Appartient au dossier : Bibliothèques et démocratie
Culture du débat d’idées : quelle contribution des bibliothèques à la démocratie ?
retour sur le congrès de l’ABD 2025
Compte rendu de la table ronde « Culture du débat d’idées, exercice des droits culturels et fabrique des imaginaires : quelle contribution des bibliothèques à la démocratie et au vivre ensemble ? » qui s’est tenue le 23 septembre 2025 lors du congrès annuel de l’Association des bibliothécaires départementaux (ABD).

Parmi les temps forts de ce riche congrès 2025 de l’Association des bibliothécaires départementaux, la table ronde « Culture du débat d’idées, exercice des droits culturels et fabrique des imaginaires : quelle contribution des bibliothèques à la démocratie et au vivre ensemble ? » a été particulièrement inspirante.
Animée par Luce Perez-Tejedor, directrice de la bibliothèque des Côtes d’Armor, cette table ronde a permis d’aborder des exemples concrets de mise en œuvre des conditions du débat, en bibliothèque municipale et départementale, et en même temps d’apporter des éléments de cadre général pour offrir une vision panoramique et nourrir la réflexion de chacun. Autour de la table : Malik Diallo, directeur des bibliothèques de Rennes, Arnaud Le Mappian, directeur des bibliothèques de Montreuil, Philippe Marcerou, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche et Valérie Petit, responsable du développement culturel à la médiathèque départementale de Seine-et-Marne.
Comme l’a rappelé en introduction Luce Perez-Tejedor, la culture du débat semble aujourd’hui menacée, dans une société polarisée où la saturation de l’information tend paradoxalement à disqualifier l’information. Les bibliothèques ont, plus que jamais, besoin d’outils pour préserver un espace de discussion auquel peuvent prendre part des individus et des collectifs aux opinions divergentes.
Une position déontologique inédite pour les bibliothécaires
Philippe Marcerou rappelle que la pratique du débat contradictoire n’a jamais été aussi nécessaire et que l’on voit émerger un conflit au sein de la position du bibliothécaire entre neutralité et engagement. Un rapport de l’Inspection générale va paraître sur « éthique et déontologie des métiers des bibliothèques », où la notion de neutralité, vue comme une distance égale de tous les points de vue, sera centrale.
Des limitations bien réelles à cette neutralité existent toutefois : l’autocensure, les moyens alloués à la bibliothèque, le contexte, la taille de la collectivité, les pressions exercées par des groupes de citoyens ou des élus… Les pressions d’élus sont de moins en moins courantes sur les acquisitions, en revanche, elles sont fréquentes sur l’action culturelle, avec l’imposition ou le retrait de certains intervenants par des mairies. Et la restriction essentielle à cette neutralité, qui est la légalité : « ne jamais laisser passer une incitation à une -phobie ou à un anti-…, qui ne sont pas des opinions légales. »
L’inspection a identifié 11 sujets sensibles sur la question du pluralisme : religion, opinions politiques, philosophie, droit des femmes, question des minorités, poésie, art contemporain (deux éléments où l’auto-édition est particulièrement présente), histoire locale, jeunesse, santé et bien-être, sciences et para-sciences. C’est autour de ces questions qu’existent les zones de risque liées au pluralisme et sur lesquelles doit se centrer prioritairement l’action des bibliothèques en termes d’EMI.
Montreuil, Rennes, Seine-et-Marne : des exemples pour créer les conditions du débat
Depuis plus de 15 ans, les bibliothèques de Montreuil mettent particulièrement l’accent sur le public adolescent, avec des projets où le débat est moteur. Le pôle Ados, doté de 30 000 euros, travaille en partenariat étroit avec l’Éducation nationale. Parmi les projets mis en place, « Et moi, qu’est-ce que j’en pense » propose chaque année à deux classes de participer à la construction d’une émission de télévision. De la conception à l’animation, les ados prennent tout en charge, et apprennent notamment à se positionner dans un débat en ayant la bonne posture. Le projet « Au cœur de la justice », en partenariat avec le Tribunal de Bobigny, reconstruit un procès au pénal où les élèves jouent tous les rôles.

