Sur l’Adamant de Nicolas Philibert, avec la complicité de Linda De Zitter
Sortie en salles le mercredi 19 avril 2023.
Ours d’or 2023 à la 73ème Berlinale, Sur l’Adamant nous invite à bord d’un lieu unique, l’Adamant, centre de jour flottant qui accueille des adultes souffrant de troubles psychiques importants. Péniche amarrée sur la Seine en face de la Gare d’Austerlitz, quai de la Râpée à Paris, l’Adamant offre un cadre de soins visant à aider les patients à reprendre pied avec le temps, l’espace, à rétablir du lien avec les autres, à retrouver un élan vital.
L’avis de la bibliothécaire
L’Adamant : un lieu atypique
L’Adamant est un lieu de soins relevant de la psychiatrie publique qui, depuis le début des années 1970, est sectorisée en France. L’Adamant reçoit principalement des patients des quatre premiers arrondissements de Paris et quelques-uns du Val-de-Marne. L’Adamant est un centre de jour qui fait partie du Pôle Psychiatrie Paris Centre constitué également de deux centres médicaux psychologiques, d’une équipe mobile et des deux unités Rosa Parks et Averroès au sein de l’Hôpital psychiatrique Esquirol rattaché aux Hôpitaux de Saint-Maurice (94410). L’Adamant fut inauguré en juillet 2010. Bâtiment de verre et de bois de 650 m2 de haute qualité environnementale, il est né d’une réflexion conjointe entre soignants, patients et architecte. Il succède à l’hôpital de jour de Châtelet dont le bail s’achevait en 2012. L’idée d’un bateau-hôpital psychiatrique, venue de deux médecins habitant une péniche, fut soutenue par la Mairie de Paris qui vit aussi dans sa construction une bonne opération financière.
Il fallut sept années de travail étroit avec Gérard Ronzatti du cabinet Seine Design, spécialiste de l’architecture flottante, pour que le projet passe d’une utopie à sa réalisation en dur.
« On a voulu que [L’Adamant] porte la trace de ceux qui y ont travaillé. C’est une opération pilote d’un bout à l’autre, pour que le temps de la conception à la réalisation soit thérapeutique. »
Gérard Ronzatti, architecte
L’Adamant est un beau bâtiment ouvert sur l’extérieur par de larges baies vitrées. La lumière qui y règne peut être adoucie par une multitude de stores en bois. Les circulations y sont très fluides. Deux passerelles permettent d’y accéder. Tout a été fait pour que ce lieu de soins unique en Europe soit apaisant, convivial et que les relations thérapeutiques entre soignants et patients soient les meilleures possibles. Le passage de barges et autres péniches, le trafic fluvial, lui donnent un léger mouvement ressenti par certains comme un bercement. Pour d’autres, il faut s’adapter au mal de mer que peut provoquer le mouvement de l’eau.
Réintroduire le patient dans la cité est l’un des buts de ce joyau architectural, son cœur et son éclat de diamant (Adamant vient étymologiquement de diamantin). Cette structure peut aussi être un aimant (l’étymologie renvoie également à ce sens) pour les patients. Elle doit les faire sortir de leur isolement, les attirer. Elle doit s’arranger pour qu’ils aient plaisir à la fréquenter et le désir d’y revenir. L’originalité du lieu n’a de sens qu’en symbiose avec un projet thérapeutique fort.
L’Adamant : un lieu de psychothérapie institutionnelle
Le film de Nicolas Philibert ne documente pas l’histoire de l’Adamant. Il s’intéresse à ceux qui y passent une partie de leur journée, à ce qui s’y passe et comment tout cela fait lien.
Ce n’est pas la première fois que Philibert franchit le seuil d’un hôpital psychiatrique. Déjà, en 1995, avec La Moindre des choses, il avait posé sa caméra dans la clinique de La Borde à Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher qui fut créée en 1953 et dirigée, jusqu’à sa mort en 2014, par Jean Oury, psychiatre et psychanalyste (1924-2014).
