Appartient au dossier : Voyage d’étude au Québec

Au Québec, la poésie partout
par Soizic Cadio, chargée de Coopération nationale, Bpi

Lors de notre voyage d’étude au Québec, nous avons pu constater partout la vitalité de la littérature québécoise.

Le label « Ville de littérature » décerné par l’UNESCO à la ville de Québec en 2017 en est l’un des signes et les bibliothèques en sont les premières ambassadrices. Au cœur de cette vitalité, un genre semble surpasser les autres par son dynamisme et sa créativité : la poésie.

La poésie québécoise, un patrimoine revitalisé

La défense de la francophonie par la littérature

Revendiquée par près de 6,5 millions de Québécois comme langue maternelle, le français est la deuxième langue officielle du Canada. Il existe pourtant une peur latente du déclin de la langue française, qui se manifeste notamment par la législation. La loi 96, votée en 2022, à la suite de la Charte de la langue française au Québec de 1977, qui instituait le français comme langue officielle, oblige les commerces et les administrations, dont les bibliothèques, à « servir » leurs « clients » en français.

Cette défense de la langue française passe également par la défense de la littérature québécoise, et donc par les bibliothèques. La BanQ (Bibliothèque et archives nationales du Québec) a pour mission, via le dépôt légal, « de rassembler, de conserver de manière permanente et de diffuser le patrimoine documentaire québécois publié » (Loi sur Bibliothèque et Archives nationales du Québec).

C’est également le cas d’autres bibliothèques et institutions littéraires, telles que la Maison de la littérature à Québec, qui achète tous les livres d’auteurs québécois (environ 4 000 publications par an, soit 10% des collections mais 30 à 40% des prêts). Toutes les bibliothèques ont une attention particulière pour les auteurs québécois, qui sont souvent signalés par un pictogramme en forme de fleur de lys.

Pictogrammes fleurs de lys © Bpi

Au sein de cette défense de la francophonie par la littérature, la poésie a une place de choix. Cela passe, d’une part, par une valorisation du patrimoine poétique du Québec, à travers des institutions comme la médiathèque littéraire Gaëtan Dostie, qui conserve plus de 50 000 documents liés à la poésie (imprimés, manuscrits, photos, objets…) ou le Centre d’archives Gaston Miron, qui, depuis 2008, archive les collections audiovisuelles sur la poésie québécoises.

Mais ces institutions patrimoniales ne reflètent pas toute la vitalité de la poésie québécoise aujourd’hui.

Dynamisme et modernité de la poésie aujourd’hui

La poésie québécoise connaît depuis plusieurs années un renouveau qui se diffuse jusqu’en France, où elle a même intégré le programme du baccalauréat avec Hélène Dorion. Le Québec était également invité d’honneur du Festival du livre de Paris en 2024, avec la présence de plus de 40 auteurs et autrices et 60 maisons d’éditions.

Au Québec, loin de ces célébrations officielles, la poésie est présente partout, dans et en dehors des livres : dans des revues, des festivals, dans la rue, dans des bars… À tel point que le collectif La poésie partout a jugé utile de publier un guide de survie de la poésie pour permettre à tout un chacun de s’y retrouver. Clair et pratique, ce guide témoigne du dynamisme et de la richesse du milieu, puisqu’y sont recensés pas moins de 12 organismes de poésie et de slam, 44 festivals et événements de poésie, 24 revues, 64 éditeurs… Et même un réseau social québécois dédié à la poésie : quolibet. Il existe un mois de la poésie où les auteurs et autrices sont invités à poster chaque jour un poème sur les réseaux sociaux, accompagné du hashtags (ou plutôt du « mot-clic ») #NaPoMo ou #NationalPoetryMonth.

© Bpi

Ce renouveau de la poésie, s’il s’attache bien sûr aux questions de langue, explore aussi la complexité des préoccupations sociétales contemporaines. Ainsi que le mentionne le guide de survie de la poésie en guise d’introduction : « La poésie partout reconnaît qu’elle est située en territoire autochtone non cédé, appelé Tiohtià:ke par les Kanien’kehà:ka et Mooniyang par les Anishinaabe. Nous remercions la nation Kanien’kehà:ka de veiller sur les terres et les eaux de ce territoire qui continue de rassembler les peuples. » C’est aussi comme cela que s’ouvre le très beau recueil de poésie de Névé Dumas, dont l’éditeur L’Oie de cravan, a publié le recueil Poème dégénéré en 2023. Les questions d’inclusion, de genre, d’éco-féminisme, de respect des langues et des communautés, sont au cœur des préoccupations de cette génération et se retrouvent naturellement dans sa production poétique.

Comment les bibliothèques accompagnent le mouvement

La poésie en dehors des livres

Au dynamisme de cette nouvelle scène répond une myriade d’acteurs institutionnels et associatifs traitant de poésie, parmi lesquels, les bibliothèques. Celles-ci, en plus de leurs missions classiques d’acquisition, de valorisation et de mise à disposition, ont également des missions de médiation autour de ces œuvres, et ambitionnent de faire sortir la poésie hors des livres.

Signalétique Poésie BanQ (Montréal) © Bpi

Ainsi, la plateforme Tout à coup la poésie, gérée par la Maison de la littérature de Québec à pour but d’« encanailler la poésie […] afin de la découvrir fraîche, vive et accessible, en dehors des livres ». Un ensemble de ressources pédagogiques (capsules sonores, courts métrages, textes lus, portraits d’auteurs, graffitis poétiques…) accompagne des poèmes originaux et des portraits d’auteurs, au bénéfice des enseignants comme du grand public.

