Lettre à Inger
de María Lucía Castrillón

©La Ruche productions, 2018 (D.R)

Sortie en salles le mercredi 31 octobre 2018

 

María Lucía Castrillón, dans ce premier long métrage, choisit de retracer le parcours d’une femme remarquable, Inger Servolin, fondatrice  avec Chris Marker de la coopérative Slon en 1968 devenue Iskra en 1974, une des rares maisons de production de l’époque à toujours exister.

L’avis de la bibliothécaire

Une lettre…

« Le travail du cinéma ce n’est pas uniquement une fête, quelque chose de très amusant, mais c’est un travail véritable et ça prend du temps » Ainsi s’exprimait Inger Servolin aux Rencontres internationales pour un nouveau cinéma, à Montréal en 1974. Le documentaire de María Lucía Castrillón adopte la forme épistolaire qui tend à devenir un genre dans le cinéma documentaire. Dans cette missive la réalisatrice rend hommage au travail de l’ombre d’une femme inconnue du grand public qui, pendant près d’un demi-siècle s’est engagée aux côtés de Chris Marker dans le difficile chemin de la production et de la distribution du cinéma militant et indépendant de l’après 68, en traversant ses espoirs puis son désenchantement. Contre vents et marées, elle a toujours essayé de résister aux discours dominants véhiculés par les grands médias.
Cet hommage est orchestré selon plusieurs registres où les voix alternent, se répondent et par là-même entrent en correspondance : images et extraits de films produits par Slon-Iskra avec la voix de Chris Marker, lettres d’Inger à Chris, témoignages des compagnons de routes  et des proches d’Inger, voix de la réalisatrice où s’entend la musique de son accent sud-américain. La réalisatrice exprime dans ce portrait toute son admiration pour Inger. Elle a rencontré et travaillé avec Inger en 1991 à la fin de ses études de cinéma à Paris. Le tournage difficile de Goulili, dis-moi ma soeur (film sur des femmes sahraouies de 1991) les avaient unies. « Inger, notre rencontre m’a marquée à vie. J’ai découvert un peuple en exil forcé qui a su rester digne. J’ai vu ta volonté de vivre sa réalité. Comme toi, je suis une exilée volontaire. J’admire ta quête pour trouver, fabriquer et inventer du sens et tenter d’accorder le plus intime de toi avec le monde ». 

Slon, un éléphant…

María Lucía Castrillón rend aussi hommage au travail de distribution d’Inger. A la demande de Chris Marker « le dieu qui plane un peu au-dessus des eaux », en réaction aux sorties particulièrement difficiles dans les salles de Loin du Vietnam et de A bientôt, j’espère, Inger va mettre en place une structure coopérative autofinancée : Slon (Service de Lancement des Oeuvres Nouvelles : « éléphant » en russe). Elle pourra y « inventer un peu une façon politique de faire ce travail ». Nous sommes en 1968, Inger Servolin, née en Norvège, est arrivée en France en 1953, elle s’est mariée, elle a deux fils, elle a travaillé un temps dans une entreprise familiale d’import-export de produits agricoles où elle tenait des positions de marchés spéculatifs. Inger rencontre Marker en 1965. Sans qu’il n’y ait  » jamais eu d’accord » entre eux mais « une évidence », Marker lui laissa carte blanche. Inger se lance alors dans une aventure collective dont elle fut un maillon essentiel. Elle est la « cheville ouvrière », elle trouve une parade au manque d’argent, elle contourne la censure dans le paysage audiovisuel français assez cadenassé à l’époque. La structure sera administrativement basée en Belgique. Ce travail, qui l’engage totalement, donne sens à sa vie et lui permet d’être en accord avec 68 et son désir de changer le monde. Le fonctionnement de Slon, coopérative de cinéastes et de techniciens de cinéma, reposera sur le travail collectif, la solidarité où l’initiative individuelle n’est pas exclue. Sans être inféodé à un parti politique, Slon vise à montrer toutes les tendances de l’extrême gauche, puis se situera entre « les brebis galeuses de la CGT et du PCF ». Slon permettra aux collectifs comme le groupe Medvedkine de cinéastes-ouvriers et de techniciens du cinéma animé par Marker de faire des films, des films qui « auraient dû ne pas exister ». Slon participera au succès des ciné-tracts d’agit-prop, non signés, réalisés, pour les plus connus, en mai et juin 68. Le financement de Slon sera toujours sur le fil, avec la diffusion non commerciale dans les réseaux parallèles, la vente des films à l’étranger et le système D. Cette activité repose sur les épaules d’Inger qui constitue des fichiers de contacts, remplit des cahiers de commandes, vend des films, trouve par tous les moyens de la pellicule et voyage à travers l’ Europe en passant, parfois, des bobines et du matériel clandestinement.

