Au cœur des volcans : requiem pour Katia et Maurice Krafft
de Werner Herzog, à partir du fonds d’archives d’images fixes et animées Katia et Maurice Krafft – Dumont

Sortie en salles le mercredi 18 décembre 2024.

Werner Herzog rend hommage aux images tournées par le couple de volcanologues Katia (1942-1991) et Maurice Krafft (1946-1991), tous les deux emportés par une nuée ardente sur les pentes du Mont Unzen, au Japon, le 3 juin 1991.

Photo du documentaire Au cœur du volcan.
Maurice et Katia Krafft, photo retouchée B.K. © Maurice & Katia Krafft – Dumont

« L’effondrement de l’univers stellaire se produira – comme la création – dans une splendeur grandiose. »

(Blaise Pascal, apocryphe voire citation falsifiée de Werner Herzog in Lessons of Darkness

Herzog et les volcans

« Un volcan, c’est une  » bête géologique « . On l’observe un certain temps de loin, on guette sa colère, on estime son rythme… Et puis… on se décide, on se lance ! »

Maurice Krafft, 1979

Herzog, enfant et homme des hautes montagnes bavaroises qui, dans sa jeunesse, pratiqua le saut à ski et filma Reinhold Messner dans l’Himalaya (Gasherbrum, la montagne lumineuse), s’intéresse aux puissances dévastatrices de la nature depuis longtemps.

En 2016, sort sur Netflix Au fin fond de la fournaise. Quête à la fois scientifique et mystique, ce film propose des images stupéfiantes d’explosions volcaniques et recueille la parole et les croyances d’autochtones. Une séquence du film est consacrée à Katia et Maurice Krafft.

D’une séquence de 3 minutes à un film de 1 h 24 min

Ces trois minutes ne satisfirent sans doute pas Herzog. Peut-être, à l’époque, il n’avait pas encore eu accès aux 800 bobines de film emmagasinées par la caméra 16 mm de Maurice et aux plus de 300 000 photos sous forme de diapositives prises par Katia avec son appareil argentique. Ce fonds d’archives Krafft fut confié par Bertrand Krafft (frère de Maurice) en 2003 à Image’Est à Nancy, association de conservation du patrimoine cinématographique et audiovisuel.

Image’Est, dans les années 2020, fut contacté par Ina Fichman, productrice du film Fire of Love de la cinéaste Sara Dosa, documentaire virtuose sur les Krafft (sorti en salles en France en 2022 et nominé aux Oscars en 2023) qui pose un regard amoureux sur leur couple fusionnel et leur passion pour les volcans. À cette occasion, 150 heures de rushes originaux furent restaurées et numérisées.

Herzog s’est plongé dans une documentation-fleuve pour son film. Il a puisé dans ce fonds remarquable d’images fixes et surtout d’images animées scannées et remasterisées en 4K, technologie numérique de pointe.

Un récit, une voix off et de la musique

« Je suis un conteur, et en tant que conteur je ressens une onde de choc en moi quand je suis confronté à une histoire de grande ampleur. Le film sur les Krafft entre dans cette même catégorie. »

Werner Herzog

Herzog construit son film en empruntant les images des films de Maurice Krafft qu’il monte et orchestre. Il les commente en voix off en anglais. Il est l’auteur de deux très courtes séquences : vues de deux villages alsaciens entourés de vignobles, lieux de naissance de Katia et de Maurice et plan sur le caveau des Conrad (famille de Katia) où reposent leurs cendres.

Herzog élabore un récit cyclique avec prologue et épilogue partant de l’arrivée des Krafft (le 30 mai 1991) au Mont Unzen, trois jours avant la catastrophe, pour y revenir au moment de leur disparition ainsi que de celle de leur ami, volcanologue et compagnon de route, Harry Glicken.

