Interview

Johan van der Keuken, par Annick Peigné-Giuly
Conter une fable

Cinéma

Tournage de Beepie © coll Eye Filmmuseum Amsterdam, N. van der Lely

Annick Peigné-Giuly est l’actuelle présidente de l’association Documentaire sur grand écran, qui vise à promouvoir la distribution cinématographique des documentaires de création. Elle a assuré la sortie française de nombreuses œuvres de Johan van der Keuken. Elle évoque son film L’Œil au-dessus du puits, et souligne la manière dont le cinéaste y façonne une matière filmique foisonnante.

photographie du tournage de Beepie de Johan van der Keuken
Tournage de Beepie © coll Eye Filmmuseum Amsterdam, N. van der Lely

À trente ans de distance, deux cinéastes filment leur voyage en Inde : Roberto Rossellini, en 1957, dans India, Matri Bhumi, et Johan van der Keuken, en 1988, dans L’Œil au-dessus du puits. Le contexte n’est pas le même, ni la place de l’œuvre dans la filmographie de chacun, néanmoins il y a dans ces deux films-voyages un même rapport au réel, un même désir de démythification de l’Inde, un mélange similaire d’attirance et d’éloignement envers cet ailleurs fascinant. Roberto Rossellini s’est défendu d’avoir fait dans ce film une « belle image » ; Johan van der Keuken a, lui, « trébuché sur la réalité ».

Doucement ironique, India, Matri Bhumi s’ouvre par un commentaire au didactisme ouvertement télévisuel, qui s’atténuera ensuite. Des images de carte postale illustrent le propos. L’Œil au-dessus du puits s’ouvre avec la voix de Johan van der Keuken contant une fable que l’on suppose indienne : « Un homme, poursuivi par un tigre, grimpe à un arbre. La branche à laquelle il est accroché plie dangereusement au-dessus d’un puits asséché. Des souris rongent la branche. Au-dessous de lui, dans le puits, il voit un tas de serpents grouillants. Un brin d’herbe pousse sur la paroi du puits. Au bout du brin d’herbe, il y a une goutte de miel. Il lèche le miel : cela se passe dans un monde rêvé, qui se répète des milliers de fois. Cela se passe dans le seul monde que nous ayons. »

Les deux cinéastes abordent ensuite l’Inde par une succession de personnages et d’histoires. À la frontière de la fiction et du documentaire, leurs films construisent une forme de conte philosophique. Cependant, là où Roberto Rossellini cherche la vérité de l’Inde en décrivant un ordre des choses, Johan van der Keuken se fond dans le chaos indien pour en exprimer la complexité. Le documentariste multiplie les fausses pistes et les images, comme autant de clés de lecture. La caméra cadre, décadre et recadre les corps de jeunes gens s’entraînant à un sport de combat, les yeux immenses d’une danseuse, les garçons aux ablutions… Des objets filmés comme des personnages apparaissent de façon récurrente pour nous donner à penser : le fragile pont de bois, la vaillante bicyclette verte, les élégantes sandales de la fille sur le scooter.
Soudain, Johan van der Keuken rompt le charme par une succession de plans de mendiants et de corps estropiés. Un homme-tronc fixe longuement la caméra depuis le trottoir grouillant, sans qu’aucun commentaire n’accompagne la scène. Dans un déferlement d’images au tempo free jazz, les corps de la misère succèdent aux chorégraphies raffinées. Un plan s’attarde sur le masque flamboyant d’un acteur du théâtre kathakali, puis le film s’achève sur un enfant puisant l’eau d’un puits… Nous voilà revenus au début de l’œuvre : le cinéaste s’est réapproprié la fable. « L’œil » au-dessus du puits est bien celui de Johan van der Keuken.

Annick Peigné-Giuly
Article paru initialement dans le numéro 25 du magazine de ligne en ligne.

Publié le 12/01/2018 - CC BY-SA 3.0 FR

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