Dans ce film composé d’archives, Arnaud des Pallières saisit la poésie des petites histoires pour composer avec sensibilité une grande histoire d’Amérique.
Comment s’est élaboré le film « Poussières d’Amérique » ?
Michel Klein, alors jeune producteur en charge auprès d’Arte d’une série de courts métrages sur le thème du portrait, s’adresse à moi en 2002 pour en écrire et réaliser un. J’accepte, par goût de la commande. Martin Wheeler, compositeur avec qui je travaille à ce moment-là sur Disneyland, mon vieux pays natal, notre toute première collaboration, attire mon attention sur les archives en ligne qu’on trouve sur le site Prelinger Archives. Il s’agit de films vernaculaires, d’archives privées américaines depuis les débuts du cinéma jusqu’aux débuts de la vidéo. Des films qui ne viennent pas du grand cinéma de fiction ou documentaire américain mais qui sont ce qui reste d’une énorme production vernaculaire (home movies, films institutionnels, publicitaires, etc.), rassemblée et mise en ligne par un grand collectionneur : Rick Prelinger. Je découvre alors cette précieuse collection et propose à Michel Klein de réaliser un court métrage à partir de ces images d’archives. Vieux rêve. Déjà monteur de mes précédents films, j’ai toujours eu le secret désir de faire un film de montage. Un film de pure interprétation. Je propose à Michel Klein de faire un « Portrait de l’Amérique d’après ses propres archives », ce qui était un peu ambitieux dans le modeste cadre d’un court métrage. Je me mets au travail dès que j’ai un moment entre deux films de fiction, et je commence à regarder en ligne, trier, sélectionner, choisir des plans. Au fur et à mesure, le projet devient plus important. Plusieurs histoires émergent à partir du matériau que je sélectionne, toutes se rapportant à une thématique américaine. Plusieurs séquences ou courts métrages s’ébauchent. Le délai pour répondre à la commande passe et nous réalisons que le projet se transforme, à la fois dans nos têtes et dans le processus de travail, en un projet bien plus vaste. Nous ne savons pas à quoi il va aboutir, jusqu’au moment où une séquence particulièrement autonome et forte se détache. Nous décidons de montrer ce travail parce que nous sommes restés seuls avec ce projet trop longtemps. Il s’agit de Diane Wellington, un court métrage que nous envoyons « en éclaireur » dans les festivals. Le film a du succès. Très apprécié, il circule beaucoup. Cela nous permet d’annoncer que nous finissons un long métrage Poussières d’Amérique contenant plusieurs autres histoires comme celle de Diane Wellington. Il a fallu que Michel Klein ait besoin de clore ce projet pour des raisons financières, au bout d’années et d’années de travail, pour que j’envisage de « boucler » le film. J’ai alors essayé comme j’ai pu d’agréger tout ce qui était en chantier pour en faire Poussières d’Amérique tel que vous le connaissez. C’était pour moi comme un journal, une espèce de petit laboratoire secret sur lequel je travaillais dès que j’avais un moment. J’aurais pu le garder avec moi longtemps en « tâche de fond », de loin en loin, jusqu’à cette dernière année (2010) où le film est devenu mon activité principale. C’était juste avant d’entrer en préparation de Michael Kohlhaas. Pendant un an et demi, je m’étais plongé à corps perdu dans le montage de Poussières d’Amérique, cherchant comment tout agréger ensemble, montant encore certaines séquences qui manquaient. Le film est devenu une espèce de grosse boule de neige, entraînant avec elle des centaines de petits fragments provenant de tous les obstacles qu’elle rencontrait sur son chemin. La construction s’est faite progressivement, mais je me suis vite rendu compte que le plus intéressant était de ne raconter que de toutes petites histoires pour dire ce qu’était pour moi l’Amérique, ce que j’en percevais et qui me venait de ces images. Pendant tout le temps de ce travail, j’ai tenté de ne pas plaquer des récits de façon préconçue, d’où la forme fragmentaire. Je tenais à ce que les images génèrent les histoires, et pas le contraire. Je ne suis jamais parti d’une histoire ou d’un texte. C’est toujours la rencontre d’une image, d’un plan, qui fait naître en moi l’idée d’un récit. Comme si le récit était secrètement contenu dans l’image depuis des années et que mon travail consistait juste à le laisser s’exprimer. Au début de mes recherches, de mes premiers visionnages, j’ai obtenu 5 minutes de plans glanés ça et là, puis 20 et à la fin de plusieurs années de travail, j’ai fini par avoir entre 7 et 9h de rushes à ma disposition. Certaines de ces images, certains de ces plans, appelaient impérieusement pour moi des récits. Je peux raconter l’histoire de la fabrication de Diane Wellington qui fait partie du geste de Poussières d’Amérique. Je ne suis pas historien, ce n’est pas mon regard. Pourtant, l’idée de ce film qui raconte l’histoire d’une jeune fille victime d’un avortement clandestin en 1938 dans le Dakota du Sud, m’est venue en regardant deux ou trois bobines qui semblaient avoir été tournées par une seule et même personne dans une toute petite ville. Quand le film a été fini et montré, Rick Prelinger nous a appris que les plans qui constituaient mon film dataient précisément de 1938, et, par le plus grand des hasards, provenaient du Dakota du sud, état où se sont toujours joués, avant les autres états, les droits à la contraception et à l’avortement aux États-Unis. J’avais choisi ces plans intuitivement, et par ces plans, m’était revenu le souvenir de l’histoire de Diane Wellington, lue dans un recueil d’histoires vraies des années avant, et j’avais intuitivement associé ces plans à une histoire, sans savoir qu’ils appartenaient exactement à la même époque et au même lieu raconté par l’histoire !… Ce qui a eu pour effet d’aggraver la confiance que j’ai en ma propre intuition.
