Où en êtes-vous Marie Voignier ?

Entretien avec Marie Voignier qui a réalisé les films « Hinterland » et « L’hypothèse du Mokélé-Mbembé ».

Photo extraite du film Hinterland
Hinterland, Marie Voignier, 2009

Comment avez-vous choisi les sujets d’Hinterland et L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé ?

Pour Hinterland, c’est grâce à un article dans la presse qui annonçait l’inauguration de ce parc aquatique tropical, à Krausnick, près de Berlin. Il contenait deux petites photos, l’une vue de l’intérieur, l’autre de l’extérieur, avec le créateur en doudoune qui déclarait qu’en Allemagne il faisait trop froid et qu’il fallait amener les tropiques à domicile. J’ai découpé l’article et je l’ai gardé plusieurs années avant de me décider à faire des recherches sur ce drôle de parc. En découvrant toute l’histoire de cette ancienne base militaire soviétique, je me suis dit que ce lieu avait une épaisseur historique plutôt insolite, c’est ce qui m’a donné envie de faire le film.

Pour L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé, c’est en m’intéressant à la cryptozoologie, l’étude des animaux qui ne sont pas reconnus par la zoologie académique. Je suis allée à un colloque à Berlin où il y avait une présentation des travaux de Michel Ballot sur la recherche du Mokélé-Mbembé au Cameroun. Il était l’un des rares cryptozoologues à se rendre sur le terrain. Je suis donc allée le rencontrer pour lui proposer de faire un film.

Dans L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé, le film suit ce cryptozoologue parti à la recherche d’une créature qu’on ne voit jamais. Est-ce une dimension qui vous a intéressée, en tant que « faiseuse d’images » ?

L’invisible est un vrai sujet de cinéma, beaucoup plus que le visible. Ce qu’on ne voit pas mobilise tout un tas de récits et de façons de représenter la chose qu’on ne peut pas voir. Ce qui m’intéresse dans la cryptozoologie, c’est la façon dont les personnes mettent en œuvre tout un ensemble de moyens scientifiques ou farfelus pour trouver quelque chose de très hypothétique. Dès le début, le film était vraiment orienté vers la question de la quête, de la recherche et de la croyance d’un homme, beaucoup plus que sur la bête.

Hinterland parle d’un endroit paradisiaque créé de toutes pièces sur des vestiges militaires de l’ancienne RDA. Qu’aviez-vous envie de dire à travers ce film ?

Il n’y a pas de message. J’essaie seulement de comprendre tout ce qui s’est passé à un endroit et comment toutes ces couches, tous ces sédiments d’histoires se font écho ou sont imbriqués les uns aux autres. C’est plutôt une recherche qu’une envie de dire quelque chose.

Qu’est-ce qui déclenche votre envie de filmer ?

Dans ces deux films se jouent des questions de mise en scène cinématographiques. Pour Hinterland, ce qui m’intéresse quand je lis l’article pour la première fois, c’est la façon dont on crée un décor et un récit complètement artificiel à l’intérieur d’une petite bulle. Bien sûr cela ne suffit pas pour faire un film. Il y a des parcs d’attraction partout. Ce qui devient intéressant, c’est quand cela s’ancre dans une réalité historique qui est celle de l’Allemagne de l’est, de l’après-guerre, de la xénophobie. Il y a ce lien du cinéma avec le monde. Dans L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé, c’est un peu la même étincelle qui allume le moteur, l’idée d’une quête de quelque chose qu’on n’a jamais vu. Pour moi, cela questionne le dispositif cinématographique. Michel Ballot, dans sa recherche, mobilise aussi des questions de mise en scène, notamment à travers son journal filmé dont il y a quelques extraits dans le film. C’est sans doute pour cela que je me suis intéressé à lui plutôt qu’à un autre cryptozoologue.

Quel regard portez-vous sur ces deux films aujourd’hui, 8 à 10 ans après le tournage ?

Un film parle toujours d’un instant « T ». Voilà comment à cet instant je mettais en scène et en images une situation qui m’intéressait. Evidemment, entre chaque film, on change, on grandit, on évolue. Je ne ferais sans doute aucun de mes films de la même façon aujourd’hui qu’à l’époque où je les ai faits. Chaque fois le film cristallise une réflexion inséparable du moment où il a été fabriqué.

Quelle place occupe le cinéma documentaire dans votre travail d’artiste plasticienne ?

Dans l’immense majorité de mes films, il y a à la base une méthodologie de travail qui s’apparente à celle du cinéma documentaire. Il y a assez peu d’acteurs, de scénario pré-écrit. Pour moi, c’est très important. Regarder du cinéma documentaire, c’est ce qui m’a formé. Et ce qui continue de m‘intéresser le plus, c’est la façon dont le cinéma rencontre des situations réelles, ce qu’il en fait et comment il met en forme ces rencontres.

Dans le cadre du Prix Marcel Duchamp 2018, votre film Tinselwood est visible dans la Galerie 4 du Centre Pompidou jusqu’au 31 décembre 2018, pouvez-vous nous présenter ce travail ?

Tinselwood est un film que j’ai tourné quasiment sur les mêmes lieux que L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé. J’ai souhaité retourner voir les personnes que j’avais rencontrées lors du tournage afin de collecter des témoignages et des récits sur la présence française dans cette région. C’est un endroit très enclavé, très différent des centres urbains, coupé du reste du pays. Il y a très peu de routes et des difficultés pour s’approvisionner en eau et électricité. En rentrant du tournage de L’Hypothèse de Mokélé-Mbembé, j’ai lu plusieurs livres sur l’histoire du Cameroun et sur l’histoire de cette région en particulier. J’ai donc pu mesurer la brutalité de la présence française, ce dont je n’avais pas conscience quand j’étais sur place. J’ai eu envie d’y retourner parce que je ne pouvais plus voir les choses de la même façon, par exemple la route qu’on emprunte tout le temps dans L’Hypothèse du Mokélé Mbembé a été construite grâce au travail forcé des populations. Cela a suscité chez moi un sentiment d’inachèvement, de ne pas avoir mesuré et compris l’ampleur de la situation historique. Je suis revenue pour entendre les gens parler de leurs souvenirs de cette présence française. Cela a donné lieu à un livre, La piste rouge (Editions B42), et à ce film, Tinselwood, que j’ai orienté vers le présent, en essayant de voir comment les traces de cette histoire pouvaient être présentes ou pas dans le paysage et dans les activités des habitants de la région en lien avec la forêt, que ce soit la culture du cacao, l’exploitation forestière ou encore la sorcellerie, qui est une autre façon d’interagir avec la forêt.

Quels sont vos projets ?

Je travaille actuellement sur un film en Chine. Je me suis intéressée aux Camerounais et à tous les ressortissants de pays africains qui partent en Chine pour y faire commerce.

Publié le 14/12/2018 - CC BY-SA 4.0

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