Jean Oury est aussi l’un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, mouvement novateur, initié par quelques jeunes psychiatres aux conceptions humanistes, qui émergea au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ce mouvement vise à transformer radicalement, à bouleverser la considération et l’approche de la folie, à lutter contre l’enfermement.
En 1947, Oury arrive comme interne à l’hôpital de Saint Alban en Lozère (lieu de la première expérience française de psychothérapie institutionnelle) où il fait une rencontre essentielle, celle du psychiatre catalan François Tosquelles (1912-1994), réfugié politique ayant fui l’Espagne franquiste. Pour les deux hommes, soigner les patients hospitalisés si l’institution est malade d’enjeux de pouvoir, entre autres, n’a pas de sens. Jean Oury n’a-t-il pas dit : « Soigner les malades sans soigner l’hôpital est une folie » ? Utilisant la psychanalyse, la phénoménologie, les études marxistes, ils pratiquent conjointement travail thérapeutique et l’analyse constante de l’institution.
Soigner l’institution, c’est réinventer les relations entre soignants et soignés. Pour ce faire il convient, pour les patients atteints de psychoses, qui se vivent comme « fragmentés », de favoriser, de mettre en œuvre et en actes « le transfert dissocié ». Il s’agit d’un transfert qui ne s’opère plus sur la seule personne du psychanalyste mais repose sur plusieurs figures de l’institution : infirmiers, ergothérapeutes, éducateurs spécialisés, psychologues, psychiatres, cuisinier, personnel administratif, patients … Cette méthode s’appuie sur un engagement, une implication subjective forte des soignants qui doivent sans cesse se garder de l’illusion de l’empathie. Il s’agit « d’être là, à la bonne distance, possible destinataire d’une lettre sans adresse » (J. Oury). Cette bonne distance est indissociable de la libre circulation des patients au sein de l’institution, elle-même indispensable à la rencontre (mot cardinal, pilier de cette psychiatrie) avec un « soignant ». Cette rencontre peut se faire lors d’entretiens informels et/ou grâce à des propositions comme des ateliers, des réunions sachant que toute participation du patient est négociée par la parole.
La Moindre des choses de Nicolas Phillibert (1996) s’articulait autour des répétitions (ses heures, ses difficultés, son exigence) d’Opérette de Witold Gombrowicz dont la représentation publique, filmée elle-aussi, se jouait le 15 août dans le parc de La Borde (cet atelier théâtre étant une tradition à la Clinique).
Sur l’Adamant filme aussi des rites, le « lundispensable » (petit déjeuner suivi de la réunion hebdomadaire qui rassemble patients et soignants), l’accueil des nouveaux, ainsi que des rencontres (soignants/patients). La rencontre peut se faire de manière informelle ou selon la mosaïque des activités possibles sur le bateau : le ciné-club, les ateliers peinture, musique, écriture, photo, corps, confitures, bibliothèque, la participation à l’accueil du bar, l’implication dans la comptabilité de la péniche… Ces ateliers tissent des liens sociaux tout en permettant au patient, s’il en éprouve le désir, de parler de lui, de ce qui l’a amené à perdre pied, de ce qui le rattache à la communauté des hommes aussi. Jamais la parole n’est forcée. Philibert a l’art et la manière d’entrer en relation avec ceux qu’il filme. Intermédiaire entre les filmés et nous (les spectateurs), il permet à un regard différent, loin des clichés sur la folie, d’éclore à petits pas, sans violence. Dans La Moindre des choses comme sur l’Adamant, nulle blouse blanche, nul moment de crise, de délire ou de décompensation qui transformeraient la souffrance psychique en spectacle et marqueraient une frontière entre « le normal » et « l’anormal », « le sain d’esprit » et « le fou ».