Rennes, de son côté, expérimente différents formats mais souhaite, avant même l’organisation de débats, créer les conditions du débat : être capable de faire se rencontrer des gens différents, proposer des ressources fiables et plurielles, offrir des outils à la prise de parole (travail autour des langues, sur la prise de parole en public, etc.). À partir de là, la bibliothèque organise des rencontres classiques, mais peut proposer le choix des sujets et la modération à des non-professionnels, comme sur le festival « Nos futurs ». Elle organise aussi un « Café des idées » où une personnalité extérieure vient introduire un sujet devant un petit groupe qui discute du sujet, l’animateur étant surtout là pour faciliter l’échange de parole. Un nouveau format va être lancé en octobre, « L’info de vive voix ». Il s’agit d’un travail sur deux séquences animé par une journaliste, avec une sélection de contenus dans la presse, pour revenir à l’une des missions de base, qui est d’informer, puis dans un second temps, un échange pour analyser la manière dont on est entrée dans telle information, par quel biais, etc.
La Bibliothèque de Seine-et-Marne apporte un contrepoint intéressant. Dans la mouvance de Nuits debout en 2016, la bibliothèque s’est intéressée aux « Anarchives de la révolte » au Centre Pompidou, où des citoyens venaient témoigner d’un film, d’un livre, d’une musique, qui les avait poussés à se révolter. Elle a élaboré un kit inspiré de ce dispositif pour organiser des débats, dans l’idée que des usagers ou des collectifs s’en emparent et proposent des sujets, avec un plateau qui pouvait servir de lieu d’archives, d’impression d’affiches et de slogan, d’enregistrement… Ce kit a été beaucoup emprunté « mais pas pour les bonnes raisons » : il était très esthétique et servait à mettre en valeur des collections. La bibliothèque départementale a décidé de faire autrement, en mettant l’accent sur l’EMI.
La période Covid a été un déclencheur pour apprendre à se méfier des flux d’informations scientifiques. Toute l’équipe de la BD a été formée aux enjeux de l’EMI avec l’association Savoir devenir et en a retenu que, si on déconstruit, il faut ensuite reconstruire pour redonner confiance, notamment dans le savoir scientifique. Elle a conçu un cycle scientifique autour de la notion de fabrique de l’ignorance : un scientifique est invité à donner une conférence auprès de collégiens, suite à laquelle un dessinateur en résidence fabrique une bande dessinée avec les élèves sur cette notion d’ignorance. Elle a également lancé un café des sciences, dans l’idée de redonner la parole aux usagers. Le public choisit un sujet puis les bibliothécaires cherchent le scientifique approprié et un petit groupe (10-15 personnes) vient lui poser des questions.
Comment équiper les professionnels et comment aborder les sujets sensibles ?
Les réponses sont différentes et complémentaires. Pour Arnaud Le Mappian, il s’agit d’être accompagné. Il est important d’être plusieurs pour modérer, avec les classes notamment, et de se former. Une quinzaine de personnes de l’équipe de Montreuil a été formée par l’association Bibliothèques en Seine Saint-Denis sur la modération de débats.

La BD de Seine-et-Marne a mis en place des ateliers d’arpentage. Il s’agit d’une pratique née au 19ème siècle et issue de l’éducation populaire, qui consiste à s’approprier un texte collectivement : un animateur déchire des parties égales d’un livre qu’il distribue aux participants, qui n’ont pas lu le livre avant. Après un temps de lecture individuelle, l’animateur pose des questions et chacun partage ce qu’il a découvert, avant de repartir dans la lecture. Cela permet d’avoir une approche non-surplombante, en co-construction. Tout le monde est au même niveau et on ne fait pas appel au capital culturel réel ou supposé de chacun.
Les bibliothèques de Montreuil se sont aussi formées à l’arpentage avec l’association Littérature, etc, et ont utilisé pour la première fois cette méthode récemment, autour du livre Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, avec une douzaine de participants. La technique du débat mouvant a été utilisée avec des adolescents pour aborder le conflit israélo-palestinien.
À Rennes, cela passe par un travail de formalisation de la politique de programmation : qui programme, et dans quelles conditions ? Il est notamment important de formaliser le fait que le choix des sujets ne soit pas opéré par des professionnels, même si les instances politiques en sont informées. La militance peut être accueillie mais elle doit être formalisée.
D’autres aspects ont été abordés au cours de cette table ronde, comme la question des profils de poste (les bibliothèques de Montreuil ont notamment intégré des journalistes à l’équipe et une charte est en cours d’élaboration pour davantage de mixité dans les recrutements). La question de l’imaginaire est également centrale : la littérature est un outil de décentrement puissant, qui permet de faire l’expérience intime de la contradiction… Mais l’une des conclusions de cette table ronde est peut-être, en plus de tout ce qu’il est possible de mettre en œuvre, ce que la bibliothèque permet intrinsèquement : « notre force est de pouvoir créer des petits formats de convivialité », ainsi que les appelle Malik Diallo, à l’échelle de 10, 20 personnes, la base pour créer de bonnes conditions de débat et d’écoute.
Publié le 25/09/2025 - CC BY-SA 4.0