En donnant corps, cinématographiquement, à la langue du Troisième Reich, Stan Neumann propose un film passionnant qui décode admirablement et simplement le pouvoir des mots et de la langue.
Comment avez-vous découvert le travail de Victor Klemperer ?
Je l’ai découvert parce que je suis, depuis toujours, un grand lecteur de Jean-Pierre Faye qui a écrit en 1972 Langages totalitaires dans lequel il fait allusion à Klemperer. Ce livre analyse les étonnantes interactions entre les transformations du langage et l’émergence en Allemagne du nazisme et de son idéologie. Puis, je suis tombé tout à fait par hasard sur les journaux de Klemperer en anglais. Après les avoir lus, j’ai immédiatement décidé de faire le film. Quelques longues années se sont écoulées avant que j’y parvienne.
Au sujet du film « Austerlitz », vous avez dit que vous n’aviez pas le choix, que vous deviez le faire, est-ce que ça a été ce même impératif pour « La Langue ne ment pas » ?
J’ai toujours fait des films par rapport à ma propre histoire. Ce sont des choix très personnels. Il se trouve que je suis moitié tchèque et moitié juif allemand et que mon grand-père paternel était une sorte de Klemperer, professeur de philosophie à la faculté de Breslau d’où il a été chassé en 1933. Il avait le caractère de ces juifs allemands totalement assimilés qui se considéraient plus allemands que les Allemands, avec cette sorte de distance et d’ironie, de dureté aussi parfois. C’est un peu lui que j’ai retrouvé à la lecture du journal de Klemperer, non seulement à cause d’une expérience historique en partie commune, mais aussi dans ce refus total du pathos, de l’apitoiement sur soi-même, malgré l’horreur des circonstances. Et puis, Klemperer entretenait un rapport très particulier et passionné avec la texture du réel. C’est la grande force de ses écrits : énoncer des faits, décrire des objets, des comportements, faire un récit minutieux de l’oppression dans ce qu’elle a parfois de dérisoire, ce qu’il appelle « les piqûres de moustiques », et dont il se veut le mémorialiste parce que c’est cela qu’on oublie toujours. À l’époque, en tant que documentariste, ça faisait sens pour moi : depathétiser, objectiver, essayer de dire les choses comme elles sont et de les nommer.
Est-ce que vous pouvez nous parler un peu plus de Victor Klemperer ?
C’était une sorte d’électron libre. Un universitaire, un philologue, dont le rêve était en réalité d’être critique de cinéma ou écrivain et qui s’est retrouvé dans cette position sérieuse et guindée de professeur d’université à Dresde. Un outsider. Et il l’est resté toute sa vie, même après la période nazie quand on a fait de lui une sorte de figure culturelle de la nouvelle RDA. C’est une histoire moins connue : dès la fin de la guerre, Klemperer, qui à ce moment là se trouve en zone occidentale, décide de revenir à Dresde. Il n’a jamais été communiste mais il pense alors que seuls les communistes allemands veulent aller au bout de la dénazification. Mais en même temps il reste totalement lucide. Dans son journal d’après 1945 qu’il intitule Assis entre toutes les chaises, il est extrêmement critique vis-à-vis de la « réalité socialiste » de l’Allemagne de l’Est et son langage : dès juin 1945, il parle de « la langue 4ème Reich », le nouveau jargon des staliniens allemands, où il retrouve les mots et les formules de la LTI comme par exemple le mot « fanatique » employé dans un sens positif, ou en comparant un portrait de Staline, affiché à Dresde, à celui de Goering. Mais il ne va jamais le dire publiquement par fidélité à la lutte antifasciste et aussi sans doute parce qu’il n’en peut plus, qu’il est complètement épuisé par les treize années de lutte pour sa survie. Reste que ses intuitions étaient fulgurantes. En 1942, à Dresde, à un moment où sa vie ne tenait qu’à un fil et aux caprices de la Gestapo, il décide de dresser une liste des principales sources de la langue nazie. Et il note, en premier le langage du militarisme allemand, en deuxième celui de la révolution russe, et en troisième celui de la publicité américaine. En 1942, au coeur de la terreur nazie !
Pouvez-vous nous parler de la LTI ?
La Lingua Tertii Imperi (LTI) est pour lui une monstrueuse distorsion de la langue allemande, dégradée et défigurée par le nazisme. Ce n’est pas uniquement une langue de propagande, c’est une langue agissante, constitutive de l’idéologie et de la pratique nazie. Klemperer était absolument convaincu que s’il arrivait à décoder cette LTI, il comprendrait ce qu’est la racine du mal nazi. Klemperer est linguiste, il remarque que cette « novlangue », comme dira plus tard Orwell, n’a qu’un seul registre, celui du hurlement, de l’exhortation et qu’elle est absolument incapable de servir comme une langue normale à l’échange, au rapports humains. Il parle souvent de langue empoisonnée qui a pour effet de transformer des mots innocents en mots contaminés qu’il faudrait enterrer un siècle avant de pouvoir s’en servir de nouveau. Le mot “führer” par exemple, qui en allemand veut tout simplement dire “guide”. Pour lui la LTI est aussi une langue extrêmement pauvre qui n’invente pas et présente deux singularités : elle reprend les schémas d’exagération du message publicitaire et elle associe les obsessions organiques de la pensée nazie (le sang, le sol, l’énergie vitale) en les couplant à un vocabulaire issu de la sphère de la mécanique et de la technique. Un peu comme nous aujourd’hui qui disons « gérer », un terme issu de la sphère économique, quand on parle par exemple d’une relation amoureuse.
