Ce qu’il reste de la folie
de Joris Lachaize, avec Khady Sylla, Thierno Seydou Sall, Joe Ouakam

​Sortie en salles le mercredi 22 juin 2016.

Entre 2011 et 2014 Joris Lachaise filme l’hôpital psychiatrique de Thiaroye près de Dakar au Sénégal.  Sa caméra nous immerge dans ce lieu où se mêlent et s’entrechoquent  l’approche occidentale de la maladie mentale et le recours aux pratiques médicales non conventionnelles des tradithérapeuthes. Pour nous guider dans cet univers Joris Lachaise a fait appel à Khady Sylla (1963-2013) écrivaine et cinéaste sénégalaise.

Photo du film Ce qu'il reste de la folie
Ce qu’il reste de la folie : N’Doep © ED Distribution

L’Avis de la bibliothécaire

Une porosité problématique

Le film, sans aucune voix off qui viendrait expliquer, commenter, mettre à distance, tient par la force de son montage qui délimite et confond à la fois deux espaces : celui de l’hôpital circonscrit par  des murs d’une blancheur surexposée, aveuglante et celui, extérieur à l’hôpital, où ont lieu des séances de désenvoûtement ainsi que les rencontres entre Khady et l’artiste Joe Ouakam.
Même si, en étant juxtaposés, les deux espaces ont l’air de s’opposer, le travail de Joris Lachaise tente de révéler une perméabilité entre la psychiatrie venue de l’Occident et les modes de pensée et les pratiques traditionnelles dans le Sénégal d’aujourd’hui. Cette porosité ne se fait pas sans heurts. Les premières minutes du film nous confrontent à la brutalité que peuvent revêtir les modes de soins venus de l’Occident, la médecine « moderne » : la chambre de force, la cellule, la contrainte, la mise à l’isolement que nous retrouverons dans d’autres scènes du film. De même le recours aux médicaments emblématiques du traitement des psychoses tient une place importante dans l’économie du film. A côté, comme en vis-à-vis,  la réponse traditionnelle aux désordres mentaux : le recours aux guérisseurs, à l’Islam, aux Évangélistes.
Ainsi la société sénégalaise apparaît-elle comme diverse, protéiforme, écartelée entre différents modèles culturels et cependant ouverte aux zones de contact. Cela tient pour une part à l’histoire de la psychiatrie au Sénégal et au rôle majeur que joua, dès la fin des années 1950, Henri Collomb (1913-1979), neuropsychiatre qui rompit avec la psychiatrie coloniale en intégrant aux soins la culture des patients. L’empreinte de Collomb, fondateur de l’Ecole de Dakar,  s’incarne aussi à Thiaroye par la présence de l’accompagnant, ce proche du patient qui vient et vit avec lui à l’hôpital, le lien avec l’entourage n’étant donc pas brisé.
Le travail de Joris Lachaise montre ce qu’il reste de cette influence  tout en interrogeant les maladies mentales dans un pays anciennement colonisé et imprégné de pratiques magiques. La caméra au plus près des visages, comme happée par eux,  donne la parole aux patients qui, bien souvent, remettent en question les soins légués par l’Occident tandis que les soignants, psychiatres et infirmiers, face à l’inefficacité des traitements médicamenteux, ont recours au service de guérisseurs qui pratiquent le « N’Doep », transe thérapeutique des Lébous, peuple de pêcheurs du Sénégal, qui peut permettre la guérison des maladies mentales et la réinsertion sociale. Les méthodes d’exorcisme venues de l’Islam et du Christianisme font également partie des outils thérapeutiques et s’invitent aussi à Thiaroye. Cependant ce qui de bout en bout transperce de ce voyage dans un territoire de la folie est la violence, violence dans les visages, dans les mots, dans les gestes qu’ils viennent d’un rituel (le sacrifice d’une chèvre) ou d’un soin intrusif (un neuroleptique administré sans ménagement dans une cellule). 

Trois présences entre paroles et silence

La grande force du film tient aussi à trois présences, trois rencontres du réalisateur. Khady Sylla, personnage central, double du réalisateur, est en quelque sorte son accompagnante à Thiaroye.
Ecrivaine et réalisatrice (on lui doit, entre autres,  « Une fenêtre ouverte » film sur ses souffrances mentales, Prix Premier au FID de Marseille en 2005), Khady Sylla fut soignée à Thiaroye par  le Dr Sara, doyen de l’hôpital, son psychiatre pendant dix-huit ans. Personnage hors-norme, étrangère à toute convention, artiste à la sensibilité exacerbée, Khady est le fil conducteur à Thiaroye qu’elle connaît pour y avoir été internée. Elle peut ainsi avoir un double point de vue : celui de la patiente qui de l’intérieur a vécu les soins dispensés à Thiaroye et en connaît les mécanismes et celui, extérieur à l’établissement,  d’une observatrice, distanciée de la psychiatrie. Entre proximité et écart, son regard est d’une lucidité saisissante.
Deux autres personnes, toutes deux liées à Khady Sylla, sont essentielles au film : le poète Thierno Seydou Sall et l’artiste Joe Ouakam.
Thierno, interné en psychiatrie à Dakar à la fin des années soixante-dix est aussi animé de questionnements sur la maladie. Intellectuel et patient comme Khady, il n’hésite pas à dire que les traitements médicamenteux sont « une centrale nucléaire chimique ».
Joe Ouakam, ancien patient également, sur lequel s’ouvre et se clôt le film, est, lui,  une figure du silence. Dans sa cour, lieu refuge, lieu extraordinaire, lieu où les objets, les sculptures sont prolixes, lieu de luxuriance artistique, dans sa cour Joe Ouakam est comme un gardien du temps et des traditions ancestrales. Artiste atypique, peintre, sculpteur, acteur, dramaturge, reconnu nationalement et internationalement, coiffé d’un béret, portant costume et amateur de tabac, Joe Ouakam promène sa silhouette longiligne et élégante. Il est « la figure de l’artiste qui déjoue théâtralement les convulsions de la folie pour finalement les transcender » (J. Lachaise in Journal quotidien du FID, 2 juillet 2014). Cet homme au mutisme déconcertant qui vit entouré de ses œuvres tel un mystique bouleverse Khady aux larmes. En fin de film, s’adressant à Thierno, il brisera son silence en lui disant « la folie n’existe pas, mon enfant » accompagnant ses mots de gestes magiques. Thierno interrogatif se laisse faire et nous, spectateurs du film,  par ce rituel, nous sommes renvoyés à ces zones opaques de l’être où toute certitude vole en éclats.

Rappel 

Ce qu’il reste de la folie, de Joris Lachaise, production KS Visions, Babel XIII, Guiss Guiss Communication, 2014, 1 h 40 min
Distribué en salles par ED Distribution

Distinctions : FID (Marseille) 2014, Grand Prix de la compétition française, Prix Renaud Victor ; FIFAM (Amiens) 2015, Mention spéciale du Prix documentaire sur grand écran ; CINEMIGRANTE (Buenos-Aires, Argentine) 2015, Prix de la compétition internationale long métrages ; DOK FEST (Munich, Allemagne) 2015, Premier Prix de la compétition VIKTOR DOK.HORIZONTE

Publié le 15/06/2016 - CC BY-SA 4.0

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