Sélection

Appartient au dossier : Le cinéma documentaire selon Claudine Bories et Patrice Chagnard

Claudine Bories et Patrice Chagnard : quand deux cinéastes se rencontrent

Deux cinéastes avec chacun une œuvre singulière et très personnelle derrière lui, peuvent-ils faire œuvre commune ? Deux démarches distinctes et remarquables peuvent-elles se fondre en une seule ? C’est ce qu’ont réussi Claudine Bories et Patrice Chagnard et qui a fait le succès de leurs derniers films Les Arrivants et Les Règles du jeu réalisés ensemble. C’est tout l’intérêt de cette rétrospective qui leur est consacrée cette année par la Bibliothèque publique d’information à l’occasion du Mois du film documentaire. Une rétrospective qui raconte l’histoire de deux itinéraires qui se nouent autour d’une même croyance.

Dans les années 1970, Claudine Bories a filmé les Femmes d’Aubervilliers dans la rue, Patrice Chagnard a filmé les Travailleurs d’Escaudain à l’usine. Des ouvriers et des ouvrières. Sans se connaître, ils ont la même intention : filmer celles et ceux qui étaient exclus du récit officiel, exclus de l’Histoire. Dans ces premiers films se lit une même détermination qui leur fait dire aujourd’hui ensemble que « Filmer c’est d’abord prendre parti » et que « le cinéma documentaire engage celui qui le fait et celui qui le voit ». Claudine Bories, comédienne, participe à l’implantation du théâtre dans les banlieues ouvrières. C’est ce monde ouvrier qui est le sien qu’elle choisit de filmer, à qui elle choisit de donner la parole.

Patrice Chagnard parcourt le monde, l’Afrique, l’Inde, le Brésil, à la rencontre d’un « autre », loin de l’Occident. À l’écoute d’une parole étrangère qui appréhende la vie autrement.
En 1981, tous deux sont primés au festival Cinéma du réel. Elle pour Juliette du côté des hommes, lui pour Quelque chose de l’arbre, du fleuve et du cri du peuple. Ici ou là-bas, au fondement du geste cinématographique de l’une et de l’autre, il y a la croyance qu’il s’agit d’abord d’écouter. De faire émerger une parole, de la mettre en scène et permettre à celui qui parle de devenir acteur de sa propre vie. Ils se rencontrent au début des années 1990. Au sein de l’association Addoc2 , ils participent alors au renouvellement du cinéma documentaire en France.

Monsieur contre Madame de Bories et Le Convoi de Chagnard marquent leurs premières collaborations. Sortis en salle à la fin de ces années 1990, ces films sont portés par la farouche volonté d’interroger le réel plutôt que d’en rendre compte. Un travail de représentation qui transforme les personnes filmées en personnages de cinéma. On y reconnaît ce qui fera la force de leurs films communs qui construisent un espace filmique dans lequel il est possible d’explorer le territoire de l’autre sans jamais le réduire, un espace où la réalité prend forme de légende. L’intensité de leurs films Les Arrivants et Les Règles du jeu tient à cela : ils sont nés d’un désir commun et de la somme de deux désirs distincts. Car Bories et Chagnard ne se sont pas fondus en un, ils sont deux, deux cinéastes qui font des films ensemble. Et l’ensemble de leur œuvre raconte une histoire, celle d’une mémoire collective, celle des invisibles, des sans voix dont ils ne cessent d’être les témoins.

Catherine Bizern

Publié le 06/11/2017 - CC BY-NC-SA 4.0

Sélection de références

Juliette du côté des hommes

Juliette du côté des hommes

Claudine Bories
Les Films de l’Arquebuse, Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, 1981

Après Femmes d’Aubervilliers tourné en vidéo dans la rue et dans l’élan pour capter une parole spontanée, Claudine Bories choisit un parti-pris inverse: elle décide de filmer quelques hommes et seulement des hommes. Elle les filme dans un dispositif construit de parole et de montage. Ce qu’elle cherche à faire émerger, c’est du « masculin intime ». Elle veut entendre ce qu’il en est du désir de ces hommes, de leurs espoirs, de leurs peurs. En employant une méthode d’entretien qui s’inspire de la psychanalyse, elle tente de solliciter une parole vraie, qui serait celle d’une première fois. Visages filmés en gros plan, confrontés à un univers d’images qui évoque les rôles dans lesquels ces hommes sont enfermés mais qu’il s’agit, le temps du film, de « trahir ». Le film est une exploration amoureuse à la rencontre de cet « autre humain » qu’est l’homme pour elle. C’est bien une femme qui interroge des hommes sur leur intimité d’homme, c’est bien à une femme qu’ils acceptent de se livrer, mais c’est une relation d’individu à individu, d’égal à égal qui est filmée, dans un désir de partage et de fraternité.