En fabriquant cette histoire subjective de l’Amérique est-ce qu’il y avait l’idée de dire que toute histoire est subjective ?
C’est inhérent à la liberté du geste. Si je n’en étais pas profondément convaincu, je n’aurais pas travaillé le film de cette façon-là. Je me suis souvent confronté dans mon cinéma, y compris de fiction, à la question de l’Histoire (« avec sa grande hache », comme disait Perec), soit en faisant des films d’époque, soit en racontant des événements historiques. Et j’ai par ailleurs toujours eu pleinement conscience que je n’étais pas un historien. Même s’il ne s’agit pas de faire n’importe quoi, je sais que là où un artiste peut apporter quelque chose, c’est je crois toujours à partir de ses intuitions. Le présupposé, clair et simple pour moi, est de se demander ce que peut être un rapport poétique, cinématographique, à l’Histoire. Au montage, dit Godard, ce sont les mains qui sont intelligentes, qui pensent… ce qui n’en est pas moins une pensée. Je crois à la possibilité d’être juste, sans être dans un rapport scientifique à un objet historique. Je crois à la légitimité d’une subjectivité. L’Histoire est toujours proférée par quelqu’un, quelque part, à une certaine époque. J’en suis si convaincu que je n’ai même pas pensé que cela pouvait être le projet du film. Raison pour laquelle il m’a semblé essentiel — intuition venue aussi de ce qu’est une « archive privée » — que le film entier se conjugue à la première personne du singulier, que chaque histoire soit racontée par un « je », qui n’est jamais moi Arnaud des Pallières, évidemment, mais un « je » que j’endosse, chaque fois différent. Je parle ainsi en tant que petit garçon, jeune femme, vieillard, indien, et chaque fois c’est un autre« je » qui parle. C’est un film à X points de vue, à la fois un seul et mille.
Pourquoi avoir choisi l’insert de cartons plutôt que la voix off ?
Chaque fois qu’une voix off surplombe des images d’archives dans un film, celle-ci me paraît un obstacle aux images. Geste d’autorité qui nous impose « la » vérité de ce qu’on regarde sans nous laisser aucune liberté. Tyrannie du sens, de la parole, de la voix qui « sait ». Je désirais au contraire qu’il arrive au spectateur ce qu’il m’arrivait face aux archives. Mystère, émotion, non-savoir. Malgré tout, je tenais à raconter des histoires. La place du spectateur est ma préoccupation centrale. Elle est au cœur de mon travail. J’attache le plus grand prix à la liberté du spectateur, à sa capacité de créer le film qu’il voit. Ces intertitres blancs sur fond noir sont la manière qui m’a paru laisser les plans le plus libre de toute interprétation. Il était important pour moi d’essayer de faire arriver à égalité l’histoire et son image, enfin plus exactement l’image et son histoire. Avec également une forme de réserve qui, bien davantage qu’une voix off ou qu’un commentaire, dit au spectateur : « ceci est ma proposition narrative mais je te laisse aussi, si tu le souhaites, un accès à l’image seule ». De fait, je suis convaincu qu’aucun spectateur ne voit le même film, parce qu’il y a dans ce film une vraie place pour l’imaginaire de chaque spectateur.
Vos films sont véritablement en trois dimensions avec une construction où s’entrelacent et se répondent l’image, le son, les mots, comment travaillez-vous ce trilogue ?
