La Sociologie est un sport de combat de Pierre Carles
Depuis plus de 25 ans, Pierre Carles filme et donne la parole à des voix dissonantes dans un paysage médiatique souvent aseptisé. Avec La Sociologie est un sport de combat, tourné à l’aube de l’an 2000, il met en lumière un homme qui reste encore une source vive d’inspiration pour sociologues et contestataires d’aujourd’hui.
Pourquoi avoir fait un film sur Bourdieu ?
L’idée du film date d’il y a près de vingt-cinq ans, lorsque je travaillais à la télévision et que j’essayais notamment d’y réaliser un travail de critique des grands médias. Mais mon intérêt pour les travaux de Pierre Bourdieu remontait à quelques années plus tôt : au début des années 1980, étudiant en sociologie, j’avais été sensibilisé aux travaux et aux analyses de Bourdieu. À l’Université de Bordeaux III, en première année de sociologie, certains de ses ouvrages faisaient figure de « classiques » de la discipline, au même titre que ceux de Marx, de Durkheim, de Weber… Si bien que j’ai cru que Bourdieu était mort la première fois que j’en ai entendu parler. Non seulement il n’était pas mort mais il s’agissait encore d’un jeune chercheur : il avait à peine la cinquantaine à l’époque. Ensuite, à l’école de journalisme de Bordeaux, j’ai eu la chance de suivre les cours d’Alain Accardo qui a consacré sa vie entière à la vulgarisation des travaux du sociologue. Enfin, en 1992, Bourdieu a fait une intervention très marquante à l’Université d’été de la communication qui se déroulait à Carcans-Maubuisson, sur la côte Aquitaine. Il avait énoncé une critique assez radicale du rôle des journalistes de la « grande presse », critique qu’il allait approfondir par la suite, notamment dans Sur la télévision. Il pointait du doigt le rôle des journalistes véhiculant une vision du monde en accord avec celle des détenteurs du pouvoir économique, sans en avoir toujours conscience. Je me souviens précisément de ce qu’il avait dit sur le fait que les journalistes avaient le pouvoir d’imposer tout un vocabulaire et surtout des taxinomies, des principes de division : quand on substitue au principe de division riches/pauvres celui d’immigrés/nationaux pour aborder les problèmes sociaux, on fait le jeu de l’extrême-droite. Certains responsables de l’information ou journalistes se prétendent hostiles au Front national tout en adoptant ces lunettes de vues-là, tout en relayant la vision du monde du FN. Les analyses de Bourdieu, tout à coup, bousculaient pas mal d’idées reçues, apportaient un grand bol d’air frais. Il s’agissait de propos que l’on entendait peu à l’époque, du moins dans l’espace public. Seul Noam Chomsky aux États-Unis développait également de son côté une critique radicale des grands médias, décrivant la responsabilité de ces derniers dans la « naturalisation » des politiques néo-libérales ou des interventions militaires des États-Unis dans le monde. Lui et Pierre Bourdieu rendaient visible la bienveillance des responsables de l’information à l’égard des néo-libéraux et leur hostilité à l’égard des mouvements sociaux et des syndicats, leur dénigrement de tout ce qui pouvait s’apparenter de près ou de loin à du communisme ou à du collectivisme. Cela s’est accentué en 1995, lorsque Bourdieu a pris position en faveur des grévistes, notamment des cheminots qui luttaient contre le « plan Juppé » sur les retraites et la sécurité sociale. Je travaillais encore à la télévision à cette époque et Arte m’avait commandé un documentaire sur la manière dont devait se dérouler l’élection municipale de Bordeaux, ma ville natale, convoitée par Alain Juppé. Ce dernier était le chouchou de la grande majorité des journalistes politiques. Et le rouleau compresseur médiatique a fonctionné comme l’avait analysé Bourdieu : tout un vocabulaire a été mobilisé pour rendre «naturel», pour faire passer comme allant de soi l’installation de Juppé à la maire de Bordeaux. J’ai essayé de contacter Bourdieu pour intervenir dans ce reportage de critique des médias. Il ne m’a pas répondu mais j’ai interviewé un de ses principaux collaborateurs, Patrick Champagne, cofondateur du collectif Acrimed (Action Critique Médias).
