Fahavalo, Madagascar 1947 de Marie-Clémence Andriamonta-Paes
Sortie en salles le mercredi 30 janvier 2019
Depuis trente ans Marie-Clémence Andriamonta-Paes et son mari Cesar Paes nous offrent de beaux films sur les cultures de Madagascar, du Brésil, d’Afrique et des îles. Fondateurs en 1988 de Laterit Productions, société de production et de distribution indépendante, ils se sont engagés dans la reconnaissance des identités culturelles minorées. Ils interrogent le dialogue entre les cultures, le pouvoir de la musique, le poids des réalités sociales, politiques et économiques. En 1989 ils obtinrent le Prix des bibliothèques au Festival Cinéma du réel avec Angano…Angano -Nouvelles de Madagascar où il s’agissait de “Prendre le parti de la tradition orale et faire raconter Madagascar, parler malgache : un voyage en images à travers les contes, les mythes les légendes” (Cesar Paes). Travaillant aux côtés l’un de l’autre Marie-Clémence et Cesar ont consacré trois autres films à Madagascar, son histoire et sa culture avec la musique pour fil conducteur : Mahaleo (2005), L’Opéra du bout du monde (2012) et Songs of Madagascar (2017). Ce dernier opus, où Marie-Clémence est à la réalisation assisté de Tiago Paes, César aux images et Gabriel Paes au montage, nous convie à un voyage sur les lieux de la rébellion et dans les souvenirs de derniers témoins de l’insurrection qui embrasa ‘la grande île rouge’ le 29 mars 1947 et fut violemment réprimée par le pouvoir colonial français.
L’Avis de la bibliothécaire
Une histoire méconnue
Qui connaît cet épisode particulièrement sanglant de l’histoire coloniale ? Qui en a entendu parler ? Parfois, un ami malgache ou un autre ancien coopérant à Madagascar, l’évoque. Mais il faut dire qu’en dehors de quelques spécialistes cette histoire est ignorée du grand public. Cinquante ans après les faits, en octobre 1997 un colloque réunissant historiens et chercheurs à Paris VIII n’avait-il pas pour titre Madagascar 1947 : la tragédie oubliée ? Oubli, occultation, refoulement, déni, honte, trous dans les mémoires aussi bien du côté français que du côté malgache peut-être parce que d’un côté il n’y a pas lieu d’être fier de toute l’histoire coloniale et plus particulièrement de la répression violente de ce soulèvement populaire ; de l’autre parce que l’insurrection, échec pour les indépendantistes, engendra des déchirements dans la société et les familles malgaches.
Aucun historien n’intervient dans ce documentaire qui n’est pas un film historique pédagogique. La parole recueillie est celles des Anciens Malgaches (témoins ou insurgés) qui rapportent ce que leurs « yeux ont vu ». Ce choix, ce parti pris assumé par la réalisatrice repose sur des désaccords entre les chercheurs (le nombre de morts, entre autres), sur la volonté de « de ne pas bipolariser l’histoire en pensant la France contre Madagascar », sur le constat que les livres scolaires ont surtout relayé le point de vue français. L’idée originale du film fut aussi inspirée par l’exposition 47, Portraits d’insurgés qui regroupait les photographies de Pierrot Men et des textes de l’écrivain malgache en langue française Raharimanana dont l’oeuvre est hantée par l’insurrection de 1947.
La part de la Seconde guerre mondiale
Le terreau de l’insurrection de 1947 est la Seconde Guerre mondiale. La Grande Ile fut occupée par les Anglais en raison du soutien du gouvernement officiel à Vichy et au Maréchal Pétain. De très nombreux Malgaches (40.000 sur 3 millions d’habitants) furent enrôlés dans l’armée française pour aller combattre le nazisme (démobilisés en 1940, certains prendront le maquis en 1943). Ils ne rentrèrent au pays que deux ans après la fin de la guerre avec au coeur la promesse d’Indépendance que leur aurait faite De Gaulle en raison de leur soutien contre Hitler. Au lieu de cela ils furent rendus à l’indigénat et vinrent grossir les rangs des paysans pauvres des plantations ou durent se réengager dans l’armée. En 1945 deux députés malgaches Joseph Raseta et Joseph Ravoahangy, originaires des Hauts-Plateaux, seront élus à l’Assemblée Constituante. lls fondent en 1946 le MDRM (Mouvement démocratique de la rénovation malgache) et, avec Jacques Rabemananjara (homme politique et écrivain), troisième député élu en novembre 1946 aux Elections législatives, demandent l’Indépendance par les voies légales et pacifiques. Peine perdue. Bien loin de devenir un « Etat libre au sein de l’Union Française » créée par la Constitution de la Quatrième République, Madagascar reste une colonie. De plus, la pression de l’administration coloniale s’exerce sur les colons et quelques Malgaches pour fonder en 1946 le PA.DES.M (Parti des Déshérités Malgaches), parti francophile composés de Côtiers opposé au M.D.R.M.
Deux désillusions de taille, celle des soldats et celle des députés qui iront sur le terrain organisant des meetings le long de la voie de chemin de fer orientale et des sociétés secrètes telle la Jina (Jeunesse nationaliste), vont concourir à l’embrasement de l’est de l’île où sont regroupées les cultures de l’économie coloniale (le café, la vanille,…) et la construction d’infrastructures routières et surtout ferroviaires. Le recours au travail forcé ainsi que les exactions du pouvoir colonial y sont toujours de mise. Ainsi dans la nuit du 29 au 30 mars 1947 des villageois, des anciens soldats à bout de patience, des pêcheurs et des paysans pauvres armés de coupe-coupes et de sagaies, tous affamés, attaquent-ils le camp militaire de Moramanga puis s’en prennent aux bâtiments administratifs et aux plantations de colons tuant entre 150 et 300 colons européens. Ce soulèvement populaire sera réprimé par l’empire colonial français qui enverra sur place ses troupes faisant appel, entre autres aux tirailleurs sénégalais anciens compagnons d’armes et de stalag des soldats malgaches en Europe. Il faudra près de deux années pour mater dans le sang cette révolte : tortures, massacres, exécutions sommaires, emprisonnements, crimes de guerre. Des enquêtes seront diligentées par le gouvernement de la Quatrième République dont la responsabilité dans les atrocités perpétrées est accablante. Gaston Defferre se rendra sur place. Le 4 octobre 1948 les parlementaires malgaches (soutenus dès 1947 par Albert Camus et Paul Ricoeur) seront condamnés à mort ou aux travaux forcés à perpétuité. Ils seront graciés en 1949 puis amnistiés en 1956 mais ne recouvreront la liberté qu’à l’Indépendance en 1960.
Donner la parole
« Tant que les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur » Chinua Achebe
Le film ne met pas en scène le point de vue analytique d’historiens. Cette absence de l’écran ne signifie pas pour autant l’éclipse de recherches historiques. Les faits rapportés par les témoins et les anciens insurgés sont tous avérés. Les remerciements incluent d’ailleurs une communauté de chercheurs. Le choix d’aller à la rencontre et de recueillir, de collecter les témoignages d’Anciens de quatre-vingt-cinq ans et plus, beaucoup plus même, correspond à une volonté de donner la parole à ceux qui se sont tus. Ce silence lourd, compact, lié aux traumatismes et au désir de protéger les enfants est aussi une conséquence du climat de suspicion et de délation qu’instaurèrent avec opiniâtreté la censure et la répression après les événements de 1947. Le sujet est tabou. Le travail entrepris par Marie-Clémence Andriamonta-Paes relève du devoir d’histoire et du travail de mémoire pour les Malgaches comme pour les Européens. Il apparaît clairement que l’ambition de la réalisatrice n’est pas de se substituer au travail des historiens mais de susciter la curiosité des spectateurs, de provoquer des questionnements et l’appétence d’en savoir plus, d’aller plus loin pour comprendre le passé et aussi le présent de la « Grande Ile rouge ». La parole est donnée aux Anciens. La réalisatrice et toute l’équipe du tournage ont emprunté les voies de chemin de fer, les routes, les pistes et les fleuves à la recherche des survivants. Son film suit avec précision la géographie des lieux de l’insurrection et de la répression faisant étape dans les villages où vivent les témoins. Dans la culture malgache il y a trois niveaux de conversation : l’échange, la connaissance et la sagesse. Marie-Clémence Paes a fait un film qui laissent parler les lionnes et les lions faisant entendre les voix de la sagesse.
« Je vais essayer de dire ce qui s’est passé, ne soyez pas étonnés s’il y a des choses qui m’échappent ou qui paraissent incohérentes. Je vais essayer de vous raconter l’histoire. Il y a des choses que je ne peux pas oublier »
Ainsi parle Martial Korambelo, vieil homme à la voix fatiguée par l’âge, traversée par une émotion contenue mais palpable, son chapeau de toile sur la tête, vêtu d’une belle chemise bleue. Son visage, filmé en gros plan hésite, ses yeux se détournent de l’œil de la caméra puis semblent s’accrocher aux membres de l’équipe de tournage dans le hors-champ pour puiser dans leur attente la force de dire, le courage de raconter ce qui fut. Insurgé, âgé de 22 ans en 1947, Korambelo dut payer de plus de huit ans et neuf mois de prison son engagement dans la rébellion. D’autres voix seront entendues, d’autres visages nous livreront l’histoire de leur vie, de leur résistance, de leur déchirement d’être métis en ces temps de troubles, des significations de leurs noms et prénoms, de la marque profonde d’avoir assisté le 5 mai 1947 au massacre par l’armée française de 165 otages enfermés dans des wagons plombés en gare de Moramanga. Bebe ny Dadoa, « La Mamie de Dadoa », cent-trois ans au moment du tournage en 2015, les tresses impeccablement nouées sur la tête, en lamba et corsage, prendra le temps de la remontée vers des souvenirs très précis pour dire l’histoire de la survie d’un bébé. Ses récits s’articuleront autour la responsabilité individuelle. Elle établira un parallèle entre l’engagement sur le terrain et celui posé en acte dans le bureau de vote. Parmi les témoins (le seul à ne pas être octogénaire) se glisse Rahaingoson Henri alias Di (mort en avril 2016). Ecrivain, enseignant-chercheur, défenseur de la langue malgache Di fut un ardent militant du polyglottisme. Il est l’auteur de la maxime : « Andrianiko ny teniko, ny an’ny hafa koa fehiziko » (« Ma langue, je la fais souveraine ; quant à celles d’autrui, je les maîtrise et les fais miennes aussi »). Di, en moins d’une minute expliquera par l’exemple, selon les modulations de son surnom au cours du temps, de ses expériences et de ses choix, le phénomène d’ «économie linguistique » avec l’humour dont sont capables les grands linguistes.
Mots d’insurgés et transmission
Les témoignages recueillis prennent plutôt le tour de conversations. L’Ancien parle à l’équipe de tournage, en présence d’un proche, un fils, une fille, un neveu, des petits-enfants insérés dans le cadre qui repose sur des plans serrés et des gros plans. C’est ainsi que s’opère la transmission de la mémoire en langue malgache, la transmission de la mémoire par les mots. Cinq d’entre eux jalonnent le film comme des amers : Tabataba (vacarme, rumeur, tumulte politique, insurrection de 1947) ; Vazahas (Européens, Français, Blancs) ; Mamaly (répondre, répliquer, se rebeller ; prendre les armes) ; Ady (discorde, conflit ; combat ; guerre) ; Ombiasa (savant ; devin, guérisseur) ; Miakatra (monter, se relever, se rendre). Sans oublier Fahavalo (le 8ème, l’ennemi, l’insurgé). Le lexique des lions doit être transmis, discuté et éclairer les jeunes générations. Le film et le cinéma établissent des liens privilégiés avec les cultures orales et leur richesse. La scène inaugurale de Fahavalo est une cérémonie/libation dans la forêt, lieu du refuge où l’on est à l’abri, où l’on échappe aux regards et aux armes, lieu de survie. Paul Moravelo, « Rapaoly », fahavalo et ombiasa, demande autorisation et protection aux ancêtres : « Ils sont venus, donnez-leur ce qu’ils cherchent ici. Ici, il y a tout ce que l’on chasse. Ici, il y a la clarté et l’obscurité. Protégez-les et donnez-leur ce qui est nécessaire. Voilà notre demande ». Les chamanes eurent un rôle important dans l’insurrection. Dépositaire de la science des religions ancestrales ils galvanisèrent les insurgés, organisèrent la consommation de la nourriture dans la forêt en s’appuyant sur les tabous alimentaires pour que les fahavalo fuyant la répression ne meurent pas tous de faim. Ils donnèrent aux insurgés armés de sagaies des potions, des talismans des bains rituels et aussi des formules dont « Rano ! rano ! rano ! » (Eau ! eau ! eau !) qui transformaient les balles en eau. Les ombiasa ont une pratique liée à la forêt dont ils connaissent les plantes et surtout leur nom qui dit leur fonction. En guise d’intimidation et de représailles à l’insurrection certains d’entre eux ne furent-ils pas jetés d’un avion dans la forêt pour démontrer aux réfugiés qu’ils n’avaient pas de pouvoirs ?. Le savoir ancestral des ombiasa qui tend à disparaître est une des éléments qui charpentent le film.