Entre la péniche des bords de Seine et la clinique au parc splendide existent quelques liens de camaraderie. Les scènes inaugurales des deux films ont un air de parenté. Toutes deux sont la captation d’un morceau de musique chanté par un patient. À La Borde, une femme, seule dans une allée du parc arboré illuminé par la lumière d’août, chante a capella J’ai perdu mon Eurydice, extrait de l’opéra de Gluck. La scène s’achève avec un plan rapproché sur son visage où ses yeux nous renvoient à nous-mêmes, à notre regard sur la maladie, à tant d’interrogations sur l’Être. Sur l’Adamant, un patient, accompagné à la guitare par un soignant, est filmé frontalement interprétant, avec une conviction cathartique, La Bombe humaine du groupe Téléphone, devant un auditoire dont on ne sait qui est qui. L’important n’est pas de repérer un statut social, l’important est de montrer qu’en ce lieu, sur cette péniche, l’individu est accepté dans sa singularité et peut (re)trouver, (re)créer du lien avec d’autres qui, eux-aussi, sont acceptés dans leur singularité.
L’Adamant : un lieu de résistance
Sur l’Adamant la fonction thérapeutique est l’affaire de tous, du collectif de l’équipe soignante. Dans ce lieu ouvert, des intervenants extérieurs sont invités : musicien, romancier, philosophe, commissaire d’exposition… Le tournage du film, qui s’est fait en plusieurs fois et s’est étendu sur une durée de sept mois de mai à novembre 2021, est un bel exemple de cette volonté de construire des ponts avec le monde extérieur au bateau, en particulier le monde de l’art.
C’est par l’intermédiaire de Linda De Zitter (psychologue clinicienne et psychanalyste), rencontrée pendant l’aventure à La Borde et impliquée dans celle de la création d’un bateau-hôpital de jour, que Philibert eut vent du projet de l’Adamant. Par la suite, l’envie de refaire un film « en psychiatrie » s’est imposée après avoir été convié à un atelier « Rhizome » (groupe de conversation qui a lieu le vendredi à la bibliothèque) pour parler de son travail :
« Ce jour-là j’avais passé deux heures devant un groupe qui s’était préparé à m’accueillir en visionnant quelques-uns de mes films et n’avait eu de cesse de me pousser dans mes retranchements. Depuis mes débuts de cinéaste, j’ai eu de nombreuses occasions de parler devant un public mais cette fois, j’en étais revenu particulièrement revigoré, éperonné par les remarques des personnes qui étaient là. L’envie de refaire un film en psychiatrie, d’« aller voir là-bas qui je suis » (Linda De Zitter) me travaillait depuis un bon moment, et cette journée m’a renforcé dans cette idée »
Nicolas Philibert, réalisateur
Pour Philibert le monde de la psychiatrie est à la fois perturbant et porteur d’énergie car il provoque des réflexions sur nous-mêmes et nos fragilités. Il est aussi « un miroir grossissant qui en dit long sur notre humanité. Pour un cinéaste c’est un champ inépuisable. »
La façon de filmer de Philibert, qui laisse une large part à l’improvisation devenue « une nécessité éthique », répond à une volonté de « ne rien expliquer, surtout. Ne pas assujettir son film à un programme, à un ‘vouloir dire’ préalable ». Une telle éthique est une forme de résistance à tout ce qui, formaté, rétrécit le champ de vision, gomme la singularité de ce qui advient, de ce qui palpite. Sur l’Adamant est en adéquation avec les propos de son réalisateur. À la fluidité des espaces où se côtoient les êtres se fond celle de l’émergence de leurs paroles. Un subtil montage évite la succession d’interviews. La discontinuité et les détails apparemment sans importance, le fortuit, « l’accidentel » permettent au film de trouver rythme, respiration et architecture.
Sur l’Adamant se pratique une psychiatrie de la relation à l’autre, une psychiatrie créative et ouverte, où la vie quotidienne est un souci de chaque instant que soignants et patients doivent construire ensemble. Cette psychiatrie-là, qui soigne la souffrance humaine au plus près, aide à faire éclore, préserver ou développer la poésie (au sens étymologique de création) dont chaque patient peut faire l’expérience. La psychiatrie, médecine de l’âme, prodigue des soins à ce qui anime, à ce qui peut mettre le désir en mouvement. Choisir de donner à la psychiatrie une fonction poétique relève d’une dissidence et d’un pari humain d’envergure. Une question reste cependant en suspens : cette psychiatrie sur mesure centrée, pour beaucoup, sur de l’expérience de la création et l’expression artistique permet-elle le retour à la vie « ordinaire » ?