Quarante autres personnes, journalistes, photographes, cameramen, présents sur les lieux ce jour-là, périrent également. Entre ces deux séquences va se développer la quête scientifique, cinématographique et humaniste de Katia et Maurice, depuis leur rencontre en 1966 jusqu’à leur mort le 3 juin 1991, emportés dans une gigantesque coulée pyroclastique. Les premières années sont marquées par des tâtonnements : ils sont plus chercheurs que preneurs d’images. Selon Herzog, une bascule s’opère en 1973, en Islande, sur l’île de Heimaey, où Maurice capture « une apocalypse jamais filmée ». Herzog d’ajouter :

« À voir Maurice contempler l’éruption, il semble que nous assistions à plus qu’un simple événement volcanique. Un feu intérieur (fire within) a pris possession de lui. Il en est certainement de même pour Katia, comme elle l’exprimera très clairement dans une interview : « Je ne peux pas vivre sans les volcans ». »

Werner Herzog
Photo du documentaire Au cœur du volcan.
Éruption du mont Saint Helens © Maurice & Katia Krafft – Dumont

Deux catastrophes, celle du Mont Saint Helens (État de Washington) en 1980 avec son glissement de terrain le plus important de l’histoire et surtout l’éruption du Nevado del Ruiz, en Colombie en 1985 vont montrer la double tension du travail de passeurs de sciences des Krafft. La passion en marche des Krafft, fascinés par la magnificence et les mystères des entrailles de la terre, nous offre des images à la beauté hypnotique.

L’humanisme des Krafft qui, détournant leur regard des volcans, vont saisir la souffrance des survivants dans des paysages dévastés, sous des mètres d’épaisseur de cendres, de poussières envahissantes. Cherchant à attirer les médias sur la dangerosité des volcans et l’absolue nécessité de politiques de prévention des autorités locales, Katia et Maurice se confronteront de plus en plus au danger, vivant chaque expédition toujours plus au bord de l’abîme (Herzog montre, images à l’appui, qu’ils échappèrent plusieurs fois à la mort).

« J’ai la sensation que les Krafft préparaient un grand film sur la création en action. Ils n’ont juste pas eu le temps de le monter. »

Werner Herzog

Cette réflexion de Herzog accompagne les images entre feu/lave et eau/mer d’Hawaï où les Krafft avaient acheté un petit terrain pour y vivre leur vieillesse. Pour Katia et Maurice, s’asseoir au plus près d’un cratère en activité, la nuit, était comme être témoins de « la Genèse, … voir le début du monde se faire ». Cette « création » en action, ce sont les coulées de lave, l’activité à l’intérieur des cratères, le signe de la tectonique des plaques. Elle est indissociable de la désolation, de la violence destructrice, du chaos que les éruptions volcaniques sèment sur leur passage.

« La transformation du monde en musique » (Werner Herzog)

Refusant le cinéma vérité qu’il a « toujours détesté », Herzog utilise la voix off. Son timbre caverneux occupe une très grande partie de l’espace sonore du film.

Les voix de Katia et Maurice sont absentes ou presque : quelques impressions échangées en anglais face au Unzen. On peut regretter que Herzog n’ait pas mis en valeur les timbres, les voix, les mots ou expressions des Krafft qui se définissaient comme des « volcanologues errants ». Herzog prend en charge tout le récit, décrit, explique, commente, contextualise, interprète, donne sa lecture des images.

