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Tinselwood, forêt de la mémoire

Marie Voignier construit, film après film, une œuvre exigeante qui interroge à la fois le présent et les silences de l’histoire. En 2018, elle fait partie des quatre artistes nommés pour le prix Marcel Duchamp, et expose Tinselwood, une forêt au Centre Pompidou du 10 octobre au 31 décembre 2018.

Avec Tinselwood, une forêt, Marie Voignier revient dans le sud-est du Cameroun où elle avait déjà tourné en 2011 L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé qui suivait, plusieurs semaines durant,  un crytozoologue à la recherche d’un animal inconnu de la zoologie, vu et dessiné par quelques Baka, des Pygmées de la région. Tinselwood s’intéresse de nouveau à cette partie reculée du continent africain où règne la forêt tropicale et à ceux qui y vivent et en vivent.

Une installation

L’œuvre de Marie Voignier fut d’abord une installation exposée sous le titre Vert Monument à la Galerie Marcelle Alix en 2017. Elle s’organisait autour de trois mouvements : un livre, La Piste rouge, le film Tinselwood et le court-métrage, Je Waka (Je filme), réalisé par Noël Pial, assistant-réalisateur de Tinselwood, originaire et habitant de cette lointaine contrée reculée. Cet ensemble constitue un édifice vivant dont la forêt primaire est un personnage principal.

La Piste rouge est un travail anthropologique qui regroupe des entretiens avec des témoins de l’histoire de cette région et des extraits de débats parlementaires français et africains du début des années cinquante autour du projet de loi pour un code du travail dans les territoires d’outre-mer. Les témoignages permettent de mettre au jour des souvenirs de l’occupation coloniale, l’importance de la sorcellerie et ses rapports avec l’évangélisation, l’empreinte des indépendantistes de l’UPC (Union des Populations du Cameroun).
La violence de la colonisation française trouve son point d’orgue dans la construction de l’axe de communication, la piste rouge, unique artère de terre qui semble suivre le cours du fleuve Boumba jusqu’à la frontière avec la République démocratique du Congo. Ses 223 kilomètres défrichés à mains d’hommes sont le résultat du travail forcé pratiqué par l’administration coloniale française jusqu’au début des années cinquante. Cette piste est rouge par sa couleur intense qui contraste avec le vert de la forêt mais aussi, peut-être, par le sang versé de ceux qui l’ont dessinée avec leur corps pour outil de travail.
En écoutant parler les témoins ou leurs descendants, Marie Voignier est saisie par l’importance des conséquences de l’histoire dans leur vie quotidienne et décide de faire un film ancré dans le présent de cette région d’Afrique. La matière filmique de Marie Voignier dans Tinselwood travaille donc le présent et le paysage. Les souvenirs relatés dans La Piste rouge ont servi à choisir des lieux précis de tournage tandis que les activités humaines en lien avec la forêt « incarnent physiquement la survivance du passé ». Ainsi Tinselwood dépasse-t-il le cadre du film documentaire pour devenir une archive où s’aimantent histoire, passé et présent.

Deux hommes accroupis dans une rivière
Tinselwood, une forêt © Les Films du bilboquet

Un paysage-monument

La densité, la couleur envahissante, la luxuriance, l’omniprésence et la magnificence de la forêt fascinent. C’est en elle que s’inscrivent l’histoire et le mouvement de la vie de chacun. La première séquence du film est la construction d’un piège à singes en son sein. Avec, pour seul outil la machette, un jeune homme est  filmé au plus près de sa concentration avec de splendides gros plans sur ses mains au travail. La forêt est le lieu d’un savoir ancestral. Vers le milieu du film une autre séquence, plus mystérieuse, montre la fabrication rituelle, symbolique et silencieuse, avec feuilles et algues, d’une pirogue ou d’un avion miniature pouvant peut-être effectuer quelque voyage mystique.

L’abondance des ressources naturelles de la forêt (caoutchouc, bois exotiques) est aussi la pierre angulaire de l’exploitation des habitants de la région. Les séquences du film se déclinent donc selon les activités humaines articulées à la forêt ou à la rivière : le ramassage du sable, la culture du cacao, la recherche de l’or, des diamants, du mercure, la sorcellerie, le bois, son abattage, son marquage, son transport sur la piste rouge et sa poussière dense qui se dépose sur tout, pénètre partout.
Le paysage est à la fois ressource spoliée, moyen de survie, espace de mythes. Il est essentiel. Les corps s’inscrivent modestement dans son immensité ou sont au cœur d’un de ses fragments. Les corps parlent aussi du recours nécessaire, obligatoire aux antalgiques opioïdes, tramol et  tramadol, pour supporter les douleurs des travaux de portage, recours qui devient au fil du temps addiction.   

La présence physique de la forêt  se manifeste aussi dans tous les bruits qui en émanent : bruits de la nature, musique de la jungle avec les cris d’oiseaux et d’animaux, craquement des arbres gigantesques abattus ; bruits humains (le vrombissement assourdissant des tronçonneuses, des motos et des camions sur la piste) ; tout un univers sonore où se déploie la « collision entre l’organique et le mécanique ». La musique des voix est elle aussi au rendez-vous : différentes langues locales, le baka, le bangando, le bakwélé se côtoient avec parfois le français comme un intrus.

Une énigme

Tinselwood, une forêt, œuvre qui peut s’inscrire dans le champ des études postcoloniales, garde encore bien des mystères. Marie Voignier, en témoin modeste, n’intervient jamais directement dans le film. Sa présence se signale par le choix du cadre, des plans et de leur longueur, par le montage qui fait se correspondre, se répondre des séquences (l’abattage d’un arbre de la forêt, son écrasement au sol et la plantation d’une jeune et frêle pousse de cacaotier ; les gestes d’un sorcier et ceux de chercheurs d’or). La camera donnée à Noël Pial démontre une volonté de s’effacer tout en conjuguant les regards. Quant au récit, il se déploie selon le point de vue des habitants. 

Un trouble, cependant, déstabilise quelque peu le spectateur : pourquoi ce titre ? Pourquoi  Tinselwood ? Est-ce le nom en langue locale de cette forêt des confins traduit en allemand/anglais ? Ce mot est absent des pages et des transcriptions de La Piste rouge. Il n’est, apparemment, pas usité en géographie pour qualifier la forêt primaire du Sud-est du Cameroun. Adjectif, « tinsel » signifie clinquant en anglais comme en allemand. Ce peut être aussi la guirlande, parfois le lien. La forêt fait lien entre tout et tous. Les guirlandes lumineuses alimentées par un groupe électrogène sont, avec la télé qui déverse ses images de flux, les éléments électriques qui signalent le seul et unique bar de cette zone tenu par Noël Pial.
Quant au clinquant, que regroupe-t-il ? Correspond-il à l’or et aux diamants laissés par les Allemands après la première guerre mondiale dans ce « cimetière » de pierres, trésor très présent dans l’imaginaire collectif et qui, peut-être, ne correspond pas ou plus à une réalité ? Tinselwood, miroir aux alouettes ?

Publié le 22/10/2018 - CC BY-NC-SA 4.0

Sélection de références

Le Prix Marcel Duchamp au Centre Pompidou

Le Prix Marcel Duchamp au Centre Pompidou

Les quatre finalistes du prix Marcel Duchamp 2018, Mohamed Bourouissa, Clément Cogitore, Thu-Van Tran et Marie Voignier, sont invités par le Centre Pompidou à exposer dans la Galerie 4 du Centre, du 10 octobre au 31 décembre 2018.
L’interview de Marie Voignier pour le Centre Pompidou (1’43 »)

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