nicolas Philibert
Le film est une ode, un hommage à l’art de ces médecins, à leur écoute active, à leur maïeutique (nourrie de toutes les évolutions de la psychiatrie et des psychothérapies), à leur pratique d’une psychiatrie qui repose non pas seulement sur la chimie du cerveau et les médicaments (bien qu’ils soient très importants dans le soin) mais aussi sur la parole, l’expression des maux par des mots et la construction, grâce à elle, d’un projet, d’un avenir hors de l’hôpital. Chaque soignant·e a son style, une façon qui lui est propre de mettre en place un lien, d’être avec, de laisser venir la parole et d’orienter ou non l’échange, de créer les conditions d’un dialogue qui tente de faire sortir le·la patient·e de ce qui l’enserre, le·la broie, l’enferme et l’isole des autres.
L’art de l’échange de ces psychiatres s’exprime également lors des séances de groupe, des réunions soignant·e·s-soigné·e·s où sont débattues, avec vigueur parfois, de multiples questions qui vont de la vie quotidienne de l’hôpital jusqu’à son utilité-même. Dans une séquence où un psychiatre explique les trois modes d’admission en soins psychiatriques en France, il est fait allusion à la situation de la psychiatrie en Italie où ont été progressivement démantelés tous les hôpitaux psychiatriques et créés des services communautaires décentralisés de traitement et de réadaptation des malades mentaux hors du réseau hospitalier (Loi 180-1978 dite « Loi Basaglia » (2)). Ces réunions du mardi sont peut-être un soin pour l’hôpital, une remise en question (inspirée de la psychothérapie institutionnelle) de l’hôpital lui-même, un antidote aux enjeux de pouvoir qui peuvent s’y développer. Ces réunions où s’exprime une parole, voire un intellectuel collectif, se tiennent dans « la serre » où se trouvent livres et plantes vertes. Elles témoignent du quotidien et de l’ambiance de l’hôpital, du désir des soignant·e·s de partager et d’échanger, avec les malades sur des sujets très divers. Parfois un peu pagaille, elles ne sont pas ritualisées comme les entretiens.
Un dispositif adapté
L’accord des psychiatres comme celui des patient·e·s est un prérequis obligatoire à tout tournage. Nicolas Philibert dut s’adapter à l’emploi du temps de psychiatres débordé·e·s, sans bureau attitré, et à la disponibilité psychologique des patient·e·s pour le tournage. Dans cette gymnastique acrobatique, souplesse et adaptabilité furent de rigueur. Le dispositif technique requit trois personnes : deux caméras, un micro sur pied et un autre au bout de la perche. D’ordinaire, un.e infirmièr.e participe aux entretiens aux côtés des médecins. L’équipe de tournage n’a pas pu mettre en place ce dispositif car la mobilisation des uns et des autres au même moment s’est avérée impossible. Par ailleurs, des psychologues ont également des entretiens avec les patient·e·s. Philibert, ayant fait le choix de se concentrer sur la relation médecin-psychiatre -patient·e, articule le point de vue de son film autour de ce lien.
Filmer la parole s’inscrit aussi pour Nicolas Philibert dans une dimension éthique très réfléchie :
« Les patients que j’ai filmés, je ne les ai pas choisis au hasard : je l’ai proposé à celles ou ceux avec qui j’avais déjà un peu de connivence. D’autres me semblaient trop incohérents, trop délirants, trop mal, même si certains souhaitaient ardemment être filmés.