La structure et ses actions thérapeutiques que documente Philibert ne sont pas représentatives de la psychiatrie en France qui, avec la gériatrie et les soins de réadaptation, sont les parents pauvres, les grands délaissés de la santé comme si notre pays était très réticent à investir dans les soins les plus appropriés pour des personnes vulnérables. L’Adamant est un lieu de résistance au délabrement et à la déshumanisation de la psychiatrie publique qui a vu son nombre de lits diminuer de façon vertigineuse, qui manque de moyens humains et financiers à tous les niveaux de ses champs d’action et qui a vu, depuis un quart de siècle, le retour aux chambres d’isolement et de force. Sur l’Adamant ne dénonce pas cette dégradation massive, cette déréliction. Cette situation d’abandon n’est-elle pas un hors-champ du travail accompli, toujours en marche et en discussion qui se déploie sur l’Adamant ?
Le film s’achève sur une interrogation, l’énoncé d’une crainte. Ce bateau (ce fluctuat nec mergitur), si bien amarré à quai par des filins d’acier prêts à le retenir pour qu’il ne coule pas s’il est battu par les flots, combien de temps pourra-t-il encore continuer sa belle ouvrage, sa psychiatrie tâtonnante, hésitante qui ne cherche pas à dompter la singularité de patients envisagés comme des sujets ? N’est-il pas menacé ? Pour que de tels soins perdurent et que de telles équipes prennent le risque de l’engagement professionnel et humain, ne faudra-t-il pas déployer une énergie de fer, résistante comme le diamant face à la bureaucratie, à la pression économique, aux hiérarchies ?
L’aventure de Nicolas Philibert en psychiatrie constitue un triptyque aux films distincts et autonomes dont le premier volet est Sur l’Adamant. Le deuxième, intitulé Averroès et Rosa Parks, a été tourné dans les deux unités de l’Hôpital Esquirol anciennement Asile de Charenton et le troisième réunit les visites à domicile des soignants chez les patients. Ces deux derniers films sortiront en salles à quelques mois d’intervalles.
« J’ai toujours été réfractaire à ce mot de scénario, au mot et à la chose qui sont, m’a‑t‑on dit, une pratique indispensable. Je n’en crois rien et, pratique pour pratique, nous parlerons de canevas. Il faut que le canevas soit grossier, clair et, surtout, n’oubliez pas les trous. S’il n’y a pas de trous, où voulez-vous que les images se posent, par où voulez-vous qu’elles arrivent ? »
Fernand Deligny, éducateur, écrivain et réalisateur
Ainsi parlait Fernand Deligny de son expérience du cinéma. Deligny (1913-1996) fut au début des années 1960 invité à La Borde par Jean Oury avant de s’installer dans les Cévennes. Deligny est devenu une référence en matière d’éducation d’enfants en grande souffrance psychique. Nicolas Philibert met en exergue de Sur l’Adamant la partie finale de cette citation non seulement pour définir ce vers quoi tend son cinéma, capter des instants de présence dans le tissu incertain de la réalité, mais aussi pour faire résonner les mots de Deligny chez les spectateurs et nourrir leur réflexion de questions ouvertes sur leur perception de l’autre et leur relation à eux-mêmes.
Isabelle Grimaud
Bande annonce
Rappel
Sur l’Adamant – Réalisation : Nicolas Philibert, avec la complicité de Linda De Zitter – 1 h 49 min – 2022 – Production : TS Productions, France 3 cinéma, Logride – Distribution : Les Films du Losange.
Sur l’Adamant a obtenu L’Ours d’or à la 73ème Berlinale en 2023.
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