Comment lirons-nous demain ? Les Assises nationales du livre numérique 2019

« Comment lirons-nous demain ? » 

Voici la question à laquelle se sont efforcées de répondre les Assises nationales du numérique, organisées le mardi 5 novembre 2019 à Paris par le Syndicat National des Editeurs. Cette journée, qui rassemblait des acteurs variés de l’édition, a ainsi été l’occasion de faire un point sur l’évolution de la lecture numérique et ses perspectives, 10 ans après les premières assises tenues en 2009.

 

Salle de conférence lors des Assises du Livre Numérique
© Frédéric Berthet

La transformation de la chaîne du livre : le numérique partout, pour tous

Le premier constat établi au cours de cette journée est que le numérique infuse désormais toute la chaîne éditoriale : loin de se limiter à l’objet « livre numérique », c’est tout un écosystème professionnel qui doit s’adapter aux nouvelles pratiques. Les diffuseurs jouent ainsi un rôle de premier plan pour la promotion du livre numérique : la plupart d’entre eux prennent donc aujourd’hui en charge les livres numériques, en parallèle de livres traditionnels et certains, à l’instar de la société e-Dantès, se sont même spécialisés autour de cette seule question.
Cette infusion du numérique dans l’ensemble de la chaîne du livre a également pour corollaire d’exiger une accessibilité sur tous les plans : l’accès aux livres numériques doit ainsi être facilité en rendant accessibles les plateformes de vente et de paiement. En France, près de 200.000 personnes aveugles et malvoyantes, dont une grande part de personnes âgées, dépendent en effet de ces adaptations afin de pouvoir accéder à la lecture.
Cette évolution est donc nécessaire et est désormais encadrée par une directive européenne qui étend l’obligation d’accessibilité numérique aux organismes du secteur privé : édictée en 2019, elle devra être appliquée par l’ensemble des pays européens d’ici 2025. A cet effet, plusieurs prescriptions devront être respectées, qui donneront lieu à des déclarations de conformité : interopérabilité des plateformes avec des technologies adaptées comme le boitier braille connecté, absence de DRM bloquant, métadonnées précises etc. Cette directive européenne prévoit tout de même quelques exceptions : les micro-entreprises et celles pour lesquelles une telle adaptation représenterait une « charge disproportionnée » en seront ainsi dispensés, des dispenses qui ouvrent une potentielle brèche dans cet objectif d’accessibilité universelle.
La France dispose cependant d’un atout de taille puisqu’elle contrôle tous ces outils de diffusion numérique ce qui lui permet de faciliter l’application des standards édictés, en faisant la promotion, par exemple, des formats accessibles comme l’ePub 3. La promotion de ce format est notamment réalisée par EDRLab qui travaille également, à travers le groupe Readium, au développement de technologies en OpenSource en mesure d’améliorer la navigation dans les contenus en ePub 3. D’autres technologies sont également en train de voir le jour pour permettre une meilleure appropriation des contenus numériques par les lecteurs empêchés, à l’instar de l’application Sondo qui propose un panel d’options non-négligeable pour la lecture de textes. Enfin, au-delà des textes sans enrichissement, le nouveau défi est désormais celui de l’accessibilité des contenus multimédias, question pour laquelle un groupe de travail a été monté par le ministère de la Culture.
 
 

Nouveaux formats, nouveaux contenus

Les Assises numériques 2019 ont surtout été l’occasion de (re)découvrir les habitudes des Français autour du livre numérique, grâce à une enquête menée en 2019 par l’organisme OpinionWay, en s’intéressant notamment aux trois formats en vogue : les ebooks, les audiobooks et enfin, les narrations visuelles numériques. Avant de revenir plus amplement sur leurs spécificités, il est à noter que toutes ces lectures numériques sont privilégiées durant les temps de trajet ou de pause au cours de la journée. Ces lectures numériques se font aussi sur des thèmes communs, avec une prégnance de la littérature (policiers, contemporains et classiques) suivie par les essais et les livres pratiques.
Les ebooks, format pionner autour du numérique, continuent de faire recette : ce marché reste en plein essor et est présent dans toutes les tranches d’âges de la population française. Les supports de lecture ont en revanche connu une évolution : l’ordinateur apparaît comme le nouveau support de lecture privilégié, suivi de très près par les tablettes, smartphones et enfin liseuses.
L’irruption des audiobooks est au contraire beaucoup plus récente, ce qui explique qu’OpinionWay lui ait consacré une enquête à part entière. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 7 millions de Français ont déjà lu un audiobook, un format attrayant notamment les Franciliens et CSP+. Plus frappant, la moitié d’entre eux n’avait jamais lu d’audiobooks avant l’année en court : les audiobooks se positionnent donc comme un marché émergent et leur essor ne fait que commencer. Ce succès explique que de nouvelles maisons d’éditions se créent en étant exclusivement consacrées à la production d’audiobooks : la société OdioFilms a ainsi pour objectif de créer des contenus audios originaux, en proposant une expérience sonore immersive.
Le marché des médias numériques reste quoiqu’il en soit en plein renouvellement comme le montre le développement des narrations visuelles numériques qui proposent une nouvelle manière de lire la BD. L’utilisation du numérique permet en effet d’animer les cases, de gérer le multilinguisme mais aussi d’ajouter des effets sonores. Le projet porté par Pika Editions et Yoann Le Scoul, qui sera présenté en 2020 au festival d’Angoulême, s’inscrit ainsi dans cette nouvelle tendance. Signe également de la nouvelle importance de ce mode de lecture : un groupe de travail, baptisé DIVINa (Digital Visual Narrative) a été monté par l’EDRLab afin de réfléchir aux normes d’accessibilité applicables pour la BD nativement numérique.
Ces différentes propositions expliquent qu’aujourd’hui, 12 millions de Français aient déjà expérimenté la lecture sous format numérique. De plus, contrairement aux craintes exprimées il y a quelques années, ces lectures numériques n’entrent pas en concurrence avec les livres papiers : de fait, les usages ont plus tendance à s’accumuler qu’à s’exclure, en fonction des besoins des lecteurs.
 