Je réalise mes films à partir d’une éthique. Filmer quiconque c’est l’enfermer, figer dans une image à un moment précis de l’existence, et j’essaie de ne pas filmer les gens à leur insu, à leurs dépens. Je dis que j’essaye car on ne sait pas toujours ce que filmer quelqu’un va produire. On peut avoir les meilleures intentions du monde et blesser quelqu’un par maladresse. Ce n’est pas une science exacte, mais j’essaye d’être le moins nocif possible. On est en position de force avec une caméra. Comment ne pas abuser de ce pouvoir ? Ces patients sont dans des situations fragiles. Cela demande d’être bien délicat. »
Nicolas Philibert
Cette délicatesse est à l’œuvre tout au long du film qui saisit avec respect chacun·e des filmé·e·s. Quand Philibert filme leurs paroles, il engage son regard et s’engage avec sa caméra dans les territoires qui entourent et enveloppent les mots : gestes, regards parfois se détournant du regard de l’autre, de celui de la caméra ou regards saisis et saisissants d’angoisse, hésitations, silences, rythme, difficultés élocutoires – dues souvent aux médicaments –, soif de dire, d’exprimer, emballements, rires et sourires, extrapolations, associations… « toutes ces manières d’occuper l’espace et d’en ouvrir de nouveaux ». Avec sa caméra, Philibert ramène « au premier plan tout ce qui colore et aiguise les idées ».
Beaucoup d’intelligence, de lucidité, de capacité d’(auto)-analyse se dégagent de ces entretiens tant du côté des patient·e·s que de celui des médecins. Aller Chez Averroès & Rosa Parks (At Averroès and Rosa Parks, telle est la traduction en anglais du titre du film) est, pour le·la spectat·eur·rice, accepter de s’interroger, de regarder l’âme humaine, d’en écouter le souffle et les mots mais aussi de regarder l’état de la société « avec la loupe, le miroir grossissant qu’est la psychiatrie ». C’est accepter la rencontre avec « toutes sortes de gens au parcours cabossé, des fragiles, des sensibles qui avancent dans la vie comme des funambules » (N. Philibert)
Cette aventure humaine en psychiatrie (dont la première expérience se joua pour Nicolas Philibert à Laborde avec La Moindre des choses en 1995) n’est pas un long fleuve tranquille. Les spectat·eur·rice·s, parfois déstabilisé·é·s, troublé·e·s par une inquiétante étrangeté (pour certain·e·s) ou familiarité (pour d’autres), restent toujours guidé·e·s, soutenu·e·s par le regard du documentariste sans pitié ni hauteur, un regard curieux mais jamais intrusif, un regard interrogatif, un regard attentif.
« En parlant avec eux [les patient·e·s], il arrive qu’ils nous disent nos quatre vérités, nous poussent dans nos retranchements, nous entraînent dans des contrées où nous n’avions jamais pensé aller. J’ai mis du temps à me l’avouer, mais si ces personnes me touchent autant, c’est parce qu’elles me renvoient à moi-même, à mes propres vulnérabilités. »
Nicolas Philibert
Isabelle Grimaud
(1) Cette scène inaugurale ravive le souvenir d’une autre, celle du début de Histoires autour de la folie de Paule Muxel et Bertrand de Solliers, où une lampe de poche éclaire un sol jonché de papiers abandonnés, de dossiers médicaux en lambeaux, d’archives déchirées. Obscure, souterraine est cette entrée à Ville-Evrard, l’hôpital psychiatrique de Neuilly-sur-Marne depuis 1868. Ce film essentiel, tourné au début des années 1990, rassemble des témoignages de médecins, d’infirmiers, de gardiens, de jardiniers et bien sûr de malades, créant en ce haut lieu de la folie en France « un domaine pour les paroles » (Gilles Deleuze).
(2) Franco Basaglia (1924-1980), psychiatre italien, critique de l’institution asilaire, est le fondateur de la psychiatrie démocratique. Dans les années 1960, il crée des communautés thérapeutiques (à Trieste et à Gorizia) qui défendent les droits des malades mentaux. L’engagement et le combat de Franco Basaglia sont à l’origine de la Loi 180 de 1978, loi sur la santé mentale qui réforme structurellement le système psychiatrique italien en démantelant et abolissant les hôpitaux psychiatriques de ce pays. La « Loi Basaglia » sera effective en 1999.
Bande annonce
Rappel
Averroès & Rosa Parks – Réalisation : Nicolas Philibert, avec la complicité de Linda De Zitter – 2 h 23 min – Production : TS Productions avec la participation de France Télévisions, Les films du Losange, Universciné – Distribution : Les Films du Losange – 2024
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