Entretien avec Harry Bos, programmateur cinéma à la Bpi

Harry Bos est un des trois programmateurs de La cinémathèque du documentaire à la Bibliothèque publique d’information. Il propose cet hiver au Centre Pompidou le cycle Denis Gheerbrant/ Marc Isaacs. Double rétrospective (7 janvier – 6 mars 2022).

Les deux réalisateurs Denis Gheerbrant et Marc Isaacs
Les deux réalisateurs Denis Gheerbrant et Marc Isaacs en salle le 23 janvier 2022 ©Hervé Veronese

Marc Isaacs est britannique, Denis Gheerbrant est français, ces deux cinéastes sont de générations différentes, comment en êtes-vous arrivé à rapprocher leurs filmographies ?

Plusieurs événements m’ont convaincu d’associer leurs œuvres. J’ai remarqué tout d’abord que les derniers films de Marc Isaacs et de Denis Gheerbrant ont été sélectionnés en compétition au Festival Cinéma du réel 2021. Je m’intéresse personnellement au travail de Marc Isaacs depuis ses débuts. J’étais au Festival du court métrage de Clermont-Ferrand quand son premier documentaire, Lift, a remporté le Prix spécial du Jury en 2002. Je savais aussi qu’un livre sur Denis Gheerbrant était en cours de préparation (Denis Gheerbrant et la vie, édité chez Warm) ainsi qu’un film (L’Espace devenait humain d’Adrien Faucheux). Quand on y regarde de plus près, il existe des liens entre leurs façons d’aborder le cinéma. Ils filment en général seuls, portent eux-mêmes la caméra et entretiennent un rapport extrêmement direct avec leurs personnages, des marginaux pour la plupart. Ces cinéastes se sont notamment intéressés à la question de l’émigration et à la situation des étrangers en France et au Royaume-Uni. Ils partagent également un discours sur la manière de concevoir des films documentaires, car ils ne sont ni l’un ni l’autre adeptes du style de cinéma direct américain que l’on surnomme « Fly-on-the-wall », dans lequel les cinéastes prétendent capter discrètement le réel tels des « mouches sur un mur ». Cette dimension est radicalement contestée par Isaacs et Gheerbrant. Ce dernier considère que la réalisation d’un film est un processus somme toute artificiel et ne prétend pas montrer la vie telle qu’elle est en dehors de la présence de la caméra. Il se situe ainsi plutôt dans la lignée de Johan van der Keuken et du cinéma-vérité de Jean Rouch. Isaacs est aussi assez interventionniste. Dans son premier film, The Lift, il se moque avec humour de ce dogme américain en filmant l’intrusion dans l’ascenseur d’une fausse mouche trouvée dans un magasin de farces et attrapes. Il souligne ainsi visuellement son positionnement en tant que cinéaste.

Enfin, comme le cycle d’hiver de la Cinémathèque du documentaire se déroule sur deux mois, j’ai demandé à Marc Isaacs et Denis Gheerbrant de « partager l’affiche ». Cela nous a permis d’organiser des temps de rencontre entre eux, notamment à la soirée d’ouverture à laquelle Marc n’a malheureusement pas pu assister. La rencontre a finalement eu lieu un peu plus tard, à l’occasion d’une carte blanche qui a permis aux deux cinéastes de confronter leur travail et leurs inspirations. J’ajoute que certains documentaires de Marc Isaacs sont projetés pour la première fois en France. Des films de Denis Gheerbrant sont aussi montrés en exclusivité. Certains ont été restaurés pour l’occasion et son tout premier film, Un printemps de square, a été remonté spécialement pour la séance d’ouverture de la rétrospective. Ce « premier et dernier film », comme Denis Gheerbrant s’amuse à l’appeler, était donc présenté en première mondiale le 7 janvier.

En quoi sont-ils différents ?

Denis Gheerbrant est un arpenteur de l’espace francophone et Marc de l’espace anglophone, notamment dans le secteur londonien. Leur style de cinéma diffère également, ce qui est intéressant car on ne peut pas les confondre. La narration de Denis n’est pas linéaire, contrairement à Marc Isaacs qui travaille davantage avec les conventions narratives classiques du film documentaire. Il y a enfin quelque chose de très manifeste dans l’univers d’Isaacs, c’est la dimension humoristique de ses films. La verve anglaise ajoute du piquant à ses portraits, qui sont empathiques mais jamais complaisants. Il lui arrive de taquiner ses personnages et de créer des situations assez cocasses.

Pouvez-vous conseiller aux spectateurs des séances à ne pas manquer ?

