Appartient au dossier : Bibliothèques et démocratie
« Safe but challenging » : les bibliothèques au Danemark face aux défis démocratiques
entretien avec Peter Jørgensen, médiateur chargé de la démocratie pour les bibliothèques publiques d’Aarhus au Danemark
Au Danemark, la bibliothèque de Gellerup s’affirme comme un espace de débat ouvert et pluraliste pour tous les citoyens. Afin de comprendre en quoi cela consiste, nous avons interviewé Peter Jørgensen, médiateur chargé de la démocratie pour les bibliothèques publiques d’Aarhus.
La Bpi a eu la chance de participer au festival Next Library, dédié à l’innovation en bibliothèque et rassemblant tous les deux ans plus de 350 professionnels des bibliothèques du monde entier. Parmi les sujets largement abordés lors de l’édition 2025 : la démocratie, les défis auxquels elle est confrontée, et la manière dont les bibliothèques sont les mieux placées pour y répondre.
Les bibliothèques publiques d’Aarhus font figure de tête de proue, avec notamment la bibliothèque de quartier à Gellerup. Située dans un quartier très populaire, elle organise régulièrement des débats sur des sujets de société et ambitionne de faire de la bibliothèque un lieu « safe but challenging » (qui permette à la fois de se sentir en sécurité et de se confronter à l’altérité).

Pourriez-vous nous expliquer votre rôle au sein de la bibliothèque de Gellerup ?
Je travaille en bibliothèque publique depuis plus de 15 ans et je suis arrivé à la bibliothèque de Gellerup au moment où nous préparions son déménagement dans un nouvel espace, plus grand, il y a 5 ans. En ouvrant cette nouvelle bibliothèque, nous avions la volonté, entre autres choses, d’attirer un nouveau public, et de rendre la bibliothèque encore plus présente dans la vie quotidienne des gens.
Je fais toutes sortes de tâches de bibliothécaire au quotidien, mais ma mission principale concerne la démocratie, et la manière de rendre la bibliothèque accessible à un plus grand nombre de personnes. Dans cette optique, j’organise des débats pour travailler la question de l’implication démocratique. Ce ne sont pas forcément des débats sur des sujets politiques, l’essentiel étant que cela parle aux gens et qu’il y ait de l’interaction. Je travaille aussi avec les 18 bibliothèques d’Aarhus, pour organiser des débats dans d’autres bibliothèques.
Quels sujets abordez-vous dans ces débats ?
Récemment, nous avons organisé un débat sur l’euthanasie, un sujet très personnel qui touche tout le monde. Il ne s’agissait pas de dire ce qui est bien ou mal, mais de créer un espace où il est possible d’écouter les autres, de parler de soi et de la façon dont cela touche notre vie ou celle de nos proches… J’avais invité deux personnes pour en parler, pas des avocats ou des médecins, mais une personne membre du Conseil municipal qui est pour l’euthanasie, et une juge, qui est très connue au Danemark pour exprimer ses opinions sur divers sujets.
Nous avons organisé un autre débat sur l’impact du changement climatique sur notre vie quotidienne. La bibliothèque se trouve sur une petite colline et en contrebas se trouve un lac, qui déborde chaque année et c’est à partir de ce cas réel que nous avons abordé la rencontre. Si on communique sur l’événement en parlant du changement climatique au sens large, je sais exactement qui va venir : des personnes qui sont déjà impliquées dans le sujet. Alors que si on parle des effets concrets du changement climatique sur notre quotidien, d’une manière peut-être un peu « populiste », on attire d’autres personnes. Nous avons quelques habitués qui reviennent à chaque fois, mais globalement, le public est différent en fonction des sujets.
On essaie toujours de se demander, quand un sujet nous semble intéressant, quelle est notre intention, pourquoi on veut le traiter. Avec l’euthanasie par exemple, j’ai souhaité que des personnes qui ont des avis divergents puissent être dans la même pièce et se parler, même si c’est difficile.
Comment en êtes-vous venus à organiser ces débats et comment vous êtes-vous formés ?