Tourné en 16 mm, Juliette du côté des hommes a été primé au festival Cinéma du réel en 1981.

Quelque chose de l’arbre, du fleuve et du cri du peuple

Quelque chose de l’arbre, du fleuve et du cri du peuple

Patrice Chagnard
CFRT, TF1, 1981

Quelque chose de l’arbre, du fleuve et du cri du peuple est tourné au Brésil où Patrice Chagnard voyage pendant trois mois avec une équipe. Guidé par Pedro Casaldaliga, un évêque révolutionnaire, poète et mystique, il rencontre des paysans qui au sein de communautés de base sont engagés dans un mouvement de conscientisation politique. Patrice ne choisit pas seulement de filmer un territoire autre, il s’immerge dans cette réalité lointaine, et la raconte pour témoigner d’un processus politique. Le film est construit en trois chapitres, qui correspondent à trois moments d’un même combat d’émancipation : d’abord le constat d’un désespoir individuel, puis l’émergence d’une parole collective, et enfin un acte de résistance. Trois récits, recueillis dans trois communautés différentes racontent ainsi la naissance d’un peuple ou plutôt la naissance d’un peuple à la conscience d’être un peuple. Le cinéaste accompagne un poète populaire. Ensemble, ils rendent la parole possible parce qu’il sont là pour l’entendre, pour la recueillir, pour en témoigner. Cette parole est d’autant plus précieuse que ces paysans opprimés parlent pour la première fois. Ils cherchent leurs mots, ils s’encouragent les uns les autres, ils doivent vaincre leur peur, car ils savent qu’en parlant ainsi ils prennent un risque. Devant la caméra, ils construisent pour eux-mêmes le récit de leur propre histoire. Leur parole est un acte, elle fait partie de la lutte, elle a quelque chose d’universel.

Tourné en 16 mm, Quelque chose de l’arbre, du fleuve et du cri du peuple a été primé au festival Cinéma du réel en 1981.

Bondy Nord, c’est pas la peine qu’on pleure

Bondy Nord, c’est pas la peine qu’on pleure

Claudine Bories
Les Films d’ Ici, Périphérie, FAS (Fonds d’action sociale), France 3, 1993

Dès ses débuts, Claudine Bories est présente dans ses films de manière affirmée. C’est elle qui interpelle, interroge, fait advenir la parole, dans une relation directe, immédiate à « ses » personnages. Dans Bondy Nord, c’est pas la peine qu’on pleure, elle devient elle-même personnage de son film, entrant dans le cadre au milieu de ses protagonistes dont elle est « la frangine », participant avec eux d’une même énergie à croire en la vie, la solidarité, le combat. Le monde ouvrier que Claudine s’attache à rendre visible dans ce film de 1993 n’est pas encore disloqué, il réunit le peuple quelle que soit son origine. Il est loin du pouvoir culturel, économique et politique, mais il est rassemblé dans un même corps social. Et pour Claudine, le cinéma est le lieu de son incarnation peut-être plus encore que de sa représentation.

Jérusalem

Jérusalem

Patrice Chagnard
Les Films d’ Ici, La Sept Arte, 1999

Tandis que jusque-là Patrice Chagnard travaillait avec une équipe – un chef opérateur et un ingénieur du son – il se prête, dans le cadre d’une série documentaire diffusée sur Arte, à l’exercice de filmer seul. Selon le principe de la série, le cinéaste avec sa « caméra-stylo » rend compte de ses impressions de voyage. Patrice Chagnard choisit trois villes : Istanbul, Katmandou et enfin Jérusalem. Le cinéaste s’exerce à un cinéma « sans filtre », dans un rapport frontal à ce qu’il filme, et la présence d’un « je » assumé.

Dans Jérusalem, cette expérience nouvelle est aussi une confrontation avec la violence, la violence intrinsèque à la ville, la violence aussi de l’autre qui ne veut pas du champ cinématographique. L’espace entre le filmeur et le filmé devient le lieu d’un affrontement, non plus celui de l’empathie comme dans les films précédents du cinéaste. Le film est alors un corps-à-corps provoqué par le réalisateur. En prenant la caméra, plus encore qu’en prenant la parole à la première personne, Patrice se dévoile en tant qu’acteur de son propre film.