Comment s’est passée votre première rencontre ?
La même année, en 1995, j’ai réalisé Pas vu à la télé, un reportage commandé par la chaîne de télévision Canal + où il était question des relations de proximité, voire de connivence, non assumées entre certains responsables de l’information et hommes de pouvoir. Canal + a finalement censuré mon reportage. Ça a fait un peu de barouf et Bourdieu en a entendu parler. Et un jour il a été invité par Daniel Schneidermann dans l’émission de télévision animée par ce dernier sur France 5, pour y exposer sa critique des médias. Il m’a contacté. Schneidermann ne tenait pas à inviter Bourdieu seul sur le plateau. Il voulait absolument le confronter à des vedettes de l’information : Jean-Marie Cavada et Guillaume Durand. Sentant le piège, Bourdieu m’a proposé de l’accompagner sur le plateau de l’émission Arrêt sur images. Il voulait que je sois avec lui en coulisses afin de filmer d’éventuels échanges conflictuels. Il faut préciser que Bourdieu était à la fois un universitaire très soucieux d’une certaine éthique, respectueux des traditions académiques, peu enclin aux transgressions et, en même temps, séduit par les méthodes de guérilla à l’encontre des puissants. Schneidermann, qui voyait d’un mauvais œil mon travail de critique des médias, m’a refusé l’entrée à l’émission. Bourdieu, qui n’était pas forcément très courageux, n’a pas osé s’y opposer. Comme prévu, l’émission s’est mal passée pour Bourdieu. Il n’a pas pas pu dire la moitié de ce qu’il avait prévu de raconter, interrompu en permanence par Cavada, Durand, Schneidermann et Pascale Clark. Aussi, il en est ressorti furieux. Dans le taxi de retour, je lui ai dit « si vous êtes déçu par la manière dont la télévision vous traite, cessez d’y aller et faisons un film pour les salles de cinéma ». Je lui ai aussi promis que ce ne serait pas quelque chose de très formaté, que l’on prendrait le temps nécessaire pour le tournage et le montage. Il n’a pas répondu tout de suite à ma proposition. Puis il a fini par dire oui. Ce film est donc né de ce concours de circonstances.
Qu’est-ce que vous avez eu envie de transmettre de Bourdieu ?
Je me sentais incapable de fabriquer un film de vulgarisation scientifique, parce que je ne me sentais pas assez costaud intellectuellement. J’avais juste une petite expérience de caméraman sachant se faire oublier, sachant saisir un certain « naturel ». Et par ailleurs, en tant que réalisateur, je m’étais fixé comme objectif de faire entendre un autre son de cloche que le discours ambiant, de donner la parole à d’autres que ceux relayant le discours véhiculé par les grands médias sur tout un tas de thèmes. Ce portrait de Bourdieu en fournirait l’occasion. Il faut rappeler que Bourdieu, à l’époque, était présenté par ces grands médias comme un intellectuel incompréhensible, ou comme quelqu’un d’arrogant, qui n’acceptait pas la critique, une sorte de mandarin imbuvable. Beaucoup d’éditorialistes et de journalistes influents lui tapaient dessus parce qu’ils n’avaient pas supporté qu’il soit intervenu en 1995 en faveur des grévistes s’opposant à la politique néo-libérale du gouvernement Chirac/Juppé. La plupart de ces responsables de l’information soutenaient le « plan Juppé » et cherchaient à discréditer tous ceux qui s’y opposaient. Pour eux, pas question que Bourdieu apparaisse comme un savant – ce qu’il était – ni comme un chercheur en sciences sociales faisant autorité dans sa discipline. Il fallait le disqualifier et le présenter comme un polémiste, un idéologue. Aussi, ces responsables de l’information faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour lui dénier son savoir. Bourdieu