Sinjar, naissance des fantômes
d’Alexe Liebert

Sortie en salles le mercredi 19 juin 2024.

3 août 2014, Irak. Le groupe État Islamique, appelé aussi Daech, se lance à la conquête de la région du mont Sinjar, peuplée par la minorité religieuse des Yézidis. Daech y massacre les hommes, capture les enfants pour en faire des soldats et les femmes pour les réduire à l’état d’esclaves sexuelles. Cinq ans plus tard, le demi-million de Yézidis qui vivait dans cette région est pour la plupart toujours en exil mais plus de trois mille d’entre eux sont encore aux mains de leurs bourreaux ou portés disparus. Pour les rescapés, comment guérir du traumatisme, comment refermer les fractures, comment survivre au milieu des fantômes ?

Photo du documentaire Sinjar, naissance des fantômes.
Sinjar, naissance des fantômes © Vingt-Cinquième Heure.

L’avis du bibliothécaire

Alexe Liebert et Michel Slomka

Alexe Liebert est la réalisatrice de ce film documentaire ; Michel Slomka, lui, est l’auteur des photographies insérées dans le montage ainsi que du texte lu en voix off par l’actrice iranienne « en exil » Golshifteh Farahani.

Après des études de cinéma à l’Université Panthéon-Sorbonne, Alexe Liebert, née en 1981 en région parisienne, a travaillé dans le milieu de la photographie et réalisé des courts-métrages comme Scars of Cambodia (2013) sur les traumas d’un pêcheur de Kampot suite au génocide des Khmers rouges.

C’est en 2015 qu’Alexe Liebert rencontre Michel Slomka. Ce dernier, né en 1986 à Paris, diplômé en histoire et en anthropologie, est devenu photographe indépendant en 2010 et s’intéresse à la manière dont le temps façonne les mémoires et les territoires dans un contexte de violence politique. Il a, par exemple, documenté le retour chez eux des survivants du massacre de Srebrenica.

Michel Slomka parle à Alexe Liebert de la communauté yézidie, rencontrée lors d’un reportage en Syrie, à laquelle il a consacré en 2017 un livre publié aux éditions Sometimes : Sinjar, naissance des fantômes.

Les Yézidis

Les Yézidis sont une minorité ethnique endogame, originaires de Mésopotamie supérieure et parlant majoritairement le dialecte kurde kurmanj. La majorité des Yézidis subsistant au Moyen-Orient vit aujourd’hui dans le nord de l’Irak, principalement dans les gouvernorats de Ninive et de Dohuk, et plus précisément dans les districts de Sinjar et de Sheixan, où elle constitue une importante communauté « minoritaire ». Des Yézidis se sont également installés au Kurdistan turc, dans le district de Midyad, dans le Caucase, en Arménie, dans d’autres régions de l’ancienne URSS et, suite aux persécutions, en Allemagne. 

La religion yézidie est monothéiste, résultat d’un syncrétisme original mêlant religions du livre et cultes anciens de la Perse tel le zoroastrisme. Elle est fondée sur la croyance en un Dieu unique ayant créé le monde pour le confier aux soins d’une heptade, c’est-à-dire sept êtres saints, souvent connus sous le nom d’anges, ou heft sirr, les sept mystères, dont le plus important est Malek Taus, appelé également Tawûsê Melek, l’ange paon. Le principal lieu de culte des yézidis est le temple de Lalesh, situé dans la province de Ninive.

Génocide

Le 3 août 2014, les forces kurdes peshmerga n’étant plus en mesure de le contenir, l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL) s’empare de Sinjar, massacrant 3 500 personnes et enlevant 6 500 femmes et enfants, dans une attaque entraînant la fuite dans les monts Sinjar de 50 000 habitants yézidis de la ville et l’exil de 350 000 habitants de la région vers le Kurdistan irakien.

Les Yézidis ayant été au préalable qualifiés par l’EIIL d’adorateurs du diable, les tueries les ont spécifiquement visés. Les femmes vierges ont été rendues à l’état d’esclaves sexuelles, vendues aux chefs et aux soldats, puis revendues encore par ces derniers pour s’enrichir. Les autres femmes et les hommes pubères ont été assassinés par balles, décapités ou torturés. Les enfants ont été drogués, islamisés et transformés en combattants.

Cette tentative de nettoyage ethnique s’ajoute à la longue histoire de persécutions dont les Yézidis sont victimes depuis le Moyen Âge et aux efforts répétés des califes de l’Empire ottoman pour les convertir massivement à l’islam.

Les combattants kurdes, de l’YPG syrien, du PKK turc, et les Peshmergas irakiens, soutenus par d’intenses bombardements aériens de la coalition internationale, reprennent le contrôle de la ville le matin du 13 novembre 2015 au prix de sa destruction presque totale.

Aucun partisan de Daech n’a été à ce jour jugé pour génocide. Le Sénat français a cependant reconnu l’existence du génocide des Yézidis le 14 novembre 2016.

Photo du documentaire Sinjar, naissance des fantômes.
Sinjar, naissance des fantômes © Vingt-Cinquième Heure.

Témoigner

Le film, tourné pendant un an et demi au Sinjar et au Kurdistan irakien, donne la parole aux femmes martyrisées qui racontent avec dignité l’horreur, les viols, les ventes, au marché ou sur les réseaux sociaux, de femmes et de filles âgées parfois seulement de 12 ans, la torture et l’assassinat d’un bébé coupable de pleurer. Il donne aussi la parole à des combattants et à des hommes cherchant à sauver les 3 000 Yézidis toujours portés disparus.

À plusieurs reprises, ces séquences nécessaires mais éprouvantes laissent place à des vues de la montagne sacrée des Yézidis, à des scènes d’enfants entonnant une ritournelle, aux chansons d’un musicien évoquant la douleur de la communauté et le courage dont elle doit faire preuve pour se relever, et à un poème lu en voix off.  

Sinjar, naissance des fantômes est un témoignage important. La parole de ces femmes suppliciées reste dans notre mémoire ainsi que la ritournelle des enfants jouant, malgré tout, dans les prairies d’un vert intense : « Belle fleur rouge yézidie, est-ce que tu m’entends ? Sommes-nous amies ? Regarde l’oiseau noir, tellement noir. C’est la fête du printemps sur nos terres. Il est l’heure. Prends ton épée ! Prends ton pistolet ! Boum ! »

Jacques Puy

Bande annonce

Rappel

Sinjar, naissance des fantômes – Réalisation : Alexe Liebert – Écriture : Alexe Liebert, Michel Slomka – Créations sonores : Benjamin Chaval – Musiques originales : Dakhil Osman, les femmes soldates du YJS – 1 h 43 min – 2020 – Production et distribution : La Vingt-Cinquième Heure.

Publié le 21/06/2024 - CC BY-SA 4.0

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