Pour commencer avec le cinéma de Marc Isaacs, je conseille la séance de courts métrages du jeudi 10 février. Avec The Lift, Touched by a murder et Outsiders, un film tourné en 2014 sur un foodtruck où l’on peut voir que le sujet du Brexit suscite déjà beaucoup de commentaires. Ce qui est intéressant et ironique dans ce film, c’est que Marc Isaacs filme des personnes face caméra en train de se plaindre de la présence des étrangers au Royaume-Uni ; en arrière-plan, il cadre des travailleurs immigrés qui sont en train de cultiver la terre dans un champ de choux. Le dernier film de cette séance est un montage de rushes tournés au Bangladesh. Dans ces notes cinématographiques, Isaacs filme des paysans extrêmement pauvres vivant dans des zones inondées pendant la mousson. L’une des femmes filmées lui lance que les étrangers sont là quand il fait beau, mais pas quand il se met à pleuvoir. Alors que fait Marc Isaacs ? Il reste, transformant le geste cinématographique en geste humanitaire, car il montre sans filtre la vie très dure des paysans bangladais pendant la montée des eaux.

Autre temps fort, les séances des 18 et 19 février où l’on montre les deux films tournés au Rwanda par Denis Gheerbrant 10 ans après les événements tragiques de 1994. Il suit une femme qui a perdu toute sa famille, ainsi qu’un orphelinat où les enfants essaient de construire leur vie. C’est bouleversant, les blessures sont loin d’être refermées. Plus de dix ans après, les communautés Hutu et Tutsi vivent certes côte-à-côte, mais pas ensemble.

Enfin, les samedi 5 et dimanche 6 mars, Denis Gheerbrant revient pour accompagner ses films Mallé en son exil et Avant que le ciel n’apparaisse, ce dernier avec sa coréalisatrice Lina Tsrimova.

Le film Avant que le ciel n’apparaisse est justement à découvrir sur la plateforme Les yeux doc. C’est le tout premier documentaire de Denis Gheerbrant en co-réalisation. Ce film peut d’ailleurs sembler assez différent de ses autres documentaires, pouvez-vous nous parler un peu de la place qu’il occupe au sein de son œuvre ?

Il est effectivement vrai que Denis ne dialogue pas dans ce film avec ses personnages comme dans ses précédents documentaires. Cela vient simplement du fait que le film est situé dans le Caucase, dans une ancienne république soviétique opprimée où des personnes redécouvrent leur culture. Denis Gheerbrant ne connaît pas leur langue. Il a comme guide et interprète Lina Tsrimova, la fille du personnage principal du film, le peintre Rouslan Tsrimov. Malgré la barrière de la langue, le réalisateur capte les émotions des personnages, notamment à travers les scènes de chants et de danse et on reconnaît bien là sa signature. On peut donc trouver le film un peu atypique, mais il faut dire que depuis Avant que le ciel n’apparaisse, Lina et Denis ont tourné un nouveau film ensemble. Il ne s’agit donc pas d’un accident de parcours, mais plutôt d’une évolution dans le travail du réalisateur. Je trouve qu’il est encourageant de voir qu’une personne connue depuis les années 1970 en tant que photographe et depuis 1980 en tant que cinéaste puisse donner une nouvelle dimension à son travail.

Avec The filmmaker’s House, Marc Isaacs prend également un virage singulier. Les situations de ce documentaire sont en grande partie scénarisées, était-ce une dimension déjà présente dans son œuvre ?

Tout à fait, Marc Isaacs manipule déjà le réel dans ses précédents films. Il lui est arrivé de mettre en scène des situations imaginaires et de rassembler des gens qui n’auraient pas dû se rencontrer. Par exemple, dans All White in Barking, il organise un repas entre une famille blanche, disons plutôt raciste, et une famille des Caraïbes. On peut déjà parler dans ces films d’une certaine mise en scène. Mais c‘est un processus qu’il amplifie dans The Filmmaker’s House. Je crois que ce film est surtout un cri d’alarme sur la situation très difficile du cinéma documentaire aujourd’hui en Grande-Bretagne. Marc Isaacs ne veut pas se conformer à ce que les producteurs et financeurs lui demandent, à savoir, des histoires de meurtres et un certain sensationnalisme. Cette mise en scène témoigne de l’opposition d’un réalisateur à toute forme de limitation de sa liberté de créer.

Pour les spectateurs qui ne pourraient se rendre aux projections à Paris, comment suivre cette rétrospective malgré tout ?

Des films du cycle vont être programmés dans le réseau de La cinémathèque du documentaire et, espérons-le, ces films seront montrés par ailleurs sur différentes plateformes, telles que Les yeux doc. Une rencontre avec Denis Gheerbrant a été filmée pour accompagner la diffusion des films et notre partenaire média, Ciné +, présentera bientôt un hommage à Denis Gheerbrant sur ses chaînes de télévision.

En savoir plus sur le réseau de la cinémathèque documentaire et voir des films près de chez soi :

https://cinematheque-documentaire.org/programme/cycles/denis-gheerbrant-et-marc-isaacs-double-retrospective

À lire, sur Balises :

https://balises.bpi.fr/dossier/isaacs/

https://balises.bpi.fr/dossier/gheerbrant/

À écouter, l’interview de Denis Gheerbrant dans l’émission Par les temps qui courent sur France culture :

https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/denis-gheerbrant-cineaste

Publié le 04/02/2022 - CC BY-SA 4.0

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