Je crois que c’est dû à un long travail préalable d’écriture, de rumination, et d’obsession. Tout mon travail est traversé par les mêmes questions politiques et philosophiques : la place de l’individu dans un ensemble, le rapport entre l’intérieur d’une personne (pensées, sentiments, émotions) et l’extérieur du monde visible. Depuis que j’ai compris que faire des films, plus que raconter des histoires, consiste pour moi à faire vivre au spectateur des expériences sensibles, je me suis ouvert à ce que vous décrivez, c’est-à-dire à décoller l’image, ou le son, du récit. Le récit fonctionne seul. Il laisse libre l’image et le son. Vous avez raison, ces trois éléments s’imbriquent, leurs lignes se rencontrent ou s’éloignent, pour fabriquer des combinaisons infinies et complexes. C’est la seule manière de faire vivre au spectateur une expérience qui ne soit pas réductrice, qui laisse la place à une possible contradiction. Chaque fois que je raconte une histoire, je laisse toujours un élément qui permet de la questionner, de la mettre en doute. Il y a toujours un troisième terme. C’est vrai que les films à deux termes m’ennuient. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on ne peut faire qu’au cinéma. Et si j’étais dramaturge, j’irais travailler l’endroit que seul le théâtre permet. Poussières d’Amérique est au croisement entre le très écrit et le très intuitif.
Vos films semblent s’affranchir des frontières souvent établies entre cinéma documentaire et fiction, est-ce pour vous deux approches différentes ?
Ce qui m’intéresse, c’est la vérité. Pour qu’on croit à une fiction il faut y avoir laissé entrer le monde. En documentaire, il est bon de se soucier de construction narrative et de vraisemblance. Le documentaire, c’est ramasser des objets dans la rue et essayer d’en faire quelque chose : les façades d’une cité HLM qui fut un camp de concentration, les touristes à Disneyland, les images d’archives sur Internet… Puis suivre une intuition, réfléchir à la façon dont je peux en faire un corps narratif. Il n’y a pas mieux que raconter une histoire pour organiser des éléments du monde réel. C’est la même opération en documentaire ou en fiction, mais inversée. Qu’ils soient documentaires ou fictions, les bons films se rejoignent tous à l’endroit de leur prétendue frontière, qui est le lieu du plus vivant, du plus vrai, du plus complexe. Il se trouve que le monde est ainsi fait. Les festivals de films où fictions et documentaires sont mélangés sont pour moi les plus intéressants. On n’y voit pas les films de la même manière. On les voit juste sous le coup de leur nécessité. Ce qui augmente notre exigence, aussi bien pour les documentaires que pour les fictions.
Dans le titre, pourquoi avoir choisi le mot poussière ? Dans le dictionnaire, il y a une définition toute simple : fins débris en suspension dans l’air. Qu’est-ce qu’incarne ce mot pour vous ?
Ce titre s’est imposé. Je l’ai trouvé dans un roman de Richard Brautigan, écrivain américain que j’aime beaucoup. Il dit, à propos des petites histoires qu’il raconte, qu’elles sont des poussières d’Amérique. J’avais le même sentiment pour les plans que je montais : débris, grains de sable, poussières, qu’on balaie, qu’on jette et qui volent dans un rayon de soleil. La plupart de ces images/poussières n’avaient pas vocation à briller au soleil. Ce sont des images « vernaculaires », c’est-à-dire, pour la plupart, utilitaires. Issues de films de propagande, institutionnels, publicitaires, des films de famille. Si on les sort de leur contexte et de leur époque, elles ont, contrairement aux grands films de cinéma, perdu toute valeur et tout intérêt. Passé la curiosité première, il faut une solide dose d’abnégation pour en regarder des centaines d’heures, comme je l’ai fait. Toute l’entreprise a consisté à les considérer, à leur donner une valeur en soi, une valeur de débris, comme en géologie quand le temps donne à certaines concrétions un prix qui est à la fois celui de la rareté, mais aussi d’une forme de pureté minérale, et donc de beauté. D’où la justesse à mes yeux de la métaphore du diamant. J’ai traité chacun de ces plans, enfouis au fond de la terre de l’époque, véritables débris de l’Histoire, comme un diamant.
Après toutes ces années, puisqu’il est sorti en 2011, quel regard portez-vous sur ce film ?
Aucun. Je ne l’ai pas revu. Ce film est un peu comme un journal intime. Un journal de travail. Je l’ai travaillé pendant des années. Un montage, c’est une plus ou moins longue rumination. Aujourd’hui, je suis plutôt tourné vers le prochain travail que je vais faire à partir d’autres archives.
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