et son équipe venaient juste de sortir La Misère du monde, un ouvrage collectif qui permettait de prendre la mesure du désarroi des membres des classes populaires victimes des politiques néo-libérales. Dans La Sociologie est un sport de combat, mon choix a été de montrer un Bourdieu humain, aux propos accessibles, pouvant se montrer drôle parfois ; bref, un individu aux antipodes de celui décrit par les médias. Dans le film, on le découvre détendu avec ses collaborateurs, on le voit recevoir une lettre du cinéaste Jean-Luc Godard et en rire. On assiste à des moments d’intimité, mais toujours dans un cadre professionnel. On insiste peut-être un peu trop sur l’humanité du personnage, mais les documentaires ne peuvent pas faire abstraction des représentations dominantes, soit pour les conforter, soit pour les contrer. Il n’y avait pas franchement une volonté de ma part de porter un regard critique sur l’œuvre de Pierre Bourdieu mais de mettre en valeur le grand bonhomme que j’avais l’occasion de côtoyer. Le film était d’autant plus nécessaire que, comme je l’ai expliqué, il y avait à cette époque ces attaques incessantes, une forte hostilité des grands médias à l’égard de Bourdieu et de la sociologie post-marxiste. Aujourd’hui, les choses sont un peu différentes, les travaux de Bourdieu et de son équipe font référence. Plus grand monde ne les conteste sans se montrer ridicule. Daniel Schneidermann ne jure plus que par Bourdieu. Sur les relations de domination dans notre société, sa grille d’analyse reste ce que l’on a fait de mieux jusqu’à présent. La sociologie est un sport de combat doit être vu comme une première approche de Bourdieu, comme une mise en appétit. Il a permis à quelques personnes de découvrir son œuvre, mais surtout de casser certains préjugés sur son côté inaccessible. Même un présentateur de journal télévisé comme Philippe Lefait, de France 2, s’était auto-persuadé que le public ne supporterait pas de passer deux heures à écouter Bourdieu. Or le film montre qu’on peut passer 2h20 avec Bourdieu sans s’ennuyer, sans trop voir le temps passer. C’est très plaisant de le voir réfléchir à voix haute, de l’entendre reformuler sans cesse ses analyses pour les rendre intelligibles à ses interlocuteurs, et ce sans faire de concessions. Aussi, je me suis contenté de jouer le rôle de passeur, de me mettre dans la position d’un auditeur privilégié, quelqu’un qui a la chance d’assister à des réunions de travail de Bourdieu, à des conférences, de se retrouver dans son bureau au collège de France, etc. Rien de plus, rien de moins.
Selon vous, qui continue le combat de la sociologie aujourd’hui ?
Je suis incapable de me prononcer là-dessus. Bourdieu a laissé une empreinte très forte. Il suffit de voir le nombre de publications qui se réfèrent à lui. Le film que j’ai réalisé a été vu par 100 000 personnes en salles de cinéma, ce qui, pour un documentaire de 2h20 relativement austère, constitue un sacré succès. Et le titre La Sociologie est un sport de combat a été décliné un nombre incalculable de fois… même par des gens qui n’avaient pas vu le film. Le titre est une phrase de Bourdieu à l’origine. Et ses analyses constituent de outils toujours aussi performants pour se défendre intellectuellement, des agressions auxquelles nous sommes soumis, quotidiennement, de la part de gens qui veulent nous amener à penser d’une certaine manière, du côté des intérêts du pouvoir économique pour l’essentiel, nous conduire à partager la vision du monde des dominants qui estiment les inégalités sociales quasiment naturelles.
Les constats de Bourdieu sur le microcosme journalistique sont-il toujours d’actualité ?