Les Arrivants

Les Arrivants

Claudine Bories et Patrice Chagnard
Les Films d’ Ici, Les Films du Parotier, AMIP (Audiovisuel Multimédia International Production), 2009

Pour Claudine Bories et Patrice Chagnard, il s’agissait de faire des films qui seraient autre chose que ceux que l’un et l’autre auraient fait seuls. Pour cela, il leur fallait non pas renoncer à être un auteur, mais parvenir à l’être davantage ensemble. C’est à partir de cette croyance qu’ils vont réaliser Les Arrivants, dans une plateforme d’accueil pour des familles qui demandent l’asile en France.

Le choix du sujet est le lieu de convergence de deux regards : pour Patrice, Paris est le port d’arrivée de tous ces gens qu’il était allé filmer au bout du monde et qui désormais habitaient le quartier d’à côté. Pour Claudine, ils venaient se mêler à la population la plus modeste de Paris et construisaient avec elle le peuple d’aujourd’hui. Il fallait donc trouver le lieu de la rencontre. Ce fut ce centre d’accueil pour demandeurs d’asile, où les migrants débarquent littéralement. D’emblée surgit alors la dimension politique de la problématique de l’exil et de l’accueil, puisqu’ici autant que d’accueillir il est question d’exclure et de trier. Il s’agit donc de filmer les migrants mais aussi dans un mouvement panoramique de filmer ceux qui derrière le comptoir les accueillent. Il s’agit de filmer la scène, celle du choc, du frottement, celle qui révèle des personnages, une scène dont la construction devient centrale dans le cinéma de Bories et Chagnard : la scène du récit.

Le récit est au cœur du film Les Arrivants d’autant plus que le récit du film est porté par les récits des migrants qui doivent leur permettre d’obtenir le statut de réfugié. Vrai récit, récit inventé, récit reconstitué, la parole est ici écoutée, crue, mise en doute. Le film met en scène la question du mensonge et de la vérité. Celle qui peut se dire, celle qui ne se dit pas, celle qui a été entendue sans qu’elle fût dite. La vérité est une démarche, une expérience qui sans doute ne peut se vivre que lorsqu’il est possible d’en douter, ne peut se montrer qu’à l’endroit du frottement. C’est ce que le cinéma de Bories et Chagnard expérimente désormais.

Les Règles du jeu

Les Règles du jeu

Claudine Bories et Patrice Chagnard
Ex-nihilo, Les Films du Parotier, 2009

Les deux cinéastes abordent Les Règles du jeu avec le désir de travailler dans la continuité du film précédent, pour tenter d’aller plus loin dans leur questionnement et d’en épurer la forme. Après l’exil et l’accueil, ils prennent pour sujet le travail et la jeunesse populaire, avec la volonté de poursuivre le portrait de la société contemporaine et d’en pointer les rouages et les mensonges.

Les Règles du jeu sont celles que, dans un cabinet de placement, on tente d’inculquer à des jeunes sans emploi et sans diplôme afin qu’ils décrochent un travail. Tout comme dans Les Arrivants, en mettant en place une scène où le cinéma direct peut s’approcher au plus près des personnages de la réalité, les cinéastes s’attachent à rendre visible ce qui se joue entre deux personnes qui parlent ensemble. Dans ce dispositif, au tournage, les places de Bories et Chagnard sont limpides. Il est à l’image, en prise directe avec un réel dans lequel il entre avec la caméra. Elle fait l’aller-retour entre ce qui se passe, ce qui va se passer, ce qui pourrait se passer, et ce que Patrice capte à la caméra. Dans cette double présence se fabriquent un équilibre et une bienveillance.

Les Règles du jeu est un film qui cherche l’épure et une certaine abstraction, il se construit de moments en moments dans le dépouillement du plan, sous forme de tableaux successifs, des blocs d’espace-temps, dans lesquels se crée la tension du cinéma. Rien de spectaculaire, sinon filmer la relation, les visages, la parole, les silences. Y être attentif dans la justesse de l’écoute, d’une présence à la fois engagée et retenue et dans l’attente confiante que dans la tension fabriquée par le cinéma apparaîtra quelque chose de l’ordre de la vérité.

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet