Éviction
de mathilde capone

Sortie en salles le mercredi 4 décembre 2024.

Éviction est un documentaire de mathilde capone (l’absence de majuscules est volontaire pour respecter la signature de mathilde), anthropologue de formation, qui nous immerge à Parthenais, coloc emblématique de la rue éponyme du quartier Hochelaga à Tiohtià:ke (nom autochtone de Montréal). Ce grand appartement a vu passer pendant plus de 13 ans un grand nombre d’habitant·e·s, et s’est transformé au fil des années et de l’évolution de ses résident·e·s. Parthenais a, en revanche, toujours été un lieu de fêtes et le foyer de réflexions politiques. Il était devenu, au moment de l’éviction, un lieu phare de la scène queer de la ville. Éviction est surtout un film collectif, un puzzle animé et vivant, qui tente de cristalliser dans ce film tourné en 10 jours et sans budget, un souvenir de ce refuge pour la communauté queer montréalaise à l’heure de la gentrification.

mathilde capone filme de l’intérieur : iel filme les siens, ses ami·e·s. Il existe dans Éviction un sentiment d’union qui ne peut pas se feindre. La caméra, témoin oculaire de ces derniers jours, est comme une colocataire de plus, invitant les spectateur·rice·s à partager le petit-déjeuner, le souper, à faire la fête, à se maquiller ou à se coiffer ensemble. Le film est rythmé par cette quotidienneté, dressant un portrait intime de ce lieu fédérateur. Chaque moment, même les entrevues, est saisi spontanément, accentuant d’autant plus cette sensation d’immersion dans le vivre-ensemble.

Photo du documentaire Éviction.
Éviction © mathilde capone.

Ces dernières années, Montréal vit une crise du logement importante, qui précarise de plus en plus ses habitant·e·s les plus vulnérables. La communauté au cœur du documentaire est évidemment touchée de plein fouet par les menaces du capitalisme, puisqu’elle évolue dans un monde qui lui est propre et aux antipodes d’une culture policée, hétéronormée. Dans un article publié dans Pivot, Judith Lefebvre explique par exemple :

« Depuis les années 2010 environ, on nous assène d’images d’une homosexualité normative, rangée et acceptable. Plus encore, on nous fait croire que la fin de l’homophobie (ça, c’est la légalisation du mariage gai) a fait de nous des jeunes professionnel·le·s urbain·e·s, globe trotters, éduqué·e·s et branché·e·s. À en croire l’univers fantasmatique de l’homosexualité commerciale, on habite tous·tes dans des condos avec notre famille nucléaire biraciale et on occupe des professions libérales et artistiques en vue et bien payées. » 

Judith Lefebvre, « Les gouines, les fifs et le droit de propriété », Pivot, 13 juin 2023, disponible ici

Une des grandes puissances d’Éviction est précisément la justesse de la représentation de la culture et des corps queer, loin des « homos gentrificateurs » comme le dit l’une des protagonistes du film, que le cinéma majoritaire ou les bénéficiaires du capitalisme rose mettent plutôt en avant. Le capitalisme rose est l’appropriation du mouvement et du discours de la communauté LGBTIQ+ (lesbienne, gay, bisexuelle, trans, intersexe, queer et autres) par le système de marché capitaliste. C’est un terme utilisé de manière critique (définition de economy-pedia.com). 

mathilde capone panse ainsi les blessures d’une communauté qui peine à se retrouver sur grand écran, et qui surtout comprend cette nécessité de se réunir comme le permettait Parthenais. Iel raconte :

« [La crise du logement] ce n’est pas juste une question de précarité économique. Oui, il y a de moins en moins d’espaces abordables, mais on perd également des espaces de transmission d’une culture, des espaces pour qu’une jeune génération puisse exister et se rencontrer. »

mathilde capone, cité·e dans «  À la mémoire d’une colocation queer évincée, rue Parthenais », Anaël Rolland-Balzon, Pivot, 21 novembre 2023, disponible ici

Dans un van aménagé pour recueillir des témoignages aux abords du party (anglicisme qui désigne la fête en québécois) inaugurant le film, un ancien occupant raconte : dans un lieu qui a connu tant de passages, de visages et de changements, Parthenais dépasse ses seul·e·s occupant·e·s. S’installer ou partir, c’est s’inscrire dans un réseau d’histoires étalées sur plus de dix ans. Mais perdre le lieu pour les besoins de la « rénoviction » (mot utilisé pour parler de l’éviction de locataires pour rénover le logement et le louer plus cher à de nouvelles personnes), c’est perdre cet héritage. Éviction raconte les conséquences du capitalisme sur les lieux alternatifs indispensables pour l’existence de communautés minoritaires. Il raconte aussi la résilience de ces figures qui traversent le film, qui malgré tout, nous font rire et sourire et créent de la magie dans ces moments de deuil. Le film commence notamment avec le « party de la dernière malchance » pour célébrer ici et ensemble une dernière fois. 

Photo du documentaire Éviction.
Éviction © mathilde capone.

Les locataires – actuel·le·s comme ancien·ne·s – partagent leurs souvenirs et sentiments, le joyeux chaos qui a existé entre ces murs. Le film mêle à ce présent habité par les souvenirs des bribes de vidéos de Chacha, Marine et toute la gang (anglicisme qui désigne la bande, le groupe, en québécois), tournées au portable. Des extraits de vie sans doute récents, qui deviennent sous nos yeux des archives. Éviction nous invite finalement à partager avec cette grande famille les derniers moments d’existence d’un grand lieu de rencontres et de partage, accomplissant une dernière fois, grâce au cinéma, sa mission.

mathilde capone le sait quand iel réalise son documentaire : iel connaît cette nostalgie des époques militantes révolues, des lieux disparus et le désir de se retrouver entouré·e de celleux qui comprennent ce désir. Être queer, c’est aussi devoir chercher pour trouver sa communauté. C’est ne pas nécessairement être compris·e, ne pas connaître l’histoire des gays, lesbiennes, bi, trans et autres personnes queer avant soi parce qu’elle n’est pas racontée à l’école, et qu’elle est souvent ignorée des familles hétéros. Les lieux comme Parthenais, pour tous·tes celleux qui partagent cette expérience, sont absolument indispensables pour l’existence des sous-cultures, pour le droit d’être différent·e, pour pouvoir être son soi le plus vrai.

Éviction de mathilde capone a été récompensé du Prix du public au RIDM (Rencontres internationales du documentaire à Montréal) où il a fait sa première mondiale en 2023 et le Prix Pierre-et-Yolande-Perrault aux Rendez-vous Québec Cinéma en 2024. Les 17 et 20 novembre derniers, il a également été projeté au festival Chéries-Chéris.

Blanche Devillers

Bande annonce

Rappel

Éviction – Réalisation : mathilde capone – 2024 – 1 h 12 – Production : mathilde capone – Distribution : Vues du Québec Distribution

Publié le 03/12/2024 - CC BY-SA 4.0

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