Iskra, une étincelle… 

1973, putsch militaire au Chili.
1973, Marker, après ce coup d’état, commence son grand oeuvre Le fond de l’air est rouge : scènes de la troisième guerre mondiale 1967-1977 qui raconte en deux parties (Les mains fragiles et Les mains coupées) dix années de l’histoire de  la gauche mondiale de la mort du Che au programme commun en France. Il utilise les « épluchures », des documents et les rushes des films des groupes Medvedkine et Slon qu’il rapproche d’images d’actualités. La première version du film d’une durée de quatre heures sortira en 1977. Puis Marker retravaillera à une version écourtée d’une heure sortie en 1988.
1973, le fonctionnement de Slon, créé en Belgique, devient impraticable. Il faut créer une structure en France
1973, Inger, toujours sous l’impulsion intellectuelle de Marker, se débrouille pour créer Iskra-court-métrage, puis Iskra. Iskra signifie : Image, Son, Kinescope, Réalisations Audiovisuelles : « étincelle » en russe. C’est une société indépendante de production et de diffusion de films. Son catalogue aujourd’hui comprend 160 films avec un nombre tout aussi important de « réalisateurices ». 
1973-1974, des cinéastes venus d’Amérique latine s’adressent à Iskra pensant avoir à faire  » à la Metro Goldwyn Mayer » des films militants et de résistance mais il est impossible de faire face à toutes les demandes. Iskra est une toute petite équipe (3, 4 personnes) de femmes surnommée « le matriarcat ».
1974, Iskra, à bout de finances, est sur le point de mettre la clé sous la porte. Inger arrive à monter une société de productions de longs métrages avec l’aide d’un banquier qui, tout en sauvant les apparences comptables, lui propose un crédit. Inger engage alors sa garantie personnelle. 
1973-1977 Iskra  produira Le fond de l’air est rouge qui est aussi le journal intime d’un désenchantement après dix ans de militantisme. En trouver les financements sera un travail colossal et épuisant pour Inger. 
Les années 80 marquent une rupture. La fatigue et la désillusion impriment des changements durables dans le fonctionnement d’Iskra. Il faut se détacher du rêve de la révolution qui a échoué pour continuer à construire un catalogue cohérent et sa pérennité. La loi de septembre 1986 imposant aux télévisions d’aider la production des films d’auteur permettra de sortir la tête hors de l’eau.
 
Une femme lucide

Autant les mots de la réalisatrice sont élogieux et empreints d’un certain lyrisme, autant les mots d’Inger, harmonieusement rythmés par son léger accent scandinave et ceux de ses proches se tiennent toujours à bonne distance et sont plus directs. Cette polyphonie des voix à laquelle s’agrège celle des images et des extraits de films réussit à faire de ce documentaire une « étincelle » qui peut déclencher, générer, chez le spectateur un questionnement, le désir d’en savoir plus, de voir ou revoir les films et de stimuler des recherches.
De cette Lettre, je retiendrai la lucidité, le pragmatisme et l’endurance d’Inger Servolin. En quelques phrases elle explique son engagement et son refus aigu de l’injustice.
Sa lucidité se manifeste dans son rapport aux traces, aux archives, à cette propension à conserver la mémoire écrite de son travail. Si les films qu’elle produisit de façon sauvage font partie du patrimoine et sont conservés à la cinémathèque, ses archives papier ont été un trésor précieux pour la thèse de Catherine Roudé, Le cinéma militant à l’heure des collectifs : Slon et Iskra dans la France de l’après 1968.
Sa détermination croise son éthique : « Le cinéma est une courroie de transmission entre des secteurs de la société et entre des populations qui ne se rencontrent pas. Si on ne fait pas ce boulot-là avec des images, les images ne servent à rien. »  
Laissons à Inger le soin de ne pas conclure :  » Pour te faire un aveu, je ne me trouve pas assez douée pour faire de vrais beaux films qui valent le coup. Je pense que ma place comme accompagnatrice de projets auxquels je crois me satisfait davantage. C’est aussi là que je puis influer sur le sujet comme sur la forme, puisque les auteurs-réalisateurs viennent ici justement parce que je suis prête à me bagarrer pour leurs idées. »
 
 
Rappel :
Lettre à Inger de María Lucía Castrillón, avec les témoignages de : Inger Servolin, Anne Papillault, Jean-François Dars, Pierre Camus, Claude Servolin, Marc Servolin, Jacques Servolin, Didier Souet, Viviane Aquilli
2018-Durée 1h 16min- Production : La Ruche productions
Distribué par Next Film Distribution

Publié le 26/10/2018 - CC BY-SA 4.0

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