Comment capter l’attention ? La valorisation des lectures numériques face au défi du flux

Enfin, cette journée a été l’occasion de réfléchir sur les moyens de capter l’attention du lectorat autour de la lecture numérique. En effet, comme l’a rappelé Bruce Patino dans sa conférence introductive, les Français sont de plus en plus inquiets de leur rapport au numérique. Fatigués et sur-sollicités, il devient de plus en plus difficile de se faire voir et de se faire entendre parmi ce flux continu d’information. Dès lors, comment les lectures numériques peuvent-elles tirer leur épingle du jeu ?
Plusieurs pistes ont été avancées tout au long de la journée. La première option consiste à adopter les codes des médias numériques afin d’améliorer sa visibilité. Au même titre que les autres médias, les livres numériques doivent ainsi être suffisamment percutants pour piquer l’intérêt des lecteurs au-delà de la barrière fatidique des 10 secondes d’attention. Cette promotion du livre doit ainsi jouer sur des textes courts et efficaces mais également revaloriser le rôle de la couverture qui joue encore un grand rôle dans l’attrait du lectorat. Ce système a récemment été adopté par l’Enssib qui, au travers de l’outil de découverte Bibliotouch, propose une nouvelle manière de visualiser ses collections.
L’inspiration peut également émaner des plateformes de diffusion vidéos : la société Webtoon et Rocambole ont par exemple choisi de reproduire le système d’abonnement de Netflix pour proposer la lecture d’e-books et de BDs en streaming, ces derniers étant conçus comme une série composée de plusieurs épisodes. L’industrie du cinéma et des séries s’impose ainsi comme le nouveau produit d’appel susceptibles d’amener les spectateurs vers la lecture : la société Mediatoon a ainsi décidé de soutenir le projet Wakatoon afin d’adapter ses séries animés les plus connues (Spirou, Yakari, Boule & Bill etc …) en albums numériques. Cette stratégie éditoriale a du reste déjà  été adoptée par les bibliothèques comme la New York Public Library qui propose régulièrement une sélection d’ouvrages en lien avec les dernières sorties sérielles.
Enfin, se démarquer du flux d’information nécessite également de comprendre pleinement le fonctionnement des métadonnées : ces dernières sont les seules susceptibles d’assurer un référencement correct, une problématique qui fait écho aux difficultés pour les bibliothèques de signaler leurs livres numériques dans les catalogues et moteurs de recherche.
 
L’autre stratégie pour démarquer le livre numérique dans ce flux d’informations consiste à prendre le contre-pied de ces codes numériques : il s’agit dès lors de valoriser le rôle des intermédiaires afin de réinjecter de « l’humain » et du « réel » dans l’écosystème numérique. Cette stratégie peut s’avérer très payante : une étude récente réalisée par The Morning Consult sur le rôle des influenceurs auprès des adolescents et jeunes adultes a montré que le bouche à oreille et l’authenticité de son interlocuteur continuent de jouer un grand rôle dans la transmission des informations.
Revaloriser le rôle des sélections et des recommandations effectuées par des personnes plutôt que par des algorithmes : cette stratégie, qui est celle des bibliothèques depuis de nombreuses années, est ainsi reprise par des acteurs historiques de l’édition et des médias. Lors de ces Assises, Canal + a ainsi présenté sa nouvelle stratégie d’éditorialisation de sa plateforme numérique, qui repose désormais sur la création de moments privilégiés et de sélections régulièrement mises à jour. De la même façon, pour promouvoir ses livres numériques, Madrigall expérimente depuis quelques mois l’envoi des épreuves numériques en amont auprès des libraires et bibliothécaires afin que ces derniers aient le temps de les intégrer à une sélection littéraire.
L’autre méthode peut enfin consister à réinvestir le réel : c’est ainsi le pari gagnant effectué par la start-up Wakatoon qui propose des livres de coloriage, qui, une fois terminés, se transforment en dessins animés personnalisés grâce à une application.
 

Conclusion

Ces journées ont donc permis de brosser le paysage aujourd’hui très divers des lectures numériques qui sont loin de se restreindre au seul livre numérique. En effet, ce paysage, en constante évolution, se nourrit considérablement des transformations sociales et médiatiques qui sont elles-mêmes imprévisibles. Ainsi, aucune réponse précise ne peut être apportée à la question : « Comment lirons-nous demain ? » et il y a fort à parier que le domaine de la lecture numérique nous réserve encore bien des surprises. La crise du coronavirus a ainsi déjà changé la donne sur le paysage du livre numérique depuis l’écriture de cet article il y a quelques mois, comme l’a montré la toute récente enquête du Ministère de la Culture.
Le rôle des bibliothécaires apparaît quoiqu’il en soit particulièrement à propos : armés de leur capacité de sélection et de tri de l’information ainsi que d’une conscience aigüe du droit des données personnelles, ils ont toute leur place afin de participer à une plus large diffusion de la lecture numérique, respectueuse des droits de chacun.

Pour aller plus loin, vous pouvez revoir l’ensemble des interventions de la journée ici, accompagnées de synthèses écrites.
 
 

Publié le 09/04/2020 - CC BY-SA 4.0

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