Appartient au dossier : Santé mentale et bibliothèques Voyage d’étude au Québec
La prévention du suicide et son inscription dans le rôle social de la bibliothèque
L’exemple de la bibliothèque de Drummondville au Québec
Lors du voyage d’étude organisé par la Bpi au Québec au printemps 2024, nous avons visité la bibliothèque de Drummondville, située entre Montréal et Québec. Intéressés par le rôle pionnier de cet établissement en matière de travail social (il a notamment intégré un travailleur social au sein de l’équipe), nous avons également été interpellés par de petits autocollants apposés sur les postes d’accueil indiquant : « Ici on jase ».
La santé mentale a été déclarée « Grande Cause Nationale » en France en 2025 et la Bpi, comme la plupart des bibliothèques publiques, est en première ligne face aux troubles de la santé mentale que peuvent rencontrer ses publics. Nous avons interrogé Jean-François Fortin, directeur de la bibliothèque publique de Drummondville et Sandrine Vanhoutte, directrice du Centre d’Écoute et de Prévention suicide (CEPS) sur leur partenariat.

Pouvez-vous nous décrire votre partenariat autour de la prévention du suicide ?
Jean-François Fortin : L’autocollant « Ici on jase », repéré par nos collègues français, est un petit signe distinctif pour dire à notre public : « nous sommes une oreille attentive, nous sommes formés pour écouter ce que vous avez à dire », grâce à notre collaboration avec le Centre d’Écoute et de Prévention suicide (CEPS).
Depuis 2017, notre bibliothèque est de plus en plus devenue un lieu de vie. On répond évidemment aux services traditionnels des bibliothèques, mais on offre aussi aux citoyens un lieu de rencontre, un espace social, qui peut être utilisé par la communauté pour se regrouper, pour socialiser, pour faire partie de quelque chose. Il y a beaucoup de personnes ici qui se sentent isolées, qui sont la plupart du temps invisibles, mais quand elles viennent à la bibliothèque, elles font partie d’un tout.
Nous sommes une équipe de 40 personnes à la bibliothèque, et nous recevons chaque jour plus de 1 000 personnes, parfois jusqu’à 2 000. On a de vrais résidents, qui sont là presque tous les jours, toute la journée, et comme la bibliothèque est un reflet de la société, il y a aussi de la détresse, parfois visible, parfois moins. Nous sommes donc sensibilisés, comme vous à la Bpi, à la nécessité de mieux s’outiller pour répondre à cette réalité. Dans ce contexte, nos organisations respectives, la ville de Drummondville et le CEPS, se sont rapprochées grâce au programme Sentinelles.
Sandrine Vanhoutte : L’une des missions du CEPS est d’outiller la population pour réduire la détresse et prévenir le suicide. La ville de Drummondville nous soutient, avec un engagement financier fort, à hauteur de 25 000 dollars par an sur 5 ans, ce qui nous permet de pérenniser nos actions, de communiquer, de proposer des conférences, des campagnes de sensibilisation… et parmi ces actions, il y a la formation Sentinelles.
Qu’est-ce qu’une Sentinelle ?
Sandrine Vanhoutte : C’est une personne habilitée à observer, repérer et référer au bon endroit. Cette formation fait partie d’un programme national. Drummondville est la ville la plus pro-active du Québec, avec une sentinelle pour 49 habitants. On a plus de 3 000 sentinelles à Drummondville. Cette sensibilisation permet un début de changement social.
À la bibliothèque, comme dit Jean-François, il y a des personnes qui viennent tous les jours s’asseoir au même endroit, donc une proximité va forcément se développer avec le personnel de la bibliothèque. La Sentinelle va être capable de repérer des signes et d’aller demander à quelqu’un : « ça n’a pas l’air de trop aller aujourd’hui ». Cela permet aux personnes en détresse d’être repérées, et aux professionnels d’intervenir plus rapidement.
C’est également intéressant car le citoyen engagé dans cette démarche a un rôle à jouer. Le rôle de la Sentinelle ne s’arrête pas à la bibliothèque. C’est un humain, qui gravite autour d’autres humains, dans son travail, dans sa famille… Les Sentinelles formées rayonnent dans toute leur communauté.
Jean-François Fortin : On a une douzaine de sentinelles à la bibliothèque actuellement. Ce qui fait le succès du projet, c’est que le lien de confiance est déjà là. C’est quelque chose qu’on travaille beaucoup en bibliothèque, de façon plus poussée avec nos usagers fragilisés, qui sont là tous les jours. Ces outils que nous propose le CEPS nous aident à mieux jouer notre rôle social.