Musique, archives, peintures
Les sons (ceux de la forêt, de l’océan, des rails, du vent, des fleuves) sont des présences parfois discrètes, parfois très symboliques dans le film. La musique du compositeur malgache Régis Gizavo (l’un des vingt meilleurs accordéonistes du monde, mort le 17 juillet 2017 alors qu’il était sur scène en Corse) a la force d’un récit. Elle n’est pas comme l’a dit Marie-Clémence Paes « un sirop ajouté sur des émotions, elle n’est pas une illustration ». Elle participe au récit, elle raconte elle-aussi. Régis Gizavo est mort avant de mettre au point une musique définitive. Les maquettes qu’il a laissées ont été intégrées dans la bande son sans aucune forme de travail musical supplémentaire. D’une émotion remarquable cette musique donne aux archives, documents qui structurent le film tout en ajoutant un poids de réalité historique à ce qui est dit, une intensité rare. Ces archives sont des photos, des films, des enregistrements radiophoniques, des documents coloniaux administratifs. La relation qu’entretient la réalisatrice avec certaines d’entre elles sont de l’ordre de la magie, du merveilleux comme si elles lui avaient montré de la bienveillance. Par exemple des chutes de pellicules des années 40 achetées sur e-bay par un ami historien, conservées dans quelque grenier parental qui furent mises bout à bout par un travail de télécinéma en 2016. Des similitudes, des coïncidences avec les images du film tournées en 2015 ont alors sauté aux yeux. Ainsi la cinéaste s’est-elle aperçue que certains films d’archives avaient été tournés aux mêmes endroits que son propre film. Fahavalo met parfois en évidence un dialogue saisissant entre passé et présent de l’île. Le financement participatif a permis, entre autres à la production, d’acheter les droits décennaux d’archives filmées conservées à Londres, Paris, Marseille.
Grande est la richesse de ce film dont je n’ai dit que peu de chose. Grand est le désir de le revoir au cinéma, sur grand écran, tant certaines images laissent une empreinte, tant les voix, les visages, les rituels sont saisis dans leur vérité. Remarquables sont aussi les œuvres de Fofa Rabearivelo, artiste de la diaspora malgache qui a peint quatre tableaux à l’huile inspirés par Fahavalo dont l’affiche du film.
Avec Fahavalo, Madagascar 1947 Marie-Clémence Andriamonta-Paes («… fruit d’une histoire coloniale. Née d’une mère malgache et d’un père français,…métisse et mariée à un Brésilien…100% Malgache et 100% Française ») participe à la (re)-construction de la mémoire collective. Le film contribue aussi à la transmission d’un « héritage de l’oreille » fondé sur l’oralité qui permettra, peut-être, que les langues se dénouent dans les familles.
« Le film n’est pas là pour délivrer un message, mais pour engager l’autre à s’interroger, à poser des questions. En parler est important car la parole peut nous aider à surmonter le deuil. » (M.-C Paes, CinémAction, 163).
Que sont les mémoriaux sans les mots des rescapés ? Raharimanana écrit dans 47, Portraits d’insurgés : « Je viens sur les pans du silence que/pour un lambeau de mémoire et tisser/ A nouveau la parole qui relie, / Je viens juste pour un peu de mots/ Et des parts de présent, et des rêves de futur ».
La parole, les mots, les visages, les inflexions de voix accompagnées de gestes où s’incarnent aussi les souvenirs, toutes ces présences d’une grande dignité ont plus de force, selon moi, que le lyrisme, le dit d’un poète.
Le prochain film de Marie-Clémence Andriamonta-Paes s’attachera au sort, à l’errance des soldats malgaches sur les fronts européens pendant la Seconde Guerre mondiale. Peut-être, croisera-t-elle dans les images d’archives, le regard, la silhouette de son grand-père. Ne serait-il pas, d’ailleurs, le dédicataire de Fahavalo, Madagascar 1947 ?
Rappel
Fahavalo, Madagascar 1947 de Marie-Clémence Andriamonta-Paes 2018 -1h30 min – Production : Laterit Productions, Cobra Films, Silvão Produções Distribution : Laterit Productions Prix Doc du Monde au Festival des Films du monde de Montréal 2018
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