Dans la novlangue de Georges Orwell, les mots rendent impossible la subversion par le langage, la LTI joue-t-elle aussi ce rôle dans l’idéologie nazie ?
La LTI est beaucoup plus rudimentaire. La novlangue d’Orwell inverse la pensée à l’intérieur du crâne des gens, elle transforme le bien en mal. La LTI ne fait ça que pour certains termes comme “fanatique” qui était considéré comme péjoratif et qui, pour la LTI, devient laudatif. La LTI est plutôt caractérisée par sa violence, et une sorte d’épaisseur langagière qui a pour effet d’aveugler, de tétaniser celui qui l’écoute. En ce sens la novlangue est plus subtile.
Cet inventaire de mots utilisés par le 3ème Reich est terriblement éclairant sur la période, est-ce que vous avez le sentiment que la langue est encore aujourd’hui un outil de pouvoir sur le peuple ?
Oui, absolument. Non seulement dans le sens propagande, mais aussi dans le sens très banal de la dégradation de la langue au quotidien. Chaque fois qu’un terme imprécis est employé à la place d’un terme précis, on perd un peu de terrain sur la liberté de réfléchir. Je pensais beaucoup à cela quand je faisais le film. Chaque fois qu’on ne nomme pas précisément, qu’on ne respecte pas le fait qu’il y ait un nom précis pour chaque pensée et chaque chose, on fait le jeu de la pensée dominante. Aujourd’hui, il est devenu absolument courant dans le langage politique français d’employer le terme “hors-sol”, qui est un terme clef de l’idéologie « Blut und Boden », « le Sang et le Sol » nazie. Le plus terrible est sans doute de laisser les mots se dégrader, devenir flous et dire malgré nous autre chose que ce qui est.
Quel mot vous a le plus marqué dans cette LTI ?
Ce qui m’a le plus marqué c’est toute la réflexion sur le mot “fanatique” et sur le grand mot nazi « Weltanschauung » (vision du monde) dont il fait une analyse brillante. En fait, ce à quoi j’étais le plus sensible en faisant le film, ce sont toutes les résonances avec les mots que nous continuons d’employer innocemment aujourd’hui. Quand j’ai fait ce film, je ne voulais pas faire un film historique. Au fond, je me disais que le but de ce film était qu’ensuite chacun, dans sa propre vie, au quotidien, se demande si des mots qu’il emploie sont les siens ou s’il est en train d’appliquer un programme dont il n’a pas conscience.
Est-ce que vous avez dû beaucoup réfléchir à la forme que prendrait le film ?
J’ai procédé à l’envers. J’ai décidé de faire ce film à n’importe quel prix. Nous avons mis des années à avoir les droits. Le jour où on les a eus, je n’avais absolument aucune idée de la manière dont je pouvais m’y prendre pour faire le film. Je me suis recentré sur Klemperer, sur son univers quand il écrivait son journal. Au fond, il était là avec sa petite table, il n’avait rien d’autre, sa vie matérielle se réduisait de plus en plus. J’ai décidé très vite que le film devait s’inscrire ce petit espace rétréci pour fonctionner. La forme est venue de cette d’équation très simple : le choix d’abandonner les grands espaces aux nazis et de rester avec Klemperer dans l’espace de sa table, pour être au plus près de sa réflexion à lui. J’étais aussi dans une économie du documentaire et je voulais être libre. Face à du matériau historique, une des solutions consiste à réduire au maximum le champ, parce qu’à l’échelle d’une table je peux faire de la fiction avec presque rien, tandis que si j’essayais de le faire à l’échelle d’une rue par exemple , il me faudrait les moyens de long métrage. Et encore.
Comment s’est passée la rencontre avec Denis Lavant qui fait la voix off dans le film ?
Je me suis posé la question assez tard. J’ai d’abord pensé à la voix d’un acteur qui aurait l’âge de Klemperer à l’époque, 65 ans. Mais un ami réalisateur m’a dit : tu te trompes complètement, il faut penser juste en termes d’énergie pas en termes d’âge. Et cela m’a mené à Denis et ça a été absolument formidable, parce que c’est sans doute l’acteur français qui sait le mieux faire exister un corps uniquement avec un texte. Après, nous avons fait d’autres films ensemble : L’oeil de l’Astronome, mon unique film labellisé fiction, Austerlitz et Gorki/Lénine, La Révolution à Contretemps, où il incarne un formidable Gorki se révoltant en 1917/1918 contre l’autoritarisme de Lénine (avant sa propre conversion au stalinisme). La Langue ne ment pas a été notre première rencontre. Et quand je vois les versions anglaise ou allemande du film, je les trouve toujours moins bien, les voix sont toujours un peu cultivées, un peu moins charnelles, un peu moins incarnées. Denis Lavant est un très grand acteur.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je termine une série avec Les Films d’Ici sur une histoire de la classe ouvrière en Europe, de 1700 à nos jours. Ça s’appelle Le Temps des ouvriers. Et j’ai écrit un projet sur Walter Benjamin, une autre de mes racines judéo-allemandes . C’est un vieux rêve qui m’accompagne depuis des décennies et que j’espère enfin réaliser.
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