Même si on se l’expliquait assez facilement, puisque la cheffe d’orchestre de cette rencontre, Dr Theresa S. Byrd, exerce à l’université de San Diego, USA, en lisant le programme, on pouvait être sceptique face à la proportion d’intervenants venus des États-Unis, en complète contradiction avec tout ce que porte cette section. C’était sans compter sur le melting pot américain dans lequel ont été puisé des intervenant·es aux origines, aux parcours, aux travaux – et donc aux approches – suffisamment divers pour éclairer de multiples manières le sujet. C’était sans compter, non plus, sur l’intérêt d’une prise en compte si différente de la nôtre de la diversité ethnique. C’était surtout sans compter sur ces Américains qui eux aussi, parfois, vont vivre et travailler ailleurs !
Penser le bien-être au travail ?
La session s’ouvre sur une rare mais nécessaire réflexion managériale, pas toujours aisée à traduire en français mais dont l’idée principale est de réfléchir à un encadrement inclusif (inclusive leader). Cette approche théorique est suivie d’un outil pratique de mise en œuvre.
La notion de sécurité psychique
La notion de sécurité psychique au travail a été développée par Amy Edmondson. Jérôme Offord, de la bibliothèque d’Harvard, explique qu’il s’agit de la conviction partagée par les membres de l’équipe que celle-ci est un lieu sûr : on peut y prendre des risques et l’on ne sera pas puni ni humilié pour avoir exprimé des idées, des questions, des préoccupations ou fait des erreurs.
Et comme on peut être plus ou moins convaincu, il identifie quatre stades de cette confiance :
- Savoir qu’on est accepté pour ce que l’on est avec nos particularités
- Se sentir suffisamment en confiance pour poser des questions, expérimenter, faire des erreurs
- Oser utiliser ses compétences et ses capacités, faire des propositions
- Aller jusqu’à remettre en cause ce que tout le monde admet pour améliorer les choses
Il identifie ensuite trois messages essentiels à faire passer aux membres de son équipe :
- You belong here : tu as ta place ici
- You’re doing great : tu fais du bon travail
- We believe in you : nous avons confiance en toi
Cette théorie se heurte plus régulièrement que l’on ne l’imagine avec le quotidien. La mettre en œuvre correctement demande de l’intégrité, mais aussi de la sincérité, un questionnement permanent et de l’humilité.
Do I care enough? L’outil de mise en œuvre P.R.E.S.S.
P.R.E.S.S. est un outil de mise en œuvre modélisé par Dr. Robert Livingston (dans The Conversation, non traduit en français), dont l’acronyme se développe (en trichant un peu en français) ainsi :
- Problem awareness : Prise en compte du problème
- Root cause analysis : Regarder les (analyse des) causes fondamentales
- Empathy : Empathie
- Strategy : Stratégie
- Sacrifice : Sacrifice
L’objectif est de donner des outils aux dirigeants pour prendre conscience de leurs préjugés, réduire ceux-ci et entrer dans une conversation fructueuse sur le racisme en identifiant 5 étapes incontournables quand survient un problème.
Les suivre scrupuleusement permet de discuter et de réfléchir avant d’agir en se demandant si on comprend le problème et d’où il vient, si on le prend suffisamment en compte (do I care enough?), si on veut vraiment et si on est réellement capable de le résoudre et ce que cette résolution implique de renoncements sur d’autres points.
Des chiffres
Prendre les chiffres avec des pincettes
Aux États-Unis, on produit des données ethniques comme nous ne le ferons jamais en France. Cela permet également de réfléchir à ces données, notamment autour de la notion de « privilège de l’information » et de (sur et sous) représentation dans les données.
Deux points en particulier ont été soulevés par Ray Pun, bibliothécaire en sciences de l’éducation.
D’une part, il faut être attentif au fait que les données ne sont pas neutres et selon ce qui est agrégé ou pas, on a une vision plus ou moins précise et complexe du monde (ex : distinguer les niveaux de pauvreté chez les populations d’origines vietnamiennes, chinoises et indonésiennes donne plus de grain à moudre que de mettre toute la région Asie dans le même panier).