Dans plusieurs bibliothèques, comme à la BanQ à Montréal ou à la Maison de la littérature de Québec, nous avons pu observer des sets de mots et de lettres aimantés à la disposition du public pour former des phrases ou des vers. Un moyen ludique, collaboratif, esthétique et peu onéreux de mettre en valeur la créativité de tous et toutes.

©Bpi Casse-têtes poétiques à la BanQ (Montréal) et à la Maison de la littérature

En ligne, le site de la BanQ propose également une curation de contenus originaux dédiés à la poésie, comme la poésie par soustraction, des activités pédagogiques clé en main avec la slammeuse Queen Ka, ou encore des conseils de lecture de bibliothécaires (la poésie c’est juste trop beurk).

La poésie de proximité

L’aspect local est aussi un levier important pour la mise en valeur des fonds poésie. La bibliothèque Maisonneuve par exemple, a récemment réouvert ses portes, après des travaux de rénovation et d’agrandissement, dans le quartier populaire Hochelaga-Maisonneuve à Montréal. Elle participe chaque année à la rue de la poésie en investissant l’avenue Desjardin, à côté de la bibliothèque, avec des panneaux de citations de poètes locaux, des lectures, des matchs d’improvisation poétiques et autre « poésie de trottoire ».

La bibliothèque poursuit cette mise en valeur des poètes locaux au sein de ses propres collections, avec un fonds d’une quarantaine d’auteurs et autrices du quartier, distingués par un pictogramme. Elle distribue des marque pages pour mettre en valeur cette collection « poètes du quartier », avec au verso un appel aux auteur et autrices à proposer leurs ouvrages à la bibliothèque en remplissant un simple formulaire.

Marque-page sur la collection « poètes du quartier » de la bibliothèque Maisonneuve (Montréal) © Bpi

Et dans les bibliothèques françaises ?

Une vision plus élitiste

La France connaît elle aussi un renouveau de sa scène poétique, investie par une nouvelle génération présente à la fois sur les réseaux sociaux, les scènes ouvertes, les revues et les maisons d’édition, qui suivent de près ce bouillonnement créatif. Et dans les bibliothèques ?

Il semble que nous ayons, en France, un rapport plus distancié avec la poésie, élevée avec les générations au rang de canon littéraire. Les fonds poésie en bibliothèque, réputés compliqués, se limitent trop souvent aux classiques et aux anthologies. Selon Cécile Rabot dans son ouvrage La construction de la visibilité littéraire en bibliothèque, paru en 2019 aux Presses de l’Enssib, la poésie est souvent exclue des dispositifs de valorisation grand public de type coups de cœur ou tables de nouveautés. Exclusion justifiée par une « représentation assez négative des usagers des bibliothèques de lecture publique qui ne semblent pas prêts à fournir les efforts requis par une littérature exigeante : « Il y a l’expression “se prendre la tête”. Je pense que les lecteurs de bibliothèque ne veulent pas se prendre la tête. […] Ils vont éviter la poésie un peu hermétique, sauf si c’est au programme… (extrait d’entretien, 12 avril 2005) ».

Le choix des indépendants, de l’action culturelle et du local

Pourtant, il y a là une formidable opportunité à saisir, en s’inspirant de nos cousins québécois, et en s’inscrivant dans ce renouveau créatif qui se traduit aussi dans la production éditoriale. En 2018, 4,6% des livres reçus au titre du dépôt légal à la BnF étaient des ouvrages de poésie.

Certaines bibliothèques de lecture publique ont fait le choix de développer des fonds spécialisés en poésie, en faisant la part belle aux éditeurs indépendants : la bibliothèque Marguerite Audoux à Paris qui, depuis son ouverture a mis l’accent sur son fonds thématique poésie, la médiathèque Abbaye – Nelson Mandela de Créteil qui accueille le fonds Bruno Doucey…

Il existe également de nombreux projets de médiation autour de ces collections. Le côté local peut également servir de levier, à l’exemple de la Bibliothèque municipale de Lyon qui consacrait en 2020 une exposition à l’éditeur de poésie ardéchois Cheyne, qui fêtait ses 40 ans.

Vitrine d’objets et de poésies du quartier à la bibliothèque Maisonneuve (Montréal) © Bpi

Les bibliothèques départementales proposent également d’intéressants dispositifs de médiation, à l’image de la médiathèque départementale de Seine-et-Marne et de son module sonore de poésie composé à partir de corpus d’auteurs contemporains. Elles sont aussi très mobilisées sur la formation des bibliothécaires à l’offre en poésie, à l’image de la médiathèque départementale du Jura, de Seine-et-Marne à nouveau, ou encore de l’Oise, qui propose un module de formation spécifique sur la poésie et la petite enfance.

Pour poursuivre cette réflexion et s’inscrire pleinement dans ce mouvement, le guide Valoriser la poésie contemporaine en bibliothèque, réalisé par Elena Sas en 2020, à l’occasion de l’exposition organisée pour les 40 ans de Cheyne Éditeur à la bibliothèque de la Part-Dieu, donne de nombreuses pistes pour sortir la poésie de « son image de niche et […] encourager une prise en charge plus généralisée des actions de médiation. »

N’hésitez pas à signaler en commentaire toutes vos initiatives !

Publié le 04/09/2024 - CC BY-SA 4.0

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