Bourdieu estimait que les relations de domination changeaient peu, qu’elles se déplaçaient, prenaient un autre visage ; bref, se transformaient. Un célèbre exemple : le travail réalisé par son équipe sur la pratique du tennis. Avec l’explosion du nombre de licenciés et de joueurs amateurs dans les années 1970, le tennis qui était un sport réservé à la bourgeoisie jusque-là, avait été présenté par certains sociologues comme un indicateur de la démocratisation de la société française. On en avait déduit que les inégalités sociales et culturelles reculaient puisque la pratique du tennis augmentait. Et si le tennis se démocratisait, cela signifiait que l’ascenseur social fonctionnait. Bourdieu et son équipe ont démontré que les choses étaient un plus compliquées : d’abord, la pratique du tennis n’était pas quelque chose d’homogène. Certains jouaient sur de la terre battue, sur du gazon, dans des clubs privés, tandis que d’autres évoluaient sur des surfaces de type quick, en banlieue ou le long du périphérique parisien. S’agissait-il vraiment du même sport ? Pas forcément. Et les plus riches, les membres de la grande bourgeoisie, jouaient-ils encore au tennis ? N’avaient-ils pas migré vers le golf ? Le fait que le nombre de licenciés ait augmenté ne devait donc pas être forcément interprété comme le signe d’une démocratisation de la société française. Bourdieu, qui pratiquait une sociologie dite critique, cherchait à déjouer en permanence ces coups de force. Et sur les médias, depuis la mort de Bourdieu, les choses n’ont pas fondamentalement changé. Elles se sont juste déplacées. Aujourd’hui, Internet n’a pas la même importance qu’à l’époque de Bourdieu. Il est mort en janvier 2002, Facebook n’existait pas. Il aurait probablement ajusté son analyse à l’arrivée des réseaux sociaux.
Que modifie, justement, l’explosion du web aujourd’hui ?
Il y a des formes de censure qui ont disparu ou se sont modifiées. Censurer quelque chose pour que ça ne passe plus à la télé, c’est plus difficile aujourd’hui parce qu’il existe Internet. En revanche, la censure en amont existe toujours : ne pas commander quelque chose de dérangeant par exemple. Il y a aussi des rapports de force au sein d’Internet qui favorisent la domination et la captation de la parole par les mêmes. Les gens qui tiennent des discours hérétiques ont toujours du mal à se faire entendre parce que leurs propos sont noyés dans la masse. Pouvoir s’exprimer librement ne signifie pas forcément que l’on a une chance d’être entendu. Il faut avoir des moyens financiers ou de l’influence pour pouvoir être audible. Les formes de censure évoluent. Aujourd’hui dans les grands médias, Internet compris, beaucoup de débats sont verrouillés. Le concept de « nationalisation » ou de collectivisation a tellement été dénigré par les grands médias depuis une trentaine d’années qu’il est aujourd’hui impossible d’ouvrir le débat sur la nationalisation de Blablacar, par exemple, une entreprise en situation de monopole dans le domaine du covoiturage, sans passer pour un fou ou pour un rétrograde dans le meilleur des cas. Le boulot des médias est de faire en sorte que tout un tas de choses apparaissent comme « normales » et non pas comme discutables. Et l’on disqualifie toute idée de révolution. Le système médiatique, à l’exception de quelques voix, essaie de nous persuader qu’il faudrait adapter ou améliorer le système actuel mais surtout ne pas en changer : effectuer des « réformes sociétales », défendre la nature, être écolo-compatible. Or plus ils nous parlent d’environnement, au sens de Hulot-Jadot-Macron, moins ils parlent de domination sociale. On se focalise sur la domination de l’homme sur la nature pour ne pas avoir à parler de la domination de l’homme sur l’homme.
Est-ce que vous pensez qu’il y a encore des espaces où la parole puisse prendre le temps de se déployer ?
Il y a des petites niches au cinéma, dans l’édition. C’est là qu’on peut entendre des sons de cloche un peu subversifs, me semble-t-il. Mais ce sont des endroits très marginaux. Souvent on parle de presse alternative, mais c’est un leurre : il n’y a pas aujourd’hui de presse qui constitue une alternative à la grande presse défendant les intérêts des puissants. Il reste des îlots, mais ça reste très marginal.
Dans ces niches, quelle place particulière occupe le cinéma ?
