Interview

Appartient au dossier : Voir, entendre et raconter Mai 68 Cinéma du réel 2018

68, loin du centre

Cinéma - Politique et société

Federico Rossin

Que s’est-il passé en Inde ou au Mexique en 1968 ? Comment et pourquoi les cinéastes de ces pays entrent-ils en rupture avec les institutions ?
Le Cinéma du réel 2018 renouvelle les perspectives cinématographiques sur 68, loin des images de grèves et de barricades qui évoquent les événements en France. Pour Balises, Federico Rossin revient sur ses choix de programmation, où la révolution des consciences se joue avant tout dans l’exploration de nouvelles formes documentaires

Capture du film Monangambee, de Sarah Maldoror
Monangambee, de Sarah Maldoror, Algérie, 1969

En quoi les films de votre programmation traversent-ils les frontières ?

Je voulais aller au-delà de l’Europe et des États-Unis, pour ne pas travailler sur des corpus déjà connus, et pour considérer 68 comme un événement global. Qu’est-ce qui a existé ailleurs, en Afrique, en Amérique du sud, au Japon, en Inde ou au Mexique ? Comment ces événements ont-ils été figurés par une génération de cinéastes venant du cinéma, mais aussi des arts plastiques ?

Tous ces réalisateurs ont traversé les frontières formelles, en allant au-delà d’un cinéma documentaire qui avait notamment hérité des codes très institutionnalisés du cinéma militant. Utiliser un langage figé, c’est participer au discours du pouvoir. Autrement dit, rester muet. Pour retrouver une voix, il faut réinventer des dispositifs cinématographiques, en proposant des formes nouvelles, ou en réactivant des traditions perdues, comme celle des avant-gardes des années vingt.

Quelles nouvelles formes documentaires apparaissent à la fin des années soixante ?

Les cinéastes tentent d’appréhender un monde qui est en panne et qu’il faut réactiver. Pour ce faire, iIs utilisent des dispositifs de distanciation au réel, comme le collage, les surimpressions, les films sur deux écrans ou plus… Pour écouter mieux, ils désynchronisent le son. Pour voir le temps se dérouler, ils rompent la linéarité du montage. Ils se définissent par la rupture. La notion de « film-essai » est très efficace pour définir le cinéma de cette période, qui montre les choses d’une manière « excentrique » – autrement dit, loin du centre.

Les films collectifs se développent aussi. Par exemple, El Grito (« Le Cri », 1968) est un film mexicain signé par Leobardo Lopez Arretche, mais en réalité cette œuvre est issue du travail de plus d’une vingtaine d’étudiants. Plusieurs d’entre eux ont filmé en 16 mm les manifestations à Mexico contre les Jeux olympiques, et particulièrement pendant la fusillade sur la place des Trois Cultures dans le quartier Tlatelolco. Tout de suite après, ils ont décidé de monter un film, en assemblant tout ce matériel. Il en résulte une œuvre avec une puissance et une colère incarnées dans un geste cinématographique, par des gens qui risquaient leur vie avec la caméra. Comme beaucoup de documentaires à cette période, c’est aussi un film en train de se faire. Il permet d’engager une réflexion sur le médium lui-même : qu’est-ce que le documentaire, qu’est-ce que ce langage ?

La pellicule reste le support privilégié pour filmer, et la vidéo commence tout juste à être utilisée aux États-Unis et en Europe, à cette époque. Néanmoins, les premières bandes vidéo documentaires engagent déjà une réflexion sur ce support et sur sa diffusion. Dans Munich (1972) par exemple, Carole Roussopoulos questionne la télévision et l’image médiatique. Le médium télévisuel est occupé par le pouvoir, alors ce n’est pas un espace de diffusion. Il faut le détourner, le casser, le faire exploser. Quels lieux de diffusion réinventer dès lors ? 

Quelles autres thématiques ces films mettent-ils en avant ?

Les films indiens engagent une réflexion particulièrement forte sur le rapport aux institutions. En effet, Pramod Pati, Sukhdev, ou S.N.S. Sastri ont tous travaillé avec une institution d’État, The Films Division of India, qui les finançait depuis sa fondation en 1948. À part l’Union soviétique, aucun État au monde n’a produit autant de documentaires que l’Inde. Il faut dire qu’à cette époque, contrairement aux cinéastes européens, les réalisateurs indiens n’avaient aucun moyen d’avoir une caméra en dehors de l’institution. Pourtant, cette génération de cinéastes qui commence en 64-65 s’est rendu compte que le cinéma pédagogique, didactique, promu par l’État, et qui traitait le peuple comme un bon élève, n’avait plus aucun intérêt pour les Indiens. Ils sont donc entrés dans un processus de réinvention subversive du médium, tout en travaillant au sein de Films Division.

C’est particulièrement intéressant parce qu’en Inde, il n’y a pas eu de 68 politique et social. La révolution cinématographique a eu lieu, mais la société indienne, à ce moment-là, était bloquée. D’ailleurs, la plupart de ces films ont ensuite été censurés, ou mis au tiroir. Il est d’autant plus important de les montrer aujourd’hui.

Publié le 23/03/2018 - CC BY-NC-SA 4.0

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