Sa voix, grave, sépulcrale, est soutenue par des musiques qui soulignent l’omniprésence du danger, de la mort. Parfois, Herzog n’ayant plus de mots, se tait. Il laisse les musiques se déployer là où sa parole de conteur est impuissante. Ce sont alors ou des musiques additionnelles de compositeurs qui reviennent souvent dans ses œuvres, ou celle créée par Ernst Reijseger (artiste associé depuis longtemps à ses documentaires), qui se font entendre en harmonie avec les images. Le travail de Reijseger est souvent associé aux images de mort et de dévastation où résonne le bruit monstrueux des éruptions enregistré par Katia sur de nombreuses bandes magnétiques. Le requiem de Gabriel Fauré, celui de Verdi, le Christe Eleison de Bach et le Liebestod de Wagner, soulignent l’étrange, la fascinante beauté, le merveilleux, le terrible, le caractère inédit des images, voire le sacré de l’hommage de Herzog. Ana Gabriel, star de la chanson populaire mexicaine enveloppe de sa voix puissante deux séquences (que Herzog rapproche d’un « western spaghetti ») où il salue la vida pura, la vie brute, intense, authentique, pleine de sens et d’épreuves physiques de Katia et Maurice (qualifiés d’artistes par le cinéaste) qui ne firent qu’un dans leur passion et qui, ensemble, moururent. Katia (moins casse-cou ?) voulait quitter le Japon pour aller surveiller le Pinatubo aux Philippines dont l’éruption massive survint le 15 juin 1991.

« La vérité que je recherche au cinéma est d’ordre poétique, extatique » (Werner Herzog)

Photo du documentaire Au cœur du volcan.
Maurice Krafft © Maurice & Katia Krafft – Dumont

Herzog, lecteur des signes des forces supérieures, n’a pas voulu faire un film biographique. Il est le réalisateur, the director, celui qui donne la direction, qui dirige, qui mène, le chef d’orchestre, d’un requiem, d’une prière, d’une messe chantée qui implore le repos éternel pour ses destinataires Katia et Maurice, couple devenu mythique de la volcanologie.

Trente ans après leur disparition, Herzog entend raviver et préserver la mémoire de leur travail de passeurs de sciences et surtout la mémoire de leurs images qu’il érige en visions, en illuminations. Herzog fait-il œuvre de transmission patrimoniale empreinte de religiosité ?

Grâce à des plans et à des séquences d’une beauté magnétique et tragique, la vérité physique, géologique, tellurique du monde va s’imprimer sur nos rétines tels les chefs d’œuvre des maîtres anciens, telles les empreintes prodigieuses des mains négatives des créateur·ice·s anonymes des représentations peintes ou gravées des voussures fascinantes des grottes de l’art pariétal.

Les bobines de 16 mm restaurées numériquement en 4K, le travail d’écriture et le matériau sonore du film cherchent à sublimer ce que les yeux voient, ce que le cerveau peut retenir. Par moments, comme la séquence de l’éruption grandiose en Islande, celle des fleuves, des torrents dantesques de lave à Hawaï ou celle de son tourbillon dans l’épilogue du film, par moments, oui, une vérité poétique, une vérité extatique se manifeste.

D’autres images, toutes aussi transparentes, beaucoup plus humbles et vibrantes de la fragilité des êtres vivants, resteront gravées dans ma mémoire : l’extrait du film de famille en super 8 qui capte la lumière dans le sourire du jeune Maurice, à 7 ans, lors de l’ascension du Stromboli, le plan du petit singe qui cherche des poux dans sa chevelure de volcanologue au repos, la main de Katia qui, avec délicatesse, ramasse un serpenteau pétrifié dans une pente de cendres, le gamin d’Armero, rescapé de la catastrophe, qui façonne de ses mains un volcan miniature de poussières et souffle dans une paille pour en mimer l’explosion.

Isabelle Grimaud

Bande annonce

Rappel

Au cœur des volcans : requiem pour Katia et Maurice Krafft – Réalisation : Werner Herzog, à partir du fonds d’archives d’images fixes et animées de Katia et Maurice Krafft – 2022 – 1 h 24 min – couleur – Production : Bonne Pioche, Alexandre Soullier, Brian Leith Productions, Mandy Leith, Pete Lown, Titan Films, Julien Dumont, ARTE France. Avec le soutien de la PROCIREP et de l’ANGOA – Distribution : Potemkine – Titre original : The Fire Within : a Requiem for Katia et Maurice Krafft

Publié le 19/12/2024 - CC BY-SA 4.0

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