La salle de cinéma permet encore d’être isolé d’Internet, d’être coupé des grands médias pendant une heure trente ou deux heures, d’être immergé dans une histoire qui peut nous amener à voir les choses autrement. Mais pour combien de temps ? Les jeunes, je pense, sont en train d’abandonner le cinéma, même s’ils continuent d’aller voir des grosses productions étasuniennes. Je vois bien dans le public de mes films qu’il y a de moins en moins d’étudiants. Combien de temps encore va-t-on accepter de regarder un film sans avoir son téléphone/ordinateur allumé ? C’est de plus en plus compliqué de sanctuariser ces deux heures, sans être attiré par ces nouveaux écrans. Il faut peut-être inventer de nouveaux endroits, des ZEDA, des zones d’exclusion du discours ambiant. Ce n’est peut-être pas forcément du côté du cinéma que se trouve la solution. Le livre reste un lieu de résistance avec un réseau de diffusion assez important si on arrive à maintenir la lecture comme activité préservée du reste. Mais il ne faut pas sous-estimer la puissance du système pour cantonner ces lieux-là à la marge.
Faire du cinéma documentaire aujourd’hui ou il y a vingt ans : qu’est-ce qui a changé ?
Dans ma façon de concevoir et de pratiquer le métier de réalisateur, j’ai probablement évolué. Aujourd’hui, je suis plus soucieux de donner la possibilité au spectateur d’être actif, de lui laisser une certaine autonomie. Mon premier film Pas vu pas pris obligeait le spectateur à voir les choses de manière très binaire : il y avait les méchants et les gentils. C’était, il est vrai, assez jubilatoire pour les spectateurs de voir des hommes de médias, des gens disposant d’un certain pouvoir perdre leur contenance, leur assurance, ne pas être à leur avantage pour une fois. C’est toujours plaisant d’assister à ce spectacle. Mais d’un point de vue cinématographique ce n’était pas une expérience très enrichissante pour le spectateur. Il n’était pas invité à exercer son libre-arbitre mais plutôt à participer à un exercice de communion. Or communier ne développe pas l’esprit critique. J’ai participé à des films que l’on pourrait qualifier de « films communion », qui ont eu un certain succès en matière d’agitprop, en terme d’animation des foules – des choses similaires à ce que font Gilles Perret et François Ruffin aujourd’hui avec J’veux du soleil ou Merci Patron ! – mais, ça ne doit pas devenir un but en soi, une finalité, juste le moyen d’embarquer le spectateur ailleurs. Il me semble que le plus intéressant lorsqu’on voit un film, c’est d’être dérouté, bousculé, chahuté. Un film ne doit pas se contenter de nous conforter dans nos certitudes : « ceux-là sont des salauds, nous pas ». Un réalisateur ne doit pas avoir peur, parfois, de mordre la main de ses spectateurs. Mais ce que je raconte là ne va pas dans la direction empruntée en ce moment par la consommation de cinéma. On a de plus en plus de mal, en tant que spectateur, à accepter de vivre une expérience qui peut être décevante, de prendre des risques. On voudrait en avoir immédiatement pour notre argent, obtenir confirmation de ce que l’on sait déjà. Je me souviens qu’adolescent, lorsque j’allais au cinéma, si le film ne me plaisait pas, je m’en allais, je quittais la salle sans que ce soit pour autant dramatique. Ça faisait partie du jeu. Or on supporte de moins en moins de ne pas rester jusqu’au bout d’un film. C’est encore une victoire du système d’avoir fait de nous des consommateurs passifs, attendant la bectée. Il me semble que quelque chose est en train de bouger dans la consommation des images, à cause des séries notamment qui capturent notre attention dans une logique d’addiction pure. Les séries sont une catastrophe de ce point de vue-là. Leur objectif, c’est de nous garder à tout prix jusqu’au prochain épisode. C’est le principe de la drogue dure et ça ne milite pas pour l’autonomie et l’émancipation du spectateur.
Qu’est -ce qui vous motive encore à faire des films ?
Je fais d’abord des films parce que c’est ma profession, mon gagne-pain, il ne faut pas chercher plus loin. C’est ce que je sais faire de mieux ou de moins mal, disons, pour gagner ma vie. Et je n’ai pas forcément envie, à 57 ans, d’apprendre un autre métier, ne soyons pas hypocrite J’ai eu la chance de faire des films de manière relativement indépendante et d’avoir le plaisir de travailler avec une productrice – Annie Gonzalez – des monteurs et d’autres collaborateurs très impliqués dans ces projets, cherchant eux aussi à fabriquer des prototypes. Ce qui différencie le documentaire « de création » d’objets audiovisuels à caractère télévisuel, c’est le fait qu’on s’attelle à fabriquer un objet unique, parfois affiné et poli pendant des mois ou des années. C’est un travail d’artisan. Et il y a aussi le plaisir de voir des gens touchés par ce que l’on a produit. Alors on finit par s’auto-persuader qu’on a encore quelques films à réaliser.
Quels échanges avez-vous avec les spectateurs ?
Je suis un réalisateur laborieux. Il me faut du temps pour fabriquer des films atteignant un certain niveau. Et comme je ne suis pas toujours sûr de moi, je ne vois pas d’autres moyens que de montrer des versions de travail à des inconnus et d’attendre leur retour, d’observer la façon dont ils vivent le film : s’ils sont à l’écoute, s’ils vibrent, s’ils sont attentifs ou pas à telle ou telle chose. C’est le meilleur indicateur de l’état d’avancement du film. Avant de finir le travail, il faut qu’on le teste devant un vrai public. C’est une étape dont on a du mal à se passer.
Êtes-vous sensible à ce que les spectateurs pensent de vos films ? On peut toujours faire croire que l’on est indifférent, mais on ne l’est jamais réellement. J’ai eu la chance d’avoir fait des films qui n’ont pas trop mal marché en salle de cinéma, d’un point de vue commercial, notamment les premiers. Aussi, j’ai aujourd’hui moins besoin de reconnaissance publique que d’autres réalisateurs qui n’ont pas eu cette chance. Mais parfois, il y a des remarques qui me posent question. Si tu as mobilisé quelqu’un pendant deux heures et qu’il n’a pas compris telle ou telle partie du film qui à toi te paraît limpide ou évidente, tu es un peu emmerdé tout de même.
Êtes-vous particulièrement attentif à la qualité du cadrage, à l’esthétique de vos films ?
C’est un reproche que l’on me fait de temps à autre. On me dit que ce que je fabrique n’est pas du cinéma. Il me semble que ce que l’on conçoit avec Annie Gonzalez et mes collaborateurs sont des objets audiovisuels qui proposent une expérience singulière au spectateur. Le plus important, pour nous, c’est l’originalité du parcours proposé au spectateur. Pour moi, faire des films ça n’a jamais été de singer le cinéma avec un grand C. J’ai plutôt tendance à chercher la vérité du moment, à essayer de capter quelque chose d’unique qui s’est produit entre le filmeur et le filmé, même si ce n’est pas forcément dans des conditions techniques idéales. J’ai tendance à essayer de capturer ces choses-là, ces moments où l’on est parfois le premier surpris. Ça se traduit parfois par l’adoption de formes impures. Et ce n’est pas grave que ce ne soit pas classé par certains comme du Cinéma.
Quels sont vos projets ?
Un film sur l’histoire de la guérilla des FARC en Colombie, avec mon camarade Stéphane Goxe en tant que coscénariste. Rage intacte, un autre film sur une histoire de luttes sociales et de luttes armées qui se déroule entre Grenoble et l’Algérie, coréalisé avec Nadja Harek, une réalisatrice dont on devrait entendre parler. Un autre documentaire en Bolivie sur la manière dont le pays a changé sous la présidence de l’indien Aymara Evo Morales, conçu avec la grand reporter Mylène Sauloy et une jeune journaliste du Monde diplomatique Maëlle Mariette. Enfin, un film de montage collectif sur les gilets jaunes ayant investi un rond-point dans le Gard l’an dernier, essentiellement constitué d’images de téléphones portables. Mais, pour en revenir à Pierre Bourdieu, avec la productrice Annie Gonzalez qui a travaillé sur le premier film, nous avons le projet de sortir en janvier 2022 une version enrichie de La Sociologie est un sport de combat, et ce à quelques mois de la future élection présidentielle française. Aussi, nous recherchons des alliés ainsi que des moyens financiers pour mener à bien ce projet. Il nous semble que la voix de Bourdieu manque terriblement de nos jours et que ce serait salutaire de la réentendre un peu.
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