En quoi consiste la formation ?
Sandrine Vanhoutte : La formation se décline en deux modules de 3,5 heures et peut avoir lieu sur une journée ou deux demi-journées, deux soirées… On s’adapte. Le principe de base est qu’elle est volontaire, on ne peut pas obliger des personnes à la suivre.
Le contenu aussi est sur mesure. Si on travaille avec des femmes, on va insister sur des sujets spécifiques. On va d’abord parler du suicide, des tabous que cela recouvre, de ce que ça veut dire pour les personnes formées. Puis, on va les former aux techniques d’écoute pour savoir repérer, savoir comment réagir quand quelqu’un résiste, comment aller chercher de l’aide… On termine par des mises en situation et, à la fin de la journée, les personnes choisissent ou non d’endosser le rôle de Sentinelles. Elles sont libres de refuser. On fait ensuite du suivi de formation pour les garder actives.
Comment ce dispositif a-t-il été mis en place à la bibliothèque ?
Jean-François Fortin : Cela fait plus 7 ans que le CEPS donne des formations à la ville. Dès que j’ai eu connaissance de cette possibilité, j’ai décidé de le proposer à l’équipe. On n’oblige personne, on sait que ça peut heurter des sensibilités mais on encourage. Si quelqu’un dans l’équipe, peu importe son rôle avec le public, en fait la demande, on organise la formation, parce que cela répond à nos objectifs de services à la population. Plus largement, je pense que c’est une responsabilité citoyenne. Avec 12 personnes formées sur 40, à tout moment pendant nos 70 heures d’ouverture par semaine, il y a sur place une personne formée.
Et au-delà des bibliothécaires, il y a les employés du café, les agents de sécurité, notre intervenante de milieu… Même s‘ils ne font pas partie de la ville administrativement, ils sont aussi le visage de la bibliothèque, donc on va les inviter à se joindre aux prochaines cohortes de formation.
Connaissez-vous l’impact de ce projet ? Avez-vous eu des cas concrets ?
Jean-François Fortin : Oui, mais on ne fait pas de mesures statistiques sur le sujet, on ne documente pas les interventions. Par contre, on a régulièrement des discussions avec des employés qui se demandent si ce qu’ils ont fait est correct, s’ils ont bien orienté… On les rassure et on les redirige vers le Centre s’ils souhaitent valider leur intervention avec un professionnel.
Sandrine Vanhoutte : C’est compliqué de quantifier la prévention… À chaque appel que l’on reçoit, on demande à la personne qui l’a référé et régulièrement, on nous répond que c’est la bibliothèque. Mais on ne fait pas de statistiques non plus. Ce qu’on recherche, c’est une continuité de service. C’est pourquoi on a aussi fait une conférence à la bibliothèque, pour être visible d’une autre manière auprès des usagers.
Jean-François Fortin : Quand on s’associe à un organisme communautaire comme le CEPS, on a aussi un volet formation de la population, avec un programme de conférences, d’ateliers de sensibilisation, etc. C’est important que nos partenaires profitent de cette tribune. Le filet social est constitué de nombreux éléments, et la bibliothèque est une maille de ce filet.

Est-ce que cette action s’inscrit dans un programme plus vaste autour de la santé mentale ?
Jean-François Fortin : Notre vision à plus long terme est de collaborer avec les organismes communautaires, nombreux, qui font un travail essentiel, et sur lequel on se rejoint. Le projet central est l’intervention à la bibliothèque d’un travailleur social avec l’association La Piaule. C’est une grande richesse pour notre équipe, et cela contribue au bien-être global de la population, pas seulement des personnes directement visées. Il s’agit de briser les tabous au quotidien, de sensibiliser une population plus large aux enjeux de santé mentale, de dépendance, d’isolement, etc. Cela touche aussi nos employés, qui ne sont plus seulement des témoins passifs de situations difficiles mais qui peuvent agir.
Ce partenariat existe-t-il dans d’autres bibliothèques ?
Sandrine Vanhoutte : Il y a 33 centres de prévention du suicide au Québec, il y a des formations Sentinelles partout, mais tous les centres n’ont pas la même approche : certains peuvent prioriser, les coiffeurs, les écoles… Nous, nous couvrons une population de 120 000 habitants, et nous avons plus de 10 000 appels de détresse par an. Notre plan est de former le plus de sentinelles possibles dans la communauté.
Jean-François Fortin : Côté bibliothèques, ce n’est pas une initiative qui existe partout, mais la plupart des collègues réfléchissent au rôle social des bibliothèques et à la meilleure manière de jouer ce rôle. Nous souhaitons partager cette bonne pratique et encourager nos collègues à aller vers leurs organismes communautaires respectifs et à tisser des liens avec eux. Au final, on dessert la même population et travailler ensemble est une opportunité pour tout le monde. Le programme social de la bibliothèque de Drummondville a énormément d’impact et commence à faire des petits ailleurs au Québec.
Publié le 24/03/2025 - CC BY-SA 4.0