Évidemment, la question de la démocratie a toujours été au cœur des bibliothèques. Pour nous, la bibliothèque est l’endroit le plus évident pour rassembler des gens et les faire discuter entre eux. Mais à partir de 2020, nous avons lancé un petit groupe de travail dans l’idée d’en faire une orientation beaucoup plus affirmée et d’établir une stratégie sur cette question. Les bibliothèques publiques d’Aarhus sont probablement l’un des réseaux au Danemark qui travaille sur ce sujet depuis le plus longtemps. Même si cela ne fait que cinq ans, c’est davantage que la plupart des bibliothèques danoises.
À partir du moment où nous savions ce que nous voulions faire, nous avons cherché la formation la plus adaptée. Nous avons été formés par un spécialiste finlandais à la méthode de dialogue « time out » (une méthode de facilitation pour une discussion constructive avec des règles de base, des cartes de facilitation, des étapes à suivre, etc.). Puis nous avons largement appris en pratiquant, en commençant par des sujets pas trop clivants.
Au départ, nous étions un petit groupe puis d’autres bibliothécaires du réseau s’y sont intéressés. Mais en théorie, tous ceux qui souhaitent organiser un débat peuvent le faire, même s’ils n’ont pas été formés.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières et élaboré un cadre pour délimiter votre action, définir vos limites, etc. ?
Nous sommes allés visiter des bibliothèques en Allemagne dans le cadre du programme Erasmus +. Là-bas, il nous a semblé que certaines bibliothèques étaient confrontées à de grandes difficultés pour organiser ce type de débats, avec la présence de militants d’extrême droite dans le public. Elles sont obligées d’embaucher du personnel de sécurité pour encadrer ces événements. Nous n’avons pas eu ce genre de difficultés ici, peut-être parce que nous n’avons pas une extrême droite aussi puissante.
Dans notre organisation, nous avons de grandes orientations stratégiques sur la question de la démocratie, mais en même temps, nous avons beaucoup de liberté dans notre manière de travailler. Nous discutons de tout avec nos encadrants bien sûr, mais nous sommes très libres ensuite d’organiser les choses. La manière dont je conduis un débat pourra être très différente de celle de mes collègues.
Cependant, nous sommes très clairs, en début de chaque événement, sur ce qui va se passer et sur ce qui ne doit pas se passer. Par exemple, j’ai organisé un événement à Gellerup en présence du maire d’Aarhus. L’idée était de faire parler les gens de leurs rêves pour le quartier. On a été clair sur le fait que le maire était là pour écouter, pas pour exaucer tous les souhaits qui seraient exprimés. On a aussi dit au maire : ne promettez rien que vous ne réaliserez pas. Il a promis d’écouter, et c’était déjà quelque chose.

Quels sont vos critères pour évaluer la réussite de ce genre d’événements ?
C’est très compliqué et nous en avons beaucoup discuté parce qu’en effet, on peut compter le nombre de participants, mais cela ne veut rien dire. On a eu des discussions où nous étions sept personnes, et nous ne visions pas à en avoir cent. Les chiffres ne veulent pas dire grand-chose. Quelle place nous voulons laisser au débat ? Qui voulons-nous toucher et est-ce que nous avons réussi ? C’est plutôt ça la question.
Comment envisagez-vous la suite ?
Nous voulons aller plus loin. Par exemple, nous n’avons pas encore organisé de débats sur Israël et la Palestine. Nous sommes dans un quartier où la population est majoritairement d’origine arabe. L’enjeu sera d’arriver à faire comprendre aux gens pourquoi il serait intéressant pour eux d’assister à une telle discussion, et d’être très clair sur la manière dont cela va se passer.
Nous avons également commencé, dans certaines bibliothèques, à inviter des politiciens à débattre. Nous avons bientôt des élections municipales et l’idée est de faire venir des candidats pour qu’ils discutent avec les usagers. Le sujet est choisi le jour-même, mais plus que le sujet, ce qui importe est de réunir des politiciens et des citoyens. Aujourd’hui, les gens encartés dans un parti qui ont l’occasion de côtoyer des hommes et des femmes politiques sont très minoritaires. Donc, nous voulons que les gens viennent à la bibliothèque et parlent tout simplement de ce qui est important pour eux, dans leur vie quotidienne.
Nous verrons comment cela se passe, car c’est plus difficile, on ne peut pas vraiment se préparer en tant que modérateur.
Publié le 24/10/2025 - CC BY-SA 4.0