D’autre part, plus on a de données et plus on voit les inégalités économiques et sociales de certaines catégories de la population (les élèves d’écoles sans bibliothèque réussissent moins bien leurs examens, par exemple).
Si connaître les chiffres est bien utile, Ray Pun rappelle que les statistiques ont aussi une histoire et des biais culturels et idéologiques, que maîtriser et comprendre les données s’apprend et qu’il ne faut pas oublier que devant et derrière les chiffres il y a toujours des humains, qui occupent différentes places sur la roue des privilèges !
Philip Scheur, adjoint à l’université de Stanford, a illustré une possible utilisation des données raciales et criminelles dans un programme mené par les bibliothécaires de son université (KSR : Know Systemic Racism) qui a permis de mettre en évidence les rapports entre l’entrée en vigueur d’une loi relative aux droits des policiers et le nombre de meurtres de POC (acronyme de Persons Of Colour) dans les années qui suivent. L’université de Stanford poursuit sa propre collecte de données sur l’histoire des populations noires et indigènes et valorise leur apport à la recherche.
Prendre le racisme à bras le corps : échec d’une stratégie
Comme l’a rappelé Theresa S. Byrd, aux États-Unis (chiffres 2022), les bibliothécaires sont blancs à 82%, 8% hispaniques, 5% asiatiques et noirs à 4% et ce malgré 50 ans d’une politique volontariste (formations, mentorat, etc.) pour faire bouger les chiffres : le « Spectrum program ». Jamais en France nous n’aurions des statistiques exprimées de cette manière ! Cela dit, les chiffres pour les États-Unis n’ayant pas vraiment bougé depuis l’existence de ce programme, on peut faire l’hypothèse que ce n’est pas la manière de compter l’absence de diversité dans nos équipes qui est la cause de ces chiffres.
Sans s’attarder sur les raisons d’un tel échec, l’intervenante souligne qu’une telle disproportion aggrave, en les invisibilisant, les situations de racisme subies par les POC et tente une série de conseils pour les prendre en compte malgré tout et, tout particulièrement, de créer des réseaux d’alliés. Pour cela, elle prône des programmes de sensibilisation et de formation pour tous.
Elle souligne également l’importance de décrypter les règles non-écrites qui régissent nos relations au travail car c’est souvent dans cet informel, cet impensé, que peuvent résider des causes profondes et structurelles de situations de discriminations et de micro-agressions vécues par des représentants des minorités au sein des équipes.
Diversity, Equity, Inclusion and Belonging (DEIB)
Pour conclure la journée, un panel de cinq collègues émigrés de leur pays natal a répondu à une série de questions sur leur parcours.
Elles ont partagé nombre de situations d’incompréhension qui semblent anecdotiques et souvent hilarantes mais se révèlent difficiles à vivre lorsqu’elles se répètent trop souvent. Elles ont également souligné à quel point cette situation d’exil et de minorité, rare pour un Américain typique, a pu ouvrir leurs écoutilles sur toutes sortes d’inégalités de traitement. Parmi elles, Leslie Kuo, d’origine asiatique, née aux États-Unis et travaillant à Berlin, a occupé pendant cinq ans un poste spécialement dédié à la diversité des publics et des équipes. Ce travail a abouti à la mise en place d’une formation qualifiante et reconnue par les collectivités pour les bibliothécaires qui souhaiteraient travailler en Allemagne.
Si l’on n’a pas encore en France de profil de poste équivalent à celui occupé par Leslie, la commission Livr’exil de l’ABF propose également un parcours de formation pour des personnes en situation d’exil souhaitant rejoindre la profession.
Autre pays, autre histoire… En l’absence de statistiques ethniques (qu’il faut relativiser) en France, nous ne faisons que des estimations au doigt mouillé et l’impression générale est que ce n’est pas parmi le personnel des bibliothèques que se reflète le plus la variété des origines de la population française. On peut pourtant supposer que nos établissements auraient tout à y gagner et qu’il y a peut-être là un sujet pour l’avenir.
Publié le 12/09/2023